Bien. Le premier tour est passé [1]. Il a donné lieu à des confirmations, quelques surprises et de nombreux commentaires, comme c’est le cas après chaque premier tour d’élections, sur la fiabilité des sondages et les possibles reports de voix. Je voudrais, quant à moi, tirer parti de ces résultats pour signaler un phénomène que j’ai vu poindre dans les années quatre-vingt-dix, qui a lentement progressé depuis, et qui se conclut maintenant dans ceci : il n’y a plus, en France, d’extrême droite ni d’extrême gauche. Je ne dis pas qu’il n’y en a jamais eu, je ne dis pas qu’il n’y en aura pas dans l’avenir, je dis que, électoralement, il n’y en a plus [2]. Il y a, dans le camp de droite, une droite classique et une droite radicale, dans le camp de gauche, une gauche classique et une gauche radicale, mais point d’extrémisme. Il y a des différences à l’intérieur de chaque camp entre les postures classiques et radicales, des frontières poreuses entre celles-ci, voire des imbrications, le tout étant baigné dans un vague discours populiste. Avancer un tel propos exige que l’on s’explique. Je m’en vais le faire tout à l’heure. Mais auparavant, je voudrais faire deux ou trois remarques plus ponctuelles sur ces résultats au regard de ce que furent mes notes précédentes.
J’ai dit à propos des sondages d’intention qu’il ne fallait pas confondre intentions de vote d’un panel d’électeurs et votes effectifs des électeurs. Cela paraît une évidence et c’est ce qui explique certaines surprises. Mais j’ai également précisé que les sondages d’intention deviennent de plus en plus fiables au fur et à mesure qu’on s’approche de l’échéance électorale, parce que les sondés se sentent eux-mêmes plus proches de l’acte de voter. Si maintenant l’on compare les sondages d’intention avec les sondages d’estimation [3] et surtout les résultats, et qu’on les croise avec les catégories d’électeurs que j’ai décrites, on perçoit deux choses : l’une, que, pour chaque candidat, il y a une base électorale que constitue la catégorie des "convaincus" formant un socle relativement stable ; l’autre, que les écarts entre les intentions et les résultats tiennent aux votes des "fluctuants", instables et imprévisibles, car ceux-ci dépendent de divers facteurs.
Voyez. Sarkozy et Hollande, à proximité du premier tour, se tenaient les coudes. Non qu’ils fussent amis, mais ainsi le voulaient les intentions de vote. Au final, l’écart entre les deux, malgré quelque commentaires outranciers, n’est pas si grand : un point et demi (en 2007, au premier tour, 5 points entre Sarkozy et Royal). Cela correspond aux dernières courbes des sondages au profit de l’un ou de l’autre (entre 27 et 29%). On peut faire l’hypothèse que sur des bases de 25-27%, pour chaque candidat, il s’agit là du vote des "convaincus" (au sens large). Cette même hypothèse vaut pour les petits candidats dont les résultats sont proches des sondages d’intention. Ce qui veut dire, par la même occasion, que le résultat final qui départagera ces deux candidats viendra des "fluctuants" (transferts et indécis). Je reviendrai là-dessus. La surprise est venue des scores de Mélenchon et Le Pen, ce qui ne doit pas étonner. D’abord, et certains sondeurs le reconnaissent, parce qu’ils étaient des nouveaux venus qui ne proposaient aucunes références antérieures permettant d’opérer des ajustements. Mais surtout, pour moi, cela confirme mon analyse sur le charisme des candidats. J’ai dit que Marine Le Pen avait réussi la dédiabolisation du FN, aux dires même de certains des jeunes militants, et qu’elle faisait preuve d’un charisme populiste propre à séduire une partie de la population sans orientation idéologique. Car finalement, le socle dur du Front nationale a toujours été autour de 10% (mis à part 2002, situation exceptionnelle, Jean-Marie Le Pen était à 10,80% en 2007), c’est-à-dire des "convaincus" de la « préférence française » pour reprendre l’un des slogans de son fondateur, slogan qui résume l’idéologie du parti d’où découle le reste. Ce qui fait que les 4 à 5% supplémentaires de 2002 et 2012 proviennent, non pas tant de "protestataires" comme le disent les sondeurs, mais de ces "fluctuants" de diverses catégories sociales (essentiellement, si l’on en juge par les résultats des élections précédentes, les commerçants, artisans, agriculteurs et chefs d’entreprise) [4], de ceux qui, en mal de pouvoir comprendre et expliquer leur situation de précarité, de chômage, de galère sociale, ou ne supportant pas les impôts et les charges sociales de leur petite entreprise, font un vote de désespoir et se laissent séduire par les sirènes de qui leur propose la solution à leurs souffrances. Et ce, non pas avec un programme ou un projet de société, mais en proposant d’éliminer la source de leur malheur : "l’establishment", le "système". Ces "fluctuants" ne votent pas Marine Le Pen pour ses idées, mais en raison de leurs propres problèmes.
Pour Mélenchon, il est plus difficile de dire quel serait son socle de convaincus. Ce qui est à peu près certain est qu’il a pris la place de l’extrême gauche traditionnelle vu la faiblesse des scores du NPA et de Lutte ouvrière dont le total est de 2%, alors que Besancenot et Laguiller avaient fait quelques 5% en 2007. D’où lui vient donc le reste dont les intentions l’avaient propulsé vers les 14% et dont les résultats le portent quand même à près de 11% ? J’y vois quelque chose de l’ordre de ce charisme douteux dont j’ai donné les raisons dans ma précédente Note. Une fois de plus, le succès des meetings n’est pas un gage de succès dans les urnes. « Enflammer » la Bastille, Toulouse ou Marseille ne garantit pas les bulletins déposés le jour du vote. Certes ils créent une dynamique, ils révèlent des images, mais bien des participants peuvent "être là" pour le fun, comme disent les Québécois, le spectacle, le plaisir, la convivialité, la chaleur de l’instant, le rêve d’un moment. Ce sont là des "fluctuants", peut être plus lucides que ceux de Marine Le Pen, et avec l’énergie d’un espoir utopique.
Bien sûr, il n’y a jamais une seule raison aux phénomènes sociaux et on peut y ajouter : pour Marie Le Pen, la charge virulente contre le président sortant (rappelons-nous le meeting du 12 février, à Lille, avec le carton rouge), qui en entraîné dans son giron des votes de rejet aveugle ; pour Mélenchon, vraisemblablement, une réaction de dernière heure au nom du vote utile qu’a défendu Hollande, et la peur d’un retour de 2002. De plus, chacun de ces candidats a dû bénéficier des quelques voix de ceux qui, délibérément, votent au premier tour pour un candidat qui n’est pas le leur afin d’alerter celui pour lequel ils voteront au second tour.
Quant au score de Bayrou (9,13%), finalement pas si éloigné des intentions de vote (10%), il ne doit pas non plus étonner. Cela confirme mon analyse faite dans la Note sur l’Opinion, comme quoi il n’y a pas de Centre politique en France, et ce malgré le résultat trompeur de 2007 (18,57%) que personnellement j’explique par le désarroi d’une partie de la population devant cet affrontement nouveau entre un candidat brutal et une candidate femme.
Encore une remarque sur la question des reports qui est corrélative de l’analyse des résultats que je viens de faire. Toujours avec la prudence nécessaire pour leur fiabilité, les intentions de report données par les sondeurs sont : pour les électeurs de Mélenchon, autour de 80% en faveur de Hollande [5] ; pour ceux de Le Pen, quelques 50-60% en faveur de Sarkozy et 20% en faveur de Hollande [6] ; pour ceux de Bayrou, un partage entre 32 à 39% en faveur de Sarkozy et 30 à 36% en faveur de Hollande. Pour le report des électeurs de Mélenchon en faveur de Hollande, il y a de forte chance que la proportion soit importante ; pour le report de ceux de Le Pen en faveur de Sarkozy, cela pourrait correspondre au socle des "convaincus" dont j’ai parlé, puisque 60% de 18% représentent un 10 à 12% ; pour le report de ceux de Bayrou, cela correspondrait, d’une part, à cette partie (39%) du Centre qui au final bascule toujours à droite (on ne peut donc pas parler de socle du Centre), d’autre part, aux "fluctuants" des catégories sociales décrites plus haut, qui ne votent guère par conviction idéologique. Attendons de voir les enquêtes qui seront faites après le second tour.
Mais venons-en à ce que j’ai annoncé d’emblée : il n’y a plus, en France, d’extrême droite ni d’extrême gauche. J’ai bien précisé : en France. Le contexte socio-historique qui préside à l’extrême droite d’autres pays n’est pas le même. Dans d’autres pays, il y eu des gouvernements de coalition avec ces partis (Pays-Bas, Autriche, Italie), et des sièges dans les parlements. La situation en France est différente, peut-être du fait de sa tradition jacobine, et républicaine conservatrice, car le parti du Front national n’a jamais participé à aucun gouvernement et n’a pas obtenu de sièges à l’Assemblée nationale (à une exception près entre 1986 et 1988). J’ai également précisé : électoralement. Il y a bien évidemment des partisans, des adeptes, de ces extrémismes qui ont été théorisés par quelques penseurs [7]. Mais je parle ici du phénomène de désaffection d’une partie de l’électorat pour les candidats des partis d’extrême droite et d’extrême gauche. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, là n’est pas la question. Il s’agit de relever les signes qui laissent penser que les discours extrémistes n’ont plus de prise sur la partie de l’électorat qui s’y rattachait.
Je me contenterai, dans cette note de lancer quelques pistes de réflexion que je développerai ultérieurement avec les références adéquates. Voici les quelques signes que l’on peut percevoir dans les discours des meetings, les slogans de campagne et les professions de foi. Je commencerai par montrer en quoi consistent les discours extrêmes avant d’en montrer l’habillage populiste, et comment les discours des candidats y satisfont, car il me paraît nécessaire de dissocier les matrices idéologiques des discours d’extrême droite et d’extrêmes gauche, du discours populiste qui n’est qu’une stratégie de captation du public.
A partir des années 1980, on voit surgir en Europe, des partis dits parfois populistes, parfois d’extrême droite, parfois populistes d’extrême droite. Mais s’ils empruntent aux deux mouvements extrêmes que furent le fascisme et le national socialisme des années 1930, et à celui des mouvements populistes issus du monde agraire aux Etats-Unis et de certaines classes populaires en France (le poujadisme de l’Union de Défense des Commerçants et artisans de Pierre Poujade, en 1956), ces nouveaux partis s’inscrivent surtout contre la social-démocratie, alors régnante un peu partout en Europe, et se démarquent, du moins dans leurs discours, de l’héritage fortement raciste et antisémite de leurs prédécesseurs, même si certains de ces partis y font encore référence.
Le discours de droite, et son surgeon d’extrême droite, repose sur une vision du monde autour de laquelle s’élabore son système de pensée : « la nature s’impose à l’homme ». De cette vision de soumission de l’être humain à l’ordre de la mère nature, découlent les valeurs qui sont défendues, dans un mouvement de conservation de l’état des choses.
Valeur d’ordre, comme étant dans la nature et qu’il faut laisser se déployer sans intervention de la main de l’homme. La métaphore de « l’arbre », comme ordre organique du monde humain, en est le symbole. Observant que tout n’est pas égal dans la nature et que, particulièrement chez les animaux, les rapports entre les individus sont des rapports de force, cela justifierait que, chez les êtres humains, règnent des inégalités de nature et que leurs rapports soient de domination entre les forts et les plus faibles.
Valeur de la famille, c’est-à-dire de la socialité familiale car c’est en son sein que se fabrique l’individu. Dans la pensée de droite ce n’est pas l’individu qui fabrique le groupe mais le groupe qui fabrique l’individu, d’où l’importance de la filiation, de l’inné et du poids de la tradition familiale qui essentialise et le groupe et l’individu dans un destin immuable. Cela justifie un ordre pyramidal au sommet duquel se trouve la figure du patriarche, puissance tutélaire, et en même temps protecteur des membres de sa famille, d’où un corps politique au sommet duquel se trouve le roi, lui-même d’obédience divine, dont les membres sont de sujets faisant acte d’allégeance, mais dont certains, en petit nombre, se trouvent eux-mêmes en position de pouvoir, fondant l’ordre aristocratique. Ce mode d’organisation sociale est reproduit par l’Église (le pape et les clercs), et devient ainsi référence emblématique de cet ordre hiérarchique, même en temps de républiques. C’est le meilleur rempart conte l’anarchisme, et la raison de la lutte contre les corps intermédiaires qui pourraient s’interposer entre le "chef" et ses administrés. Ici se confondent légitimité et autorité, l’une fondant l’autre dans un lieu de pouvoir antirépublicain.
Valeur de travail, dont on pourrait penser qu’elle soit contradictoire avec l’ordre aristocratique, mais il faut l’entendre comme établissant, là aussi, un ordre hiérarchique entre les seigneurs, les maîtres, les chefs, les dirigeants et les exécutants que sont d’abord les paysans puis les ouvriers. Ainsi se justifie une activité productive au service du corps social auquel ceux qui travaillent doivent tout. Cela permet de justifier, sans toujours le dire, l’esclavagisme, le servage puis le travail en usine, toujours au bénéfice des "possédants". En outre, cela assure un ordre dans lequel la parole du chef ne doit pas être mise en cause, excluant ainsi toute organisation de contestation (la haine des syndicats), meilleur rempart contre les mouvements de révolte.
Valeur Patrie, qu’il faut entendre selon le symbole de l’arbre qui ne souffre pas qu’on le déplace ni qu’on le greffe. Le corps social est constitué des enfants de la Nation comme essence fondatrice de son identité. Dès lors, toute ingérence étrangère (cela depuis les Grecques de l’Antiquité) doit être combattue. D’où l’apparition, dans le discours de la droite, de l’ennemi extérieur contre lequel il faut se défendre et qu’il faut chasser hors des frontières du territoire conçu comme l’espace identitaire de la nation. Cela justifie les guerres de défense et même de conquête car l’ennemi ne pouvant être supérieur, il vaut mieux le dominer et l’intégrer ou l’assimiler.
Ces trois valeurs de base qui constituent le corps de doctrine de la droite et qui sont devenues slogan du gouvernement de Pétain, trouvent leur prolongement dans la justification de diverses idées qui seront plus ou moins développées selon les circonstances historiques.
L’inégalité : selon les dogmes de la nature, les êtres ne sont pas égaux entre eux (Le Pen), on n’y peut rien, cela est une essence, marque l’humanité. Il y a donc des races supérieures à d’autres (Guéant), ce qui justifie que, dans un mouvement généreux de civilisation, les premières soient amenées à dominer les secondes, voire à les coloniser, ou, si elles résistent, à les éliminer. Cela crée un esprit d’antagonisme entre groupes sociaux au nom de leur appartenance à une race ou une ethnie : ainsi naît le racisme. Et si cet autre, jugé inférieur, à l’issu de mouvements de migration, prétend se mélanger à la communauté d’origine, "souillant" sa pureté identitaire, alors se crée l’idée d’un ennemi intérieur qu’il faut à tout prix éliminer. Ainsi est né l’antisémitisme qui, pour avoir des racines séculaires, est un mouvement de rejet de ce qui, ayant un certain pouvoir économique et intellectuel (à quoi s’est ajouté pour certains croyants la nature "déicide" de cette population), représente une menace pour l’intégrité identitaire supposée du peuple. Ainsi naissent également tous les massacres de population et les génocides au nom de cet ennemi intérieur qu’il faut éradiquer (communisme, marxisme et autres ethnicismes). La conséquence en est un esprit de xénophobie généralisée, qui prend différentes formes, mais qui est inscrite dans le patrimoine identitaire de cet arbre aux racines "authentiques".
De cet ordre pyramidal immuable, qui exige soumission de la part des subordonnés, sont issues autoritarisme et hiérarchie qui ont trouvé une application au XIX° siècle, dans l’organisation du travail du monde industriel naissant qui séparait le corps des dirigeants des entreprises du corps des exécutants, eux-mêmes hiérarchisés en cadres supérieurs, moyens et ouvriers. Cet ordre hiérarchique se fonde, pour ceux d’en haut, sur le pouvoir financier transmis héréditairement, et pour ceux d’en bas sur le mérite.
A l’inverse du système de pensée de la droite, ce qui fonde la pensée de gauche est que « l’homme s’impose à la nature ». De cette vision du monde naissent des valeurs qui se trouvent dans un mouvement de "progrès" au sens que l’homme, par son savoir faire, doit réduire progressivement les inégalités de la nature : on ne cherche pas à défendre un état des choses mais à le faire évoluer. Si la nature s’expose par des différences et des rapports de force, il convient que l’homme réduise celles-là et lutte contre ceux-ci. Cela explique que les valeurs se configurent diversement autour d’une seule, fondatrice de tout le comportement humain : l’égalité.
Une conception égalitaire des individus vivant en société au nom d’une égale dignité d’être et d’identité de droit dans la participation à la vie de la Cité, dont le modèle (fantasmatique) est la démocratie athénienne (le pouvoir du démos) et la transcendance républicaine (la res-publica), est ce qui confère à tout individu une égale humanité. Cette conception égalitaire s’oppose par conséquent à toute tentative de hiérarchisation des rapports dans la société et à l’exercice d’une autorité qui profiterait de sa position de pouvoir pour soumettre les individus. D’où le rêve des sociétés libertaires et anarchistes du XVIII° siècle qui tentèrent de vivre dans des communautés de partage des activités publiques et privées, et de mise en commun des biens.
L’autre conséquence de l’esprit égalitaire est l’action révolutionnaire. La nature étant inégalitaire au profit des plus forts et certains voulant maintenir cet état de fait, il convient de lutter contre ceux-là mêmes qui veulent conserver leurs privilèges. La seule possibilité, face à ces puissances est : la Révolution. Elle s’accompagne, en son principe, d’une volonté de déposséder les possédants de leurs biens et de les redistribuer entre tous. Ici aussi apparaît un ennemi à abattre, bien davantage intérieur qu’extérieur. On s’oppose aux valeurs de celui-ci et on les combat par tous les moyens, d’où l’organisation d’un contre-pouvoir : face à l’ordre immuable d’une autorité d’origine divine d’où émane un monde social hiérarchisé de nature, la revendication d’une souveraineté populaire qui, se fondant sur l’égalité de droit des citoyens, choisit ses représentants et contrôle l’action politique. Face à une organisation du travail hiérarchisée et soumise aux diktats des patrons, un ordre autogestionnaire, ou du moins la revendication d’un partage des décisions et d’organisation de possibles négociations par l’intermédiaire d’un corps de défense des travailleurs : les syndicats. Et d’une manière générale, face à toute tentative de domination et discrimination, la réponse par l’éducation, l’égale dignité des peuples contre les différences raciales et ethniques (l’antiracisme), et la fin de l’hégémonie d’une croyance religieuse (la laïcité). Cela est censé créer une solidarité internationale entre les pays qui poursuivent un même combat de libération contre l’oppression de systèmes politiques autoritaires (les Printemps arabes), et la défense des classes sociales défavorisées. Dans sa version la plus extrémiste, ce mouvement peut donner lieu à une lutte armée (voir l’anarchisme italien, la guerre civile espagnole), au nom de la révolte mondiale des opprimés et de la lutte contre les oppresseurs de toute obédience.
Dans ma Note sur le "bouc émissaire", j’avais signalé que le discours populiste s’inscrivait dans le discours politique dont la scénarisation consiste à : dénoncer le Mal social dont le peuple est victime, Mal dont on stigmatise les responsables ; promettre la réparation de ce Mal en défendant des valeurs et en proposant des moyens ; faire émerger un leader puissant, seul capable de réparer ce Mal, dont l’image doit être, si possible, charismatique. Le discours populiste joue dans ce même scénario en l’exacerbant, en le poussant à l’excès. Le Mal est « un mal qui répand la terreur morale » dont une certaine partie du peuple est la victime absolue. La cause du Mal se trouve dans les agissements de ceux qui, plus ou moins cachés dans l’ombre, ourdissent un complot contre le peuple avec la complicité des gouvernants qui utilisent l’ennemi intérieur pour se maintenir au pouvoir ; l’ensemble de la classe politique est essentialisée, non plus seulement comme responsable, mais en coupable ; c’est ici qu’apparaît le bouc émissaire comme possible porteur de tous les maux, et qu’il faut faire expier. Les valeurs mises en exergue sont de pureté, laissant espérer un retour vers une origine de nature, un Âge d’or, pour la droite, vers une utopie de lendemains qui chantent pour la gauche. Dès lors, on retrouve dans le discours populiste les thématiques du discours politique poussées à l’extrême : xénophobie et ennemi intérieur ; pouvoir du peuple contre le système ; rôle protecteur de l’État en prise directe avec le peuple, et un leader charismatique.
La xénophobie est traitée en insistant sur tel ou tel de ses aspects, selon les circonstances historiques et sociales que connaît le pays. Mais il s’agit toujours de stigmatiser l’ennemi intérieur, le Grand coupable. Longtemps, ce furent en France les Juifs et le Francs-maçons. Ce sont maintenant les arabes en leur qualité de musulmans, porteurs des ambitions impérialistes et hégémoniques de l’Islam, et qui se manifestent par le terrorisme ou l’invasion migratoire Le pouvoir du peuple, dans une conception populiste, doit s’exprimer directement, car il s’agit de court-circuiter tout intermédiaire entre celui-ci et ses représentants. C’est pourquoi les discours des populistes insistent tant sur le combat contre « le système », dans sa configuration politique : « l’establishment » (nommé « l’établissement » par Jean-Marie Le Pen). Ce serait là, la marque de l’impuissance des dirigeants de l’État-système à répartir les richesses, contrecarrer les effets de la mondialisation et éviter la dépossession des nations. C’est aussi pourquoi le référendum est souvent proposé comme moyen d’expression du peuple et preuve de sa volonté.
La revendication du rôle protecteur de l’État n’est pas la moindre des contradictions du discours populiste, du moins de celui de droite. Car son projet économique —si tant est qu’il y en ait un— se réclame d’un libéralisme économique à l’américaine, avec peu d’impôts et de charges sociales, et d’un esprit de libre entreprise. Mais, en tout état de cause, cet État protecteur doit être en prise directe avec le peuple, doit le soustraire aux influences extérieures (la mondialisation et les diktats de l’Europe) et le protéger des invasions étrangères (l’immigration).
Quant au leader, on l’a dit maintes fois, il doit se présenter comme un chef puissant avec des allures, tantôt de prophète, tantôt de guide, voire de berger menant son troupeau vers de vertes prairies, tout en jouant la proximité avec le peuple, se prétendant enfant du peuple parmi le peuple. Car il s’agit en même temps de dénoncer la coupure que la classe politique dans son ensemble, tous partis confondus, opère entre les élites et le peuple, sous couvert d’une spécialisation et d’une technicité chaque fois plus grande qui justifieraient la professionnalisation des dirigeants et des partis politiques à l’aide d’experts et autres "think tanks". Cela constituerait de fait des oligarchies de gouvernement dans lesquels les spécialistes de la politique se donneraient le mot, dans une sorte de consentement tacite, pour se réserver l’exercice du pouvoir.
On voit que le discours populiste, s’il vient historiquement de l’extrême droite, à des caractéristiques générales qui lui permettent de se marier, à des fins stratégiques, avec l’extrême gauche. Le populisme de droite abhorre l’ensemble de la classe politique et voudrait supprimer les corps intermédiaires. Le populisme de gauche "tape" sur les élites, le patronat, les riches propriétaires, tous les privilégiés et les dirigeants qui les soutiennent (« Qu’ils s’en aillent, tous ! » crie le livre de Jean-Luc Mélenchon). Le populisme de droite veut un État puissant et protecteur, jouant sur l’ambivalence d’un libéralisme qui serait, à la fois, orienté vers le plus grand profit et redistributeur des richesses. Le populisme de gauche, sans véritable projet économique, veut, lui aussi, un État fort, sans économie de marché, mais au service du peuple vers lequel il doit distribuer la richesse. Le populisme de droite défend ce qui a été appelé « le petit peuple » (une population paysanne et une petite bourgeoisie de commerçants et artisans), le populisme de gauche défend plutôt l’ensemble de la classe dite populaire (ouvriers, prolétaires, sans papiers), sans trop savoir où elles commence et finie (le « travailleuses, travailleurs » d’Arlette Laguiller repris par Nathalie Artaud [8]). Le populisme de droite a pour ennemi, outre l’establishment, une fantasmatique coalition socialo-communiste, le populisme de gauche a pour ennemi, outre les élites, les forces dites réactionnaires, appelées parfois "fascistes". Dans les deux cas, il s’agit de "renverser la table", à droite par la force (parfois armée), pouvant se concrétiser en coups d’État, à gauche par la révolution (parfois accompagnée de "terreur"), pouvant se concrétiser en un Grand soir de l’abolition des privilèges.
On ne niera pas pour autant les différences entre ces deux extrêmes. Le populisme de droite va en fin de compte vers une hiérarchisation de la société selon un ordre de nature qu’il ne faut pas bousculer : « Nous sommes des créatures vivantes. Parce que nous faisons partie de la nature, nous obéissons à ses lois. (…) Si nous violons ces lois naturelles, la nature ne tardera pas à prendre sa revanche sur nous. » [9]. Le populisme de gauche va vers une solidarité sociale qui implique que l’on se batte contre les profits individuels : « Nos vies valent mieux que leur profit ! » [10].
Or, que disent nos candidats ? Comment se positionnent-ils à travers leurs discours ? On va le voir, dans un brouillard de références.
Avec Marine Le Pen, finies les références à un monde inégalitaire par nature, fondement de la société, finies les outrances verbales d’un Jean-Marie Le Pen qui était convaincu qu’il fallait transformer le jeu politique en un match de boxe. Elle a fort bien joué la dédiabolisation de son parti, sur trois points : une thématique se réclamant de la République ; une reconstruction identitaire du peuple ; une stigmatisation du grand coupable ; une image de combattante à la Jeanne d’Arc.
En se réclamant de la République, le discours de Marine Le Pen met le Front national dans une situation contradictoire, mais en même temps jette de la poudre aux yeux de ceux qui auraient encore peur de se réclamer de ce parti. En effet, l’extrême droite a toujours été antirépublicaine agrégeant en son sein l’arrière-garde de la monarchie, les intégristes catholiques, les vieux colonialistes et autres nostalgiques de l’ordre comme les pétainistes. Cela a permis à Jean-Marie Le Pen, son père, de jouer de négationnisme et de provocations antisémites et racistes. En se réclamant de la République (sans se dire républicaine), Marine Le Pen ramène la valeur de l’État protecteur en prise directe avec le peuple (« Je vais mettre fin à la dictature des marchés financiers en instaurant un État fort, stratège et protecteur » [11]. Cela justifie que l’on s’élève contre l’ensemble de la classe politique, les forces occultes de domination du peuple appelé « le système », l’un des boucs émissaires classique du discours populiste (« (Le FN) est contre le système. Donc le système se défend contre son seul ennemi… On a en face le système coalisé, de l’extrême gauche à la droite, en passant par les syndicats, le patronat, Mgr. Vingt-Trois… ». Ainsi peut-elle désigner le mondialisme, l’Europe et l’Euro comme les ennemis de la Nation française, et prétendre « rétablir les français dans leurs droits légitimes en recouvrant notre souveraineté nationale par la remise à plat des traités européens » [12].
Déclarant défendre la laïcité de la République, elle donne l’impression de s’inscrire dans la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, semblant dire « plus laïc que moi, tu meurs ». Mais en réalité, elle transforme ce que fut le fondement de la laïcité à la française, à savoir une position de neutralité de l’État vis-à-vis des religions, et plus particulièrement de la religion catholique, en un combat contre une religion particulière, l’Islam, combat dans lequel l’État n’aurait plus une position de neutralité, mais de protection, voire de rejet, d’exclusion de ce qui le menacerait : « Je vais restaurer la laïcité républicaine face aux revendications politico-religieuses qui font le lit du fondamentalisme et du terrorisme. La liberté de culte sera garantie pour tous les Français mais les principes républicains ne sont pas négociables. Je combattrai donc l’islam radical sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations » [13].
Une reconstruction identitaire. Par la même occasion, Marine Le Pen s’efforce de redonner au "petit peuple" une dignité, en disant qu’elle va « à la rencontre de cette France des invisibles, des oubliés dont personne ne parle ». Elle appelle à « un vaste rassemblement des patriotes de gauche comme de droite », tout en se réclamant du Conseil national de la Résistance, emblème d’un mouvement de lutte pour la dignité recouvrée des Français, et se disant héritière du gaullisme pour ce qui est de la grandeur de la France, comme en témoigne son livre Pour que vive la France [14]. Et quel meilleur moyen pour renforcer une conscience identitaire que de l’opposer à celle de l’autre, différent, menaçant par sa différence même, et d’autant plus menaçant qu’on lui suppose un désir d’hégémonie ? Face à cet ennemi, point d’autre solution que l’élimination. Il n’y a pas là de négociation possible : « Je vais expulser du sol français les immigrés clandestins et les délinquants étrangers, réduire drastiquement l’immigration légale, réformer le code de la nationalité, supprimer toutes les incitations à l’immigration et appliquer la priorité nationale pour les Français, s’agissant de l’emploi, des aides sociales et du logement » [15]. C’est là qu’apparaît l’autre bouc émissaire, l’immigration, qui est stigmatisé comme le grand coupable de tous les maux de la société : chômage, précarité, pauvreté. Et derrière l’immigration, le monde musulman qui menacerait d’envahir ce qui constitue la pureté de la nation française et mettrait en cause l’identité nationale. Une islamophobie qui sert de cache sexe à d’autres racismes qui sont beaucoup moins honorables ; un cache sexe destiné à faire oublier les provocations de son père, les « détail » de la seconde guerre mondiale et autres « Durafour crématoire », et à reléguer dans le passé la génération des vieux antisémites. Là encore, processus de dédiabolisation ôtant tout complexe à une génération qui, pour des raisons diverses, se sentant attirés par le nouveau discours frontiste, ne craint plus de montrer son visage.
Du coup, les adversaires de Marine Le Pen [16] sont les candidats et les partis qui, de son point de vue, ne combattent pas véritablement le Mal social : « Je vous propose aujourd’hui d’en finir avec la pseudo-alternance entre les représentants du PS et de l’UMP, tous deux inféodés au mondialisme ultralibérale, à la culture du renoncement et dont la mauvaise gestion et les gaspillages sont payés au prix fort par les Français » [17]. Un coup à gauche : « nous sommes désormais la seule véritable opposition à la gauche ultralibérale » ; un coup à droite : « Ceux qui avaient voté pour Nicolas Sarkozy en croyant au "travailler plus pour gagner plus" ont été déçus ».
Enfin, voilà une leader autre que le brutal Jean-Marie Le Pen, au point qu’on ne pourra plus dire simplement : "Le Pen", mais bien, pour éviter la confusion, "Marine Le Pen". Une image féminine de combattante, une "vraie" Jeanne d’Arc (« … la bataille de France ne fait que commencer »), et non plus seulement celle célébrée par son père tous les mois de mai. Une combattante qui est tout aussi percutante en dénonçant, toujours avec la même mauvaise foi, les prières dans les rues et le halal dans les cantines, mais sans dérapage verbal ni provocation insultante, voire dégradante ou offensante. Il s’agit pour elle, avant toute chose, de privilégier un front républicain. Une leader dotée d’un charisme populiste [18] qui lui permet, dans ses meetings, de rassembler des appartenances diverses formant un public hétérogène aux motifs mélangés de frustration, ressentiment et revanche.
Marine Le Pen a donc joué en permanence sur deux tableaux. D’une part, dédiabolisation au nom de la République, laïcité sous son aspect républicain, bien que ambigüe, apparente notabilité politique en se réclamant de l’histoire du pays et de son régime fondateur, montrant que son parti s’est normalisé et n’est plus hors du jeu politique. Proposition d’un combat pour le redressement nationale et la dignité des Français oubliés (qui serait contre ?). Mais d’un autre côté, le maintien de certains fondamentaux. Une laïcité dans son versant anti-islamiste rejoignant l’épouvantail de l’immigration comme source de tous les maux de la société : « Je m’oppose aux étrangers au nom des valeurs républicaines, parce qu’ils sont incompatibles avec ces valeurs ». La reprise du thème de « la préférence nationale » transformé en « priorité nationale » au risque d’entretenir la xénophobie présente dans certaines catégories sociales. La stigmatisation d’un adversaire globalisé en « système » qui serait complètement coupé du peuple : « Moi, je veux faire éclater le système » [19].
Dans ces conditions, on peut penser qu’une grande partie de l’électorat frontiste, et, une fois de plus, mis à part les quelques irréductibles passéistes et revanchards qui se reconnaissent dans les fondamentaux, n’ont pas voté en raison de leur adhésion à une idéologie d’extrême droite, mais contre ce qui constituerait la cause de leur situation d’exclus de la société. « Les invisibles », les jeunes arrivant sur le marché du travail et découvrant la précarisation, les ouvriers et employés au chômage, etc. votent finalement pour une leader qui se réclame de la couleur « bleue marine », ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’ils votent pour le parti.
Mélenchon, lui, reprend effectivement quelques thèmes du discours d’extrême gauche, vielles lunes révolutionnaires susceptibles de ramener dans son giron les nostalgiques du Grand soir. Il appelle à reprendre la Bastille (« Prenez le pouvoir » [20]), faisant renaître la souveraineté populaire (« … soyons le peuple souverain en tous lieux, citoyens dans la cité et au travail » [21]), et met en exergue une France de l’égalité : « La France est défigurée par les inégalités et la monarchie présidentielle. Nous aimons notre pays, refondons-le ensemble ! » [22]. Mais quand on y regarde de près, on trouve des parentés avec le discours de Marine Le Pen : contre le "système financier" (« Le pouvoir au peuple, pas à la finance » [23]) ; contre les profits et « les privilèges de l’oligarchie » ; contre « l’Europe libérale (…) qui maintient tous les peuples sous le joug de l’axe Sarkozy-Merkel (qu’) il faut le briser en France », proposant un référendum, car « pour renégocier un traité, on commence par voter contre pour dire qu’on n’est pas d’accord ! » [24] ; contre la loi Hadopi et pour la sortie de l’OTAN.
Bien sûr, il ne s’agit pas de confondre les deux idéologies. Mélenchon défend le « droit absolu de disposer de soi » et propose d’inscrire dans la Constitution le droit à l’avortement et la possibilité de décider de la fin de sa vie, ce contre quoi s’élève le Front national. Vouloir élire « une assemblée constituante pour faire naître la VI° République » [25] n’est pas spécialement dans les papiers idéologiques du Front national, car cela renverrait trop aux souvenirs de la Révolution. Et même si les deux veulent contrecarrer l’Europe, pour la leader du Front national, c’est en sortant de la zone Euro, en revenant au franc et en faisant primer le droit français sur le droit européen, alors que pour le leader du Front de gauche, c’est en créant un « Fonds européen de développement solidaire ». Mais surtout, ce qui distingue sur le fond ces deux idéologies, ce sont deux visions de la vie en société différentes : d’exclusion et de sanction pour le Front national, d’intégration et de droit pour le Front de gauche. Marine Le Pen veut lutter contre l’immigration de façon drastique en réduisant de 95% le nombre d’immigrés légaux en cinq ans, quand Jean-Luc Mélenchon veut régulariser les sans-papiers, favoriser le regroupement familial ; on retrouve là, la vielle querelle qui oppose les partisans du droit du sol, donnant droit de cité à toute personne vivant et travaillant sur le territoire national, et ceux du droit du sang, prônant la « préférence nationale ». Marine Le Pen veut renforcer les lois sécuritaires, sinon en réinstaurant la peine de mort, du moins en créant une « perpétuelle réelle », et en expulsant tout individu étranger en situation irrégulière, alors que Jean-Luc Mélenchon veut abroger toutes les « lois sécuritaires et liberticides ». Enfin, on voit bien que, pour Marine Le Pen, les femmes sont prises en considération en tant que mères, dans la mesure où elle leurs donne des avantages d’allocation et pour leur départ à la retraite, tandis que, pour Jean-Luc Mélenchon, les femmes, en général, doivent être protégées de la violence, serait-ce par la création d’un « ministère des droits de la femme et de l’égalité ». Sans compter que Jean-Luc Mélenchon, contrairement à Marine Le Pen, est favorable au mariage des couples homosexuels et, pour eux, au droit d’adoption.
Il n’empêche, l’habillage populiste de ces idéologies gomme ce qui les oppose auprès d’un électorat fragile. On peut dire que l’un relève plutôt d’un populisme révolutionnaire et l’autre d’un populisme réactionnaire, mais il n’est pas sûr que les électeurs que j’ai appelés "fluctuants" perçoivent parfaitement ces différences. Sans compter que les tactiques de disqualification outrancière de l’adversaire —l’une des caractéristique du discours populiste— furent employées des deux côtés, et même avec plus de virulence par Jean-Luc Mélenchon qui traita Marine Le Pen de « chauve-souris », « semi-démente », « yéti de la politique ».
Analyser les discours d’une campagne électorale ne consiste pas seulement à en répertorier les thèmes et à mettre en évidence leur contenu. Les discours de campagne ayant essentiellement une visée persuasive, il s’agit d’en montrer les processus d’énonciation, car la plupart des effets de persuasion passent par la façon dont les orateurs mettent leur parole en scène. Ces effets de mise en scène ne garantissent pas les effets réellement produits auprès des électeurs car ceux-ci ressentent et interprètent en fonction de ce qu’ils sont, de leur histoire et de leurs propres références. Mais ces effets visés constituent le lieu à partir duquel réagissent les électeurs. Et de ce point de vue, il n’est pas étonnant que les électeurs fluctuants soient quelque peu déboussolés. Car les thématiques et leur mise en scène par différents candidats produit des effets de brouillage. Quelques observations sur ce phénomène pour terminer.
Si, à l’extrême gauche traditionnelle, les thèmes mis en avant par Philippe Poutou et Nathalie Arnaud sont proches de ceux de Mélenchon, leur énonciation rappelle trop des combats d’un autre temps pour que leur discours respectif soit audible par une catégorie d’électeurs plus jeunes : « Aux capitalistes de payer leurs crises ! » [26] ; « Face aux politiciens de la bourgeoisie qui ne se préoccupent que des problèmes des possédants, affirmer le droit à l’existence des classes productrice » [27]. Mélenchon a eu le mérite de renouveler son vocabulaire et d’avoir une attitude de tribun absente de l’extrême gauche.
A droite, Nicolas Sarkozy a fait fort en matière de récupération des thèmes du Front national, et en donnant à fond dans le discours populiste : déclarer vouloir « en finir avec l’"Europe passoire", en protégeant nos emplois face à une mondialisation non maîtrisée et en imposant une surveillance accrue des frontières de l’Europe », car « on ne peut accueillir qui que ce soit sur notre territoire sans avoir appris le français » ; traiter de sujets sensibles pour une certaine population, comme « les peines planchers » ; s’élever contre « le droit de vote des étrangers » ; proposer la déchéance de la nationalité pour les tueurs de policiers ; stigmatiser les Roms [28] ; s’emparer de la polémique lancée par Marine Le Pen sur la viande halal dans les cantines scolaires, les créneaux réservés aux femmes dans les piscines, le refus de certaines musulmanes de se laisser soigner par des hommes dans les hôpitaux ; faire la chasse aux « assistés » [29] ; reprendre les thèmes nationalistes : « Je suis fier de l’identité française, de la langue française et de la nation française », en menaçant de rétablir le contrôle aux frontières et en proposant de diviser l’immigration par deux ; afficher le mépris des corps intermédiaires, des syndicats et des élites [30]. Tout cela crée un effet de brouillage des frontières entre les partis.
Effets de brouillage entre la gauche radicale et l’extrême gauche ; effets de brouillage entre la droite de gouvernement et l’extrême droite. A quoi on peut ajouter des effets de brouillage dus à certains positionnements et certains thèmes également traités au Centre de François Bayrou et à gauche par François Hollande : attaque conte la finance mondiale ; opposition à une Europe des diktats d’austérité ; dénonciation de la désindustrialisation du pays prônant le retour à un "fabriquer français" ; désir de moralisation de la vie publique, etc. Effet de brouillage généralisé sous le flou de la symbolique républicaine.
Ce sont tous ces effets de brouillage qui me font dire qu’une partie de l’électorat (une fois de plus, il ne s’agit pas des positionnements partisans), celle constituée par ce que j’ai appelé les "fluctuants", est déboussolée et adhère à tel ou tel mouvement moins en raison des idées que des effets des discours populistes qui effacent les extrêmes et maintiennent seulement un positionnement radical à droite et à gauche. L’extrême gauche de Poutou et Arthaud n’a pu atteindre les scores de Laguiller et Besancenot de 1995 et 2002, et l’on a vu se produire un affaiblissement de l’extrême gauche au fur et à mesure de la montée de la droite populiste, par transfert du vote des classes populaires [31]. L’extrême droite, comme on l’a vu, s’est dédiabolisée, et en se dédiabolisant elle s’est rapprochée d’une droite classique (c’est d’ailleurs l’ambition affichée de Marine Le Pen). Elle a décomplexé une partie de l’électorat des classes populaires et moyennes, dont les préoccupations sont davantage tournées vers des intérêts particuliers que généraux. Aussi peut-on faire l’hypothèse que leur vote est de moins en moins idéologisé, tout en restant clivé sur des questions de moralité publique, dès lors qu’elles touchent leur vie privée, ce à quoi s’emploie les discours populistes : peur du chômage et donc contre l’immigration ; souffrance dans le travail en entreprise et donc contre les privilèges des dirigeants ; déclassement social et donc contre les gouvernants. Je dis donc que ce vote est moins un vote protestataire, comme on le commente souvent, qu’un vote motivé par l’illusion d’un autre mode de gouvernance directe.
Évidemment, on ne dispose pas d’études approfondies —les sondages n’y pouvant mais— pour connaître les représentations des gens sur la politique, et les motifs de leurs choix électoraux. Cela est assez complexe comme en témoignent certaines études ciblées sur les pratiques de vie, les goûts des gens, les problèmes d’adoption, de violences faites au femmes, de bioéthique [32]. En attendant, c’est donc l’explication que je propose : les partis extrêmes, par l’usage d’un discours populiste, se "désextrémisent" tout en restant "radicaux", ce qui fait que les fluctuants peuvent leur donner leur vote, motivés, moins par des raisons idéologiques, que par des sentiments divers de revanche ou d’espoir de voir s’améliorer leur vie.
Paris, le 4 mai 2012