L’opinion, serait-elle la nouvelle « Reine du monde », comme le suggère Jacques Julliard dans un ouvrage qui porte ce titre [1] ? Belle expression d’un historien chroniqueur qui a le sens des formules, mais qu’il faut tempérer, voire détricoter tant cette notion d’opinion échappe à la saisie de l’esprit dès lors qu’il croit la tenir. Ou bien serait-elle cette masse, toujours victime de manipulation, comme le prétend Chomsky dans sa Fabrique de l’opinion publique [2] ?
Certains sociologues et philosophes, comme Pierre Bourdieu et Jean Baudrillard —je l’ai rappelé dans ma précédente note sur les sondages— vont jusqu’à déclarer qu’elle n’existe pas, quand elle n’est pas l’expression d’une masse informelle, ignorante, dont l’apparente homogénéité ne peut être que le fait d’une manipulation de la part des élites avec la complicité des médias. L’opinion, cet « autre monde de l’homme religieux », disait Diderot, n’existerait pas, ou alors de façon virtuelle et manipulée, et comme toutes choses virtuelles pour le meilleur (servant de contre pouvoir) ou pour le pire (des moutons victimes de Panurge). Eh oui, l’opinion serait comme Dieu le père : partout et nulle part, à la fois. Ce serait donc une tâche sans fin que de vouloir saisir l’opinion publique, se l’approprier, s’en donner l’exclusivité, s’en faire le porte-voix. Serait-on condamné, comme les filles de Danaos, à remplir un tonneau sans fond ?
Pourtant, d’autres philosophes estiment que l’opinion reflète quelque chose des heurs et malheurs de la société, du fait que le « vouloir vivre ensemble » des membres de la Cité les rend capable de construire des espaces de parole d’où, à force d’échanges, de controverses, de délibérations, émergent des pensées communes sur la vie en société. L’opinion, alors, existe dans la mesure où elle se manifeste et a des incidences sur la vie sociale ; du coup, l’analyser revient à en faire une question de langage. C’est en parlant que les individus échangent et construisent de la pensée ; c’est en parlant qu’ils prennent conscience de leur singularité et de leur appartenance à des groupes, naviguant entre pensée individuelle et pensée collective ; c’est en parlant qu’ils lancent dans l’espace public autant de bulles de savon qui flottent, s’entrechoquent, éclatent et se recomposent. Je ne peux développer cette question dans le cadre d’une Note de campagne. Je le ferai plus tard, dans un autre écrit. Mais il faut en donner quelques pistes de réflexion avant d’aborder la question de l’électorat.
La difficulté pour qui cherche à définir l’opinion publique tient au fait qu’elle est diversement perçue et construite : elle est perçue par les politiques et leurs conseillers comme une masse qui ne pense pas beaucoup et a besoin d’être séduite ; elle est construite par les sondages et les enquêtes qui la catégorisent selon des critères d’âge, de classe sociale, de profession, de styles de vie, et en fonction de l’enjeu du moment (élections, crises sociales et économiques, catastrophes naturelles, etc.) ; elle est imaginée par les médias en types de public selon les supports (radio, presse, télévision), les orientations des journaux, les programmes des stations de radio et des chaînes de télévision. On voit que l’opinion publique est toujours l’otage de quelqu’un. De ce point de vue, l’opinion publique n’existe pas en soi, comme une entité toute faite, elle ne préexiste pas au surgissement des événements, elle n’est pas homogène car une société se compose de différents groupes qui, face à un même événement, ne réagissent pas tous de la même façon, elle n’est pas stable car elle peut changer selon les moments, au gré des événements et au long de l’histoire d’un peuple. Mais l’opinion est là, incontournable et insaisissable.
En fait, l’opinion publique est en construction permanente. Elle résulte d’une conjonction entre deux mouvement : un mouvement de réaction (en actes et/ou en paroles) de la part de diverses populations qui se trouvent confrontées à divers événements ; un mouvement de fabrication des populations de la part de diverses instances institutionnelles qui ont besoin d’en faire des catégories pour mieux la saisir. Autrement dit, l’opinion publique, toujours fragmentée, est à la fois réactive et construite, à la fois autonome et sous influence. C’est dans la découverte de cette autonomie que s’ouvre un espace dans lequel peut être pensée une éthique de la conscience citoyenne.
Du point de vue de l’analyse, se posent un certain nombre de questions : de quel type de savoir il s’agit ; comment on passe de l’opinion individuelle à l’opinion collective ; comment se construit cette opinion collective ?
L’opinion n’est pas connaissance mais jugement. Elle n’exprime pas un savoir de connaissance mais un savoir de croyance. Dire : « Cette année, il y a eu quinze jours de grève à la SNCF » est décrire un fait dont on a connaissance et qui est vérifiable ; mais dire : « En France, on fait toujours la grève » est exprimer une opinion. On voit par là qu’une opinion est un jugement qu’un individu porte sur les êtres ou les événements du monde en les évaluant, en les qualifiant du point de vue de leur valeur, ce qui l’amène à prendre position. S’il s’agissait d’un savoir de pure connaissance, il n’aurait qu’à décrire le monde tel qu’il le voit sans porter de jugement [3]. Le jugement d’opinion appartient à la subjectivité de celui qui parle, quand bien même il voudrait que son jugement fût reconnu et partagé par tous. L’opinion n’énonce pas une vérité sur le monde, mais un point de vue sur les vérités du monde. La connaissance renvoie au monde, l’opinion renvoie au sujet, et l’énonciation d’une opinion jette celui qui la produit dans l’arène publique des jugements que chacun défend les armes à la main car il y va de la survie de sa pensée.
Il est bien difficile de catégoriser les jugements d’opinion car tous ne sont pas du même ordre. Ils naviguent du plus émotionnel au plus raisonné. En fait, le jugement d’opinion dépend de plusieurs facteurs : ce à propos de quoi il s’énonce, selon qu’il s’agit d’un événement qui s’est déjà produit ou va se produire, ou qu’il porte sur des personnes ; la position du sujet quant au type d’engagement qui le lie à son jugement, le faisant se déclarer pour ou contre ce qu’il juge, à moins qu’il ne prenne une posture de neutralité qui ne l’engage pas ; la nature du jugement, selon que celui-ci repose sur un certain calcul ou sur des sentiments exprimant une intention, une préférence ou une évaluation ; la modalité dans laquelle est énoncé le jugement, de façon absolue, comme une évidence qui ne souffre pas de discussion, de façon relative, acceptant la contradiction et donc le débat.
La difficulté de catégoriser les jugements tient donc, non seulement à ces divers paramètres, mais aussi au fait que ceux-ci sont liés les uns aux autres. Déclarer : « On ne peut accepter que les frontières soient ouvertes à toutes les invasions », c’est à la fois émettre une opinion sur des événements humains, se déclarer contre, exprimer une conviction, la présenter comme une évidence et vouloir que cette conviction soit partagée par tout le monde. Déclarer : « Je pense qu’on devrait développer plutôt une politique de croissance que d’austérité », c’est émettre une opinion sur un phénomène socio-économique, se déclarer pour, l’appuyer sur un certain raisonnement, la présenter comme relative, tout en revendiquant son point de vue personnel.
Dans l’instant de son énonciation, il n’y a pas de parole collective. Il n’y a pas, comme dans une chorale ou le chœur de la Tragédie grecque, plusieurs bouches qui s’ouvriraient en même temps pour proférer une même parole. Ce n’est qu’une personne qui parle pour énoncer une parole qui lui est propre. De ce point de vue, on pourrait dire qu’il n’est de parole qu’individuelle. Cependant, dès que nous venons au monde, nous plongeons dans l’altérité. Nous apprenons qu’il y a un autre différent de nous-même et que c’est avec cet autre que nous devrons composer pour constituer notre identité. Et par un processus d’apprentissage social, à force de différences et de ressemblances, d’accords et de désaccords, de consensus et de dissensus, très vite, sans même nous en rendre compte, nous devenons un Je-Nous. Nous n’avons pas l’exclusivité de nos jugements, parce que ceux-là résultent de la fusion entre la pensée d’un Je, d’un Tu et d’un Il qui exprime « un monde social subjectif ». De ce point de vue, qui prétendrait exprimer une opinion personnelle oublierait ou nierait que d’autres ont opiné et que lui même n’exprime qu’une opinion qui est partagée par d’autres et à laquelle il adhère peut-être sans le savoir. C’est dans cette contradiction du "avoir besoin de l’autre" et en même temps du "ressentir le besoin de s’en différencier" que se construit notre pensée à la fois individuelle et collective. Une pensée collective n’est donc pas la somme des pensées individuelles, et l’opinion d’un groupe n’est pas l’addition des opinions individuelles. Ici, un plus un ne font pas deux, mais un nouveau Un qui englobe les deux individualités. Ainsi construisons-nous notre pensée et notre identité.
Mais les individus appartiennent à divers groupes sociaux, ce qui fait que les opinions collectives sont plurielles et diverses. On se trouve une fois de plus devant un paradoxe : l’opinion collective n’est qu’une sorte de dénominateur commun à l’ensemble des opinions individuelles, occultant les particularités de chacune, mais en même temps, du fait de cette multi-appartenance, elle est fragmentée. Il y a donc autant d’opinions collectives que de façons de les envisager.
Une première partition de l’opinion publique résulte de la façon dont les individus ont conscience d’appartenir à la symbolique de la vie en commun : conscience d’appartenir à une communauté culturelle au nom d’un vouloir « être ensemble » ; conscience d’avoir un rôle à jouer dans l’organisation politique de la vie sociale, au nom d’un vouloir « vivre ensemble » ; conscience d’appartenir à un groupe organisé pour agir politiquement, au nom d’un vouloir « faire ensemble ». Cela détermine trois types d’opinion collective : civile, citoyenne et militante. La première prend position sur les faits de société (maladies, religions et sectes, enfants, vie du couple). La deuxième se prononce sur la vie politique en votant ou en transformant l’espace public en espace de discussion ; en cela, l’opinion citoyenne émane d’individus de droits et non de personnes physiques, ce qui la distingue de la civile. La troisième témoigne des prises de position d’un groupe organisé (partis, syndicats, groupements associatifs ou clandestins), dans une dépossession de l’opinion individuelle nécessaire à l’action. Cette première partition est importante pour comprendre que tous les individus ne réagissent pas de la même façon lors des consultations qui cherchent à les classer en groupes d’opinion. C’est dans l’appartenance militante que l’on trouve les plus convaincus, dans l’appartenance citoyenne, ceux qui entretiennent le débat politique, dans l’appartenance civile, les plus fluctuants. Mais cette triple conscience d’appartenance qui engendre des paroles militantes, citoyennes ou civiles, n’est jamais spontanée. Elle se construit à la confluence d’un triple mouvement de réaction de la part des groupes sociaux, d’assignation de la part des acteurs politiques, de catégorisation de la part des instances médiatiques.
L’opinion collective émerge par réaction, lorsque, se trouvant dans une situation jugée insupportable, des groupes d’individus plus ou moins organisés se rassemblent dans divers lieux, manifestent dans les rues, ou se mettent grève. Ces différentes formes de mouvements sociaux peuvent être pacifiques comme on a pu le voir à propos de l’affaire du "sang contaminé", des "sans papiers", des "sans domiciles fixes", ou de la part des "altermondialistes", des "Indignés" de la Puerta del Sol à Madrid et de Wall Street à New York. Ils peuvent aussi être violents : minoritaires en leur début, ils peuvent se transformer en masses révolutionnaires ou insurrectionnelles comme ce fut le cas des Révolutionnaires de 1789, des Communards de 1870, des insurgés des Printemps de Prague, de Tchécoslovaquie, et, plus récemment, des pays arabes. La parole collective de ces mouvements est toujours un cri qui dit l’insupportable de la faim, de la misère, de l’oppression, de l’humiliation, de l’injustice, tout cela souvent mélangé, témoignant d’une opinion révoltée, dénonciatrice et revendicative. Mais il y faut pour cela des circonstances historiques (ce qui fait qu’on ne peut prévoir la maturation des opinions ni le surgissement de ces mouvements) et une organisation (syndicats, association, groupements derrière un leader) afin que les populations puissent s’agréger massivement autour de mots d’ordre disant leur ressentiment et leur détermination comme le fameux « ¡ Basta ya ! », cri emblématique des grandes révoltes.
Une opinion publique naît par réaction face à l’événement, mais son expression est floue et indéterminée, et elle ne pourrait tenir longtemps, si, après avoir fait mouvement et voix commune, elle ne pouvait entendre sa propre voix, elle ne pouvait se regarder dans un miroir lui renvoyant son image de « corps social parlant ». Elle a donc besoin d’être construite par un regard extérieur, comme une sorte de « fiction nécessaire » [4], par un discours qui l’« essentialise ». Mais comme ces discours sont eux-mêmes divers, ils donnent de la société une image à la fois fragmentée (il y a des opinions diverses) et homogène (l’essence d’une opinion globale, nationale ou internationale).
Aussi les acteurs politiques s’emploient-ils, pour justifier leurs déclarations, à nommer le peuple de diverses façons (« les Français », « l’électorat », « nos concitoyens », « le peuple français »), à lui attribuer une opinion, des sentiments, des intentions. Cette campagne n’y déroge pas, les candidats pensant à la place des Français : « Le premier sujet de préoccupation, de discussion des Français, c’est cette question de la viande halal » [5] ; « Les Français, c’est un peuple libre, frondeur, souverain, qui ne se laisse pas imposer sa décision par personne » ; « Ce qui inquiète les Français, c’est quand on leur propose des rêves à bon marché » [6] ; « Les Français doutent encore de nos solutions » [7] ; « L’électorat est déçu de la politique » [8] ; « Les Français souffrent aussi dans leur âme collective, (…) et ils voient avec colère la France abaissée, affaiblie, abîmée, "dégradée" » [9].
Ainsi, chaque candidat assigne une opinion, un sentiment, un état d’esprit, aux Français, pour montrer qu’il comprend ce qu’est la demande sociale, s’en faire le porte-parole ou s’en déclarer le défenseur. Cet acte d’appropriation est un classique du discours politique. Le peuple est toujours qualifié soit comme souffrant (« les Français souffrent ») ou exaspéré (« Les Français en ont assez »), soit pour en exalter les valeurs (« Les Français sont raisonnables »), soit pour dire quel est son principal sujet d’inquiétude (« La première préoccupation des Français, c’est… ») afin d’en faire un thème de campagne. Cette construction de l’opinion collective est quelque peu dérisoire car elle n’est que virtuelle, mais, paradoxalement, elle est susceptible de faire écho auprès de certains électeurs. Du moins, c’est ce qui est attendu.
L’opinion assignée n’est pas le seul fait des politiques. Elle est également construite pas les sondeurs et les commentateurs de la vie politique, le tout étant relayé par les médias. Je l’ai dit, l’opinion collective pour exister a besoin d’entendre sa propre voix, de se regarder dans un miroir lui renvoyant son image de « corps social parlant », et quel meilleur miroir que celui qui se pare de scientificité ou d’expertise, faisant apparaître l’opinion sous les atours de la quantité et donnant l’illusion de l’homogénéité.
Les sondages en sont les premiers opérateurs. Je l’ai déjà dit dans ma note sur les sondages, ceux-ci traitent la parole collective en la classant selon diverses catégories de jugement. Ils ne décrivent pas une opinion qui serait déjà présente dans la tête des sondés, ils ne décrivent que les réponses que suscite une certaine question qui, comme on l’a dit, impose un cadre de pensée et de positionnement. Si l’on demande aux gens, comme dans le sondage évoqué dans ma précédente note sur la moralité des hommes politiques : « En pensant à la vie politique française, diriez-vous plutôt que les grandes règles de la morale sont respectées ? », comment ne pas répondre négativement ? Si la question avait été : « En pensant à la vie politique française, quels sont les problèmes les plus importants ? » il y a de fortes chances pour que la "moralité" n’apparaisse pas comme la première des préoccupations des Français. De même qu’en 2002, lorsque fut posée entre les deux tours de la campagne présidentielle, la question : « Pourriez-vous me dire en quelques mots quel est, à votre avis, le problème le plus important en France ? », à peine 1% citèrent l’environnement [10]. La question n’était pas orientée. Si en revanche, on avait demandé aux sondés « « Pourriez-vous me dire en quelques mots si, à votre avis, l’environnement est un problème important pour la société française ? », il y a fort à parier que les réponses eussent été massivement en faveur du "oui". Je ne m’étendrai donc pas davantage sur ce mode de construction de l’opinion sachant qu’il ne produit qu’une opinion potentielle qui peut cependant donner l’illusion de représenter une opinion réelle dans laquelle, par un effet de miroir, une population peut se reconnaître. Miroir donc qui peut avoir des effets pervers.
Les médias ont leur part de responsabilité dans la fabrication de l’opinion publique. Ils permettent que les opinions circulent dans les différentes couches de la population, et touchent ainsi le plus grand nombre d’individus. D’une part, ils rapportent les paroles des commentateurs qui, comme les politiques, mais avec l’aura de l’expertise, pensent pour les Français. Le politologue et directeur d’Institut de sondage, Stéphane Rozès, ponctue ses analyses par des : « les Français, veulent ou ne veulent plus », « les Français en ont assez que », « les Français ne sont pas si bêtes », « les Français pensent que » [11]. Dans la presse, on peut lire des titres de chroniques comme : « Quand la France s’agace… » [12]. Ainsi, les médias contribuent à « essentialiser » ces opinions en leur donnant, à travers titres, formules dramatisantes et commentaires polémiques, une force d’attraction et d’« aspiration » des publics.
L’opinion publique, quand elle ne s’autodétermine pas par réaction, est donc quelque chose de fabriqué par divers modes d’assignation : questionnements, traitements statistique des réponses, commentaires essentialisants, ce qui fait dire au sociologue Daniel Dayan que les publics existent autant par les discours qu’ils produisent sur eux-mêmes ou sur les autres, que par ceux que l’on tient sur eux. C’est peut-être pour cette raison que l’on observe des mouvements ambivalents de la part des membres d’une communauté, tantôt prêts à se reconnaître dans ce qui est dit d’eux, tantôt manifestant de l’incrédulité.
Parallèlement aux enquêtes sondagières, il est des études approfondies menées par divers chercheurs qui tentent de comprendre la façon dont les individus se représentent leur vie en société. Évidemment, les méthodes diffèrent selon les disciplines, car c’est le propre de la recherche, aux antipodes de l’instrumentalisation politique ou commerciale des enquêtes, que de s’interroger sur les méthodes d’analyse et sur la signification des représentations qui en sont issues. Certaines méthodes sont plus quantitatives, d’autres plus qualitatives ; les unes procèdent par questionnaire, d’autres par entretiens approfondis ; les unes privilégient le contact de terrain, d’autres les épreuves expérimentales. Chacune apporte des enseignements qui sont partiels et qu’il ne faut pas essentialiser. Qu’elles pratiquent une sociologie de la réception ou de l’action, une psychologie expérimentale montrant que certaines représentations sont plus stables et profondes (centrales), d’autres plus instables et dépendantes (périphériques), des analyses de discours cherchant à saisir les significations implicites, leurs résultats montrent combien est fragile la constitution des opinions. Les unes, instables, voire éphémères, parce qu’elles ne sont pas tenues par des discours consistants ; d’autres sont plus stables du fait de leur appartenance à des communautés, tenus qu’elles sont par des discours plus ou moins doctrinaires ; d’autres encore se mobilisent dans l’action au nom de valeurs symboliques ou de situations d’oppression, mais elles-mêmes se composent et décomposent au gré des événements [13]. C’est pourquoi il est préférable de traiter cette question de l’opinion publique en la corrélant à des "types de public". Certes, les publics sont eux aussi divers parce que les modes d’agrégation des individus se font, se défont, se refont au gré de leurs filiations, de leurs affinités, de leurs réseaux et de leurs fréquentations (famille, école, amis, professions, loisirs, passions), et sous la pression des événements, des crises, des conflits, qui provoquent de nouveaux clivages, mais on est ainsi plus près d’une réalité sociologique. Et parmi ces publics, l’électorat que je voudrais maintenant examiner.
Mais où donc est l’électorat ? Pourquoi n’est-il jamais là où on voudrait qu’il soit ? Pourquoi est-il si versatile, et surtout pourquoi ne pense-t-il pas comme moi ? Eh oui, on est toujours étonné par ceux qui ne pensent pas, ne votent pas comme soi. Mais on sera encore plus étonné par les commentaires de certains spécialistes qui se disent désemparés lorsque l’électorat n’a pas l’air de se comporter comme ils pensent qu’il devrait le faire au vu de leurs calculs, de leurs statistiques. Le journal Le Monde des 1er-2 avril titrait l’un de ses articles, dans une page consacrée aux résultats d’une enquête qui présentait, semble-t-il, un désintérêt des Français pour la campagne au fur et à mesure que celle-ci avance : « Pour les politologues, "il y a quelque chose qui ne va pas" », ceux-ci ne comprenant pas ce désintérêt et craignant une forte abstention comparativement à 2007. Ailleurs, ce sont des sociologues qui se disent "bluffés" par les prestations et le succès de Jean-Luc Mélenchon comme s’ils réagissaient en simples militants de base [14]. Et nombreux sont les commentaires qui s’étonnent, tantôt du changement d’orientation de l’électorat, tantôt, de son désintérêt pour la campagne. Loin de moi l’idée de critiquer ces réactions, mais elles témoignent d’une double croyance concernant l’électorat : que celui-ci devrait être intéressé, voire passionné, par l’enjeu des élections, comme le sont, pour diverses raisons, les médias, les sondeurs ou les chercheurs ; qu’il devrait se prononcer en fonction, sinon de ses orientations idéologiques, du moins de ses sensibilités partisanes. Cela rejoint d’autres croyances qui considèrent que l’opinion exprime le "bon sens populaire", ou que, au contraire, c’est une masse qui ne pense pas et qui se laisse facilement manipuler [15].
Tout cela est un peu vrai, à condition de n’en pas faire des jugements définitifs. Ce serait une erreur d’analyser les catégories d’électeurs en termes d’idéologie, car on n’est pas sûr que tous les électeurs sachent ce qu’est leur idéologie, si l’on définit l’idéologie comme un système de pensée politique. Certains peuvent défendre des valeurs de droite ou de gauche, mais, pris dans la gangue des charges de la vie quotidienne, ils ne regardent que leur intérêt immédiat ; d’autres déclarent adhérer aux idées de tel parti ou de tel leader politique et votent pourtant en faveur d’un autre candidat au nom, par exemple, de valeurs de sécurité [16]. D’autres encore peuvent avoir des stratégies qui échappent aux déclarations que leur suscitent les sondages, déclarant qu’ils sont contre tel candidat, mais votant pour lui au premier tour pour exprimer leur mécontentement et faire peur à leur propre candidat [17]. Enfin, d’autres peuvent voter pour un candidat uniquement en raison de son charisme [18].
Il est tout aussi difficile de catégoriser l’électorat que l’opinion publique. Cependant, on ne tombera pas dans le même travers que celui qui parle globalement d’opinion publique et on tentera de définir divers types d’électeurs.
Les principales difficultés pour catégoriser l’électorat résident dans le fait qu’on ne connaît pas ses motivations ni les réseaux sociaux dans lesquels il évolue et qui sont susceptibles de l’influencer. On ne sait pas bien si ses motivations sont les mêmes selon qu’il s’agit d’une consultation nationale, locale, référendaire [19]. On ne sait pas vraiment, malgré des études d’audience, comment l’électeur s’informe, car il ne suffit pas de savoir s’il écoute la radio, s’il regarde les journaux télévisés, s’il lit la presse, s’il surfe sur la Toile. Il faut encore connaître les comportements des électeurs vis-à-vis des médias d’information [20]. A lire diverses enquêtes et études sur les publics, on peut faire l’hypothèse —ce n’est pas d’une grande originalité— qu’existent quatre grandes catégories d’électeurs que je nommerai : les "convaincus", les "élections-pièges-à-cons", les "fluctuants" et les "pas contents".
Les "convaincus" sont des électeurs qui pour diverses raisons voteront toujours pour le représentant de leur "camp". Mais de quoi sont-ils convaincus ? S’agit-il du parti politique, du candidat qui le représente, des idées et valeurs qu’il semble défendre ? Ou s’agit-il, tout simplement, du rejet des autres, d’un choix partisan contre le camp adverse ? Ce peut-être pour chacune de ces raisons ou pour toutes ensemble, mais ce qui est certain est que ces électeurs sont sourds et aveugles. Leur surdité ne leur permet pas d’entendre les critiques, les arguments, les propositions des autres ; leur aveuglement les empêche de jeter un regard critique ou distancié sur leur propre candidat. Qui n’a pas fait l’expérience d’essayer d’expliquer un point de vue à des personnes ayant une opinion contraire, et avoir le sentiment que l’on n’est pas entendu ? Je me souviens que, m’entretenant avec des personnes de divers milieux professionnels à propos de l’annonce faite par le Président de la république de supprimer un poste de professeur sur deux partant à la retraite, et qui s’étonnaient du mouvement de protestation des professeurs, je tentais d’expliquer que ce n’était pas si simple, que la démographie est variable, qu’elle n’est pas la même selon les secteurs d’enseignement, qu’avoir des classes surchargées ne garantit pas la qualité de la formation des élèves, etc. Rien n’y fit. Une semaine après la même question était posée, les mêmes critiques contre le monde enseignant circulaient d’une conversation à l’autre. Il en est de même, dans cette campagne avec les électeurs convaincus qui ne peuvent avoir un regard distancié sur leur candidat président. Ces électeurs, quand ils ne peuvent argumenter, se définissent par la négative [21].
Les "élections-piège-à-cons", eux, sont tout aussi radicaux. Certes l’expression nous vient d’un temps où la voix des anarchistes était encore forte, portée par les premières chansons de Léo Ferré. Mais il est encore des libertaires et des gauchistes pour penser que voter est une fausse expression de la souveraineté du peuple, celui-ci étant manipulé et dominé par les élites qui confisquent le pouvoir. Ces électeurs —qui ne le sont pas mais qu’il faut appeler ainsi parce que le non vote à des incidences sur les résultats d’une élection— considèrent que les élections ne sont pas pour eux parce que « tous les politiques sont pareils » : ils trompent le peuple en faisant des promesses qu’ils ne tiennent pas. Et cependant, ils ne se considèrent pas pour autant de mauvais citoyens. La réflexion d’un jeune répondant à une journaliste qui lui demandait pourquoi il ne voterait pas est révélatrice de cet état d’esprit : « Ne pas voter ne m’empêche pas d’être un bon citoyen », signifiant par là que la marque de citoyenneté ne se réduit pas au vote. Oui, mais être citoyen, c’est participer de la vie de la Cité et le vote est un des moyens de permettre à la souveraineté populaire de s’exprimer. Mais il y a ici un paradoxe. Ces libertaires devraient, dans leur logique, refuser de voter et donc fournir la catégorie des abstentionnistes. Or quelques uns vont grossir les rangs des partis populistes de droite comme de gauche, dès lors qu’un leader charismatique réussit à émettre des sirènes suffisamment puissantes pour les attirer. On ne sait pas si, au final, ces "élections-piège-à- cons" vont voter, mais cette indécision est le propre de cette catégorie.
Les "fluctuants" constituent les bataillons des sondages qui font basculer les résultats de gauche à droite ou inversement, faisant mentir les prévisions sondagières. L’enquête de "Présidoscopie 2012", qui est plus intéressante que les sondages d’intention de vote parce qu’elle suit un même panel de 6000 électeurs, montre les mouvements d’intention qui se produisent au long de la campagne : certains électeurs changent de candidat (transferts potentiels de voix de François Bayrou et du Front national vers Nicolas Sarkozy, de François Hollande vers Jean-Luc Mélenchon) ; d’autres changent quant à leur intention de voter. Mais il ne s’agit ici, une fois de plus, que d’intentions. Les "fluctuants" ne votent pas selon des positions idéologiques, mêmes s’ils défendent quelques valeurs, plus pragmatiques que symboliques d’ailleurs. Il y a chez eux quelque chose comme une crainte de prendre parti, un refus de prendre position et de juger les positions des autres, comme si tout se valait (« ni droite ni gauche »), car il faut de tout pour faire un monde, et chacun est libre de penser ce qu’il veut sans se laisser embrigader par les partis. Mais cet individualisme relativiste est lui-même paradoxale, parce que c’est auprès de cet électorat qu’agissent le plus fortement les sirènes de promesses. A condition toutefois que celles-ci touchent les préoccupation quotidiennes de ces électeurs qu’elles soient d’ordre économique (pouvoir d’achat, charges sociales) ou fantasmatiques (la sécurité) ; à moins que, désabusés de tout, désarmés devant les situations de crise, se sentant impuissants et sentant l’impuissance des politiques, ces indécis ne se réfugient dans le giron de quelque leader populiste. Les fluctuants, eux aussi, se font prendre au piège du charisme.
Les "pas contents" se trouvent dans tous les camps, puisqu’ils sont insatisfaits de leur condition de vie et des gouvernants. Ils sont la partie la plus imprévisible de l’électorat dans ses mouvement d’adhésion à un candidat, car ils sont capables de changer de camp ou de s’extrémiser au détriment de leur propre camp. On en a vu les effets dans la division de la droite aux élections de 1981, une partie des gaullistes chiraquiens s’étant abstenus de voter pour Giscard d’Estaing, dans la montée du Front nationale et la division de la gauche aux élections de 2002 faisant passer Jean-Marie Le Pen devant Lionel Jospin. On le voit aujourd’hui, dans la campagne de 2012, d’abord avec la première montée du Front national, très anti-sarkozyste, puis le succès inattendu de Jean-Luc Mélenchon porteur des rêves du "Grand soir", au détriment de Marine Le Pen. Le 27 mars, un sondage BVA créditait, pour la première fois, le tribun de la gauche radicale d’un point de plus que son adversaire (14% contre 13%), l’Ifop plaçait le premier à 13%, contre 15,5% pour la leader frontiste, et les autres instituts annonçaient que Jean-Luc Mélenchon se rapprochait de Marine Le Pen [22], alors qu’en début d’année, Mélenchon était crédité de 6% et Le Pen de 19%. Cet électorat est donc très sensible aux leaders charismatiques, de droite comme de gauche, sachant dénoncer la dégradation du bien-être social et stigmatiser les responsables de la crise en promettant, tel Zorro venant débarrasser le peuple de ses oppresseurs, de grandes ruptures ; ce sont là les caractéristiques du discours populiste.
Dès lors, on peut se demander ce qu’est l’électorat populaire, cet électorat que chacun rêve de mettre dans son escarcelle. Saura-t-on jamais ce qu’il est ? Est-il populaire par son appartenance socio-économique ou par son comportement ? Pendant longtemps, les discours des politiques, des journalistes et des analystes ont considéré que lesdites couches populaires étaient composées presque exclusivement de la classe ouvrière, puis y fut intégré l’ensemble des couches moyennes. Mais si l’on en juge par les types de discours auxquels les individus sont sensibles, l’électorat populaire est toujours une agrégation hétérogène de personnes appartenant à des classes sociales basses et moyennes du point de vue économique (commerçants, artisans, petits employés), auxquelles viennent s’ajouter des groupes sociaux divers (les cadres et patrons des petites et moyennes entreprises), dans la mesure où ceux-ci réagissent électoralement selon les mêmes comportements, quelles que soient leurs affinités partisanes. Ces électeurs ne s’agrègent qu’au moment des crises qui engendrent en eux un sentiment d’impuissance et les font se retourner vers les candidats qui fustigent le libéralisme et la mondialisation, ou au contraire promettent travail, sécurité et francité, par une rupture radicale.
Cet électorat n’est pas négliger, car c’est lui qui, au final, qu’on le veuille ou non, fait une majorité. C’est aussi ce qui explique que les candidats simplifient et abaissent le niveau de leur discours pour toucher le plus grand dénominateur commun de ce public. Et les intellectuels qui estiment que « cette campagne manque de hauteur » [23], devraient prendre en compte cette réalité.
Je terminerai ce bref parcours de l’opinion publique et de l’électorat en faisant quelque hypothèses sur les possibles mouvements de l’électorat au vu de ce que l’on observe des agrégations de public autour des principaux candidats. Car chaque candidat suscite réflexion quant à son électorat. Mes remarques, une fois de plus, ne sont pas de type sociologique, mais sémiologique, c’est-à-dire du point de signes qu’émettent les candidats dans leurs comportements discursifs au miroir desquels les individus sont susceptibles de se reconnaître.
Eva Joly est le cas le plus douloureux à commenter pour qui pense que les valeurs écologiques méritent de faire partie des thèmes centraux de la campagne. En effet, il faut reconnaître les handicaps qui plombent le parti d’Europe Écologie Les Verts. Des idées qui, exposées dans leur radicalité, n’ont pas la faveur de l’ensemble de la population française ou suscitent scepticisme, voire opposition. Pour ne prendre qu’un seul exemple, si demain était organisé en France un référendum sur le nucléaire, pour ou contre son abandon, le contre l’emporterait [24]. Bien des commentaires de différents horizons en témoignent. La France n’est pas l’Allemagne. Son histoire récente n’est pas la même. En outre, le contexte général de crise financière place sur le devant de la scène des sujets qui appellent des solutions immédiates et font passer au second plan les préoccupations écologiques dont on perçoit bien que les solutions relèvent du long terme [25]. Autre handicap le choix de sa leader. Quelle que soient les qualités d’Eva Joly, sa détermination, voire sa pugnacité, elle est totalement dépourvue de charisme. Non point, comme le dirent certains, parce qu’elle est une femme (voyez le cas de Ségolène Royal), ou parce qu’elle est étrangère et a un léger accent (comment peut-on dire une absurdité pareille !), mais parce qu’aucun des ingrédients nécessaires au charisme ne sont présents chez elle. Un visage chaussé de lunettes rouges (devenues vertes), ensemble qui aurait pu être exploité comme marque de personnalité, mais qui joue en sa défaveur, des déclarations, certes sincères, mais qui en se voulant hors du débat politique classique l’ont desservie. Enfin, le sentiment pour certains électeurs que le choix de cette représentante du parti, au détriment de Nicolas Hulot, fut le résultat de luttes internes et non pas d’une vraie consultation libre et ouverte. On peut en tirer cet enseignement que, pour une campagne électorale, et principalement présidentielle, haut lieu de lutte impitoyable pour la course, sinon à l’Élysée, du moins à se faire entendre, et dans laquelle il faut savoir jouer autant de persuasion que de séduction, il faut un candidat ou une candidate ayant évidemment de l’expérience (question de crédibilité), de l’assurance (question de puissance) et surtout du charisme (question de séduction). Cela montre entre autres choses, qu’il ne faut jamais confondre les avis des militants avec ceux des électeurs.
Le cas de François Bayrou est bien différent. On pourrait considérer qu’il a une image a priori qui ne lui est pas défavorable. En témoignent quelques sondages d’évaluation de la sympathie des électeurs vis-à-vis des candidats. Ses prestations oratoires sont bonnes : un langage simple, une élocution claire et bien ponctuée, des arguments chocs, un positionnement dont on aurait pu penser qu’il attire les faveurs des fluctuants en quête d’un « ni droite ni gauche ». Ces caractéristiques le placèrent en troisième position lors des élections de 2007, position qui semblait ne pas se démentir en ce début de campagne 2012. En effet, l’observatoire politique de l’Institut CSA annonçait, en janvier de cette année, une forte progression de la cote de confiance de François Bayrou. Pourtant maintenant cette cote s’effondre. On parle dorénavant du « dévissage » de Bayrou dans les sondages. Une étude menée par Ipsos le 4 du mois d’avril sur les reports de voix au 2° tour montre que 40% de ses électeurs se reporteraient sur François Hollande et 32% sur Nicolas Sarkozy ; mais il est vrai que 28% ne se prononcent pas [26]. De plus, dans une tribune parue dans le journal Le Monde du 3 avril 2012, un groupe de Centriste, sous le nom de Rodrigue, se sont déclarés soutiens de François Hollande. Ils reconnaissent l’inclination de ce mouvement vers la droite, mais en même temps se réclament tout uniment de Jules Ferry et de Jacques Delors. Que Bayrou soit passé derrière Mélenchon et Marine Le Pen, avec 10,5%, n’est pas étonnant : ces deux candidats agrègent bien des fluctuants déçus et des pas contents hostiles à Nicolas Sarkozy, ceux-là mêmes que François Bayrou espérait rassembler par ses discours violemment anti- sarkozystes.
Mais François Bayrou, en bon béarnais qu’il est, s’obstine à ne pas vouloir reconnaître qu’en France le Centre n’existe pas. Et si le propos paraît un peu radical, disons que, du point de vue idéologique, le Centre n’existe pas en France. Depuis, au moins la Révolution, la France a toujours été clivée, d’abord entre les bonnets phrygiens et la blanche aristocratie, les versaillais et les communards, le patronat et les syndicats ouvriers, les gaullistes et les socialo- communistes, bref entre la Gauche et la Droite quelles que soient leurs variantes. Bayrou semble avoir été baptisé comme le roi Henri IV dont il se réclame, avec une goutte de Jurançon sur les lèvres. Mais ce n’est pas parce que ce roi a pacifié la France des religions que le peuple rêve d’une France au Centre ne faisant plus de différences entre ces deux pôles de l’échiquier politique, source de toutes les polémiques dont il est culturellement friand. C’est l’une des raisons pour laquelle François Bayrou n’accèdera jamais au pouvoir, car son électorat ne fait qu’agréger provisoirement les "déçus" de la droite molle qui, à l’heure de vérité, ont la droite dure pour ligne d’horizon.
Le cas de Nicolas Sarkozy étonne. Ce qui étonne n’est pas le soutien au candidat de droite, mais à la personne du candidat président. Ses électeurs potentiels sont-ils des convaincus, des fluctuants, des pas contents ? On est en droit de se demander pourquoi, après tant d’observations, de remarques et d’analyses négatives de sa politique, des gens continuent d’aduler le candidat Sarkozy.
Dans L’État blessé [27], Jean-Noël Jeanneney montre avec talent, et arguments à l’appui, ce qu’il appelle les "violences et dédains" que l’actuel président de la république a fait subir aux valeurs de la République. Il y voit à juste titre l’une des causes des blessures infligées à l’État : l’humiliation des ministres plongés dans une atmosphère de défiance, et du Premier d’entre eux devant jouer la "voix de son maître" ; les contre-pouvoirs, marque fondatrice de la démocratie, violentés ; le non respect de l’indépendance de la Justice avec les tentatives de contournement du Conseil constitutionnel quand il s’oppose à certains projets de loi ; la main mise sur les organes d’information de façon directe ou indirecte ; les diplomates humiliés (« Je leur ai envoyé le plus con ») [28] ; la multiplication des conflits d’intérêt ; la vulgarité des propos, indigne d’un chef d’État (« Casses-toi, pauv’ con ») ; l’impudeur du comportement (« Latran, c’est pas rien »), de certains propos, comme ceux sur l’homme africain (discours de Dakar), de certaines décisions affichant le goût de l’argent (le bouclier fiscal) ; le mépris de la culture (La Princesse de Clèves). A quoi on peut ajouter l’inconstance de celui qui tantôt fustige les communautarismes, tantôt les flatte pour s’en attirer la faveur.
Bien sûr, il y a les hommes et femmes politiques de son entourage qui sont prêts à renier leurs valeurs républicaines, à nier qu’ils ne peuvent pas supporter la personnalité du chef de l’État, rien que pour espérer rester au pouvoir ou préparer la prochaine échéance de 2017. Mais les autres, tout ce peuple citoyen, ou du moins partie de ce peuple, celui qui s’est laissé séduire en 2007 par les sirènes de la « rupture », du « vous allez voir ce que vous allez voir », du « à bas le laxisme de 68 », du « travailler plus pour gagner plus », que ne voit-il le piège dans lequel il est tombé ? Que ne voit-il la lente destruction de la République, le passage imposé au forceps de la symbolique républicaine au pragmatisme entrepreneurial ? Évidemment, les gens ne peuvent passer leur temps à observer tous les faits et gestes de nos gouvernants. Et ce n’est pas faire injure au peuple que de dire qu’il n’a pas tous les moyens d’analyser les soubassements de la vie politique, parce qu’il a d’autres chats à fouetter dans sa vie quotidienne. Alors, ceux qui continuent à louer le président candidat, est-ce par ignorance, est-ce par aveuglement ?
On peut faire l’hypothèse qu’ils correspondent à la catégorie des convaincus, ces électeurs qui pour diverses raisons voteront toujours pour le représentant de leur camp. Mais des convaincus de quoi ? Difficile à dire. Il est probable que quelques uns continuent d’être fascinés par la personnalité de leur représentant, son volontarisme, sa puissance, son "courage". Mais il y a fort à parier pour que ce soit des convaincus du rejet. Ces électeurs — et pas seulement les militants— qui ne peuvent supporter l’idée d’être gouvernés par le camp opposé, en l’occurrence celui des socialistes. Et de ceux-là, on en trouve dans toutes les milieux sociaux : de la finance, de l’industrie, des professions libérales, de l’entreprise petite et moyenne, mais aussi des mondes ouvrier, commerçant, et même immigré. Il se produit dans cette catégorie d’électeurs un aveuglement sur soi et un rejet de l’autre, de cet autre, bouc émissaire, qui serait la cause de tous les maux. Évidemment, il faudra attendre les résultats effectifs des votes pour en faire une description plus détaillée, d’autant que l’on peut également faire l’hypothèse que, comme lors des élections de 1981, une partie de la droite ne votera pas pour ce candidat. Cependant, un autre enseignement peut être tiré de ce phénomène d’aveuglement qui empêche de voir le comportement autoritaire du chef de l’État, si on le met en perspective et qu’on le considère au regard de l’ambivalence dont fait preuve le peuple français dès lors qu’il s’agit d’autorité. Tantôt, ou à la fois, celui-ci récuse l’autorité brutale et s’élève contre elle (la Révolution, la Commune), tantôt, il est fasciné par la démonstration d’autorité exercée sur les autres (Napoléon), quand il ne la pratique pas lui-même dans son cadre professionnel. Douloureuse constatation que cette révérence à l’autorité quand elle devient autoritarisme. C’est là la source d’un poujadisme rampant qui traverse de façon insidieuse et fragmentée la population française [29], qui entretient le goût de la punition, quand ce n’est pas, dans ses dérives extrêmes, le rejet du travailleur étranger. Ainsi peut s’expliquer que nombre d’électeurs des couches dites populaires se soient laissés entraîner dans le piège du « Travailler plus pour gagner plus ».
Le cas de l’électorat de François Hollande ne peut être dissocié de celui de Jean-Luc Mélenchon car ils sont en partie complémentaires. L’électorat potentiel de François Hollande est majoritairement de gauche, d’autant que cette fois, contrairement à 2007, l’ensemble du parti est derrière lui, ce qui a pour effet d’entraîner les électeurs de tous milieux sociaux ayant une sensibilité de gauche. Ce n’est pas la Gauche unie de François Mitterrand puisque le parti communiste a suivi le Front de gauche, mais on peut penser que ce sera le cas au second tour.
On sait, depuis la présidentielle de 1981, que pour que la gauche accède au pouvoir, il faut qu’elle attire les voix d’une partie de la droite. En effet, l’électorat français, dans son ensemble, vote plutôt à droite. Le signe en est que depuis le suffrage universel il a élu des dirigeants de droite (De Gaulle, Pompidou, Giscard, Chirac, Sarkozy), la parenthèse Mitterrand en 81 étant due en bonne part à une division dans le camp de la droite [30]. C’est la raison pour laquelle Hollande, tout en affichant les valeurs républicaines de gauche, tout en désignant la Finance comme l’ennemi à combattre, se montre prudent sur les questions économiques et sur l’Europe. Si, dans l’hypothèse où il serait élu, Hollande se propose de réunir les patrons du CAC 40, parce qu’il faudra rassembler « toutes les forces pour le redressement du pays » [31], ce n’est pas qu’il passe à droite et devient un suppôt de la finance et du patronat : c’est par tactique politique. Il est vrai que la position est difficile à tenir entre une gauche radicale et un centre droit. S’attirer les faveurs des uns risquent de lui faire perdre les voix de l’autre et inversement. Il est par exemple possible que la mesure annoncée de taxer à 75% les hauts revenus ait fait glisser certains électeurs bayrouistes vers Nicolas Sarkozy.
Mais voilà qu’est apparu dans l’arène de la campagne, un ovni que personne n’attendait, quasiment ignoré au début et se plaçant en troisième ou quatrième position à quinze jours du premier tour : le Front de gauche et son tribun, Jean-Luc Mélenchon. Son électorat potentiel ? Il est probable qu’il agrège une population d’électeurs dont les valeurs se situent à la gauche de la gauche, avec pour point commun la représentation populaire des sans voix et des précaires : le Parti communiste (PCF) [32], le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et l’Alternative démocratie socialisme (ADS), une dissidence du parti communiste. Mais viennent s’agréger également, du moins dans les meetings, des Alternatifs de tout poil, des jeunes aimant se rêver révolutionnaires, de anciens nostalgiques du Grand soir revivant des combats du passé (la Prise de la Bastille). Et puis, on ne peut s’empêcher de penser que des fluctuants viennent grossir la foule des rassemblements, indécis et curieux n’ayant pas d’option idéologique, mais voulant participer à une manifestation festive « parce qu’il faut y être ».
Évidemment, l’ethos du candidat y est pour une grande part : un remarquable tribun [33] sachant trouver les expressions, les thèmes et la posture de celui qui veut redonner au peuple de la dignité et le mener à la victoire, telle la République de Delacroix. D’ailleurs, si un certain nombre d’électeurs semblent être séduits par l’apparente conversion de Mélenchon à « une écologie politique » au détriment (peut-être) du parti écologiste (EELV), c’est, il faut le reconnaître, que le groupe écologiste a des problèmes de leadership. Ce succès est-il un danger pour Hollande comme le disent certains commentaires ? Pour ma part, je ne le pense pas. Attendons de voir les résultats du premier tour, car le succès des meetings ne garantit pas les votes. En tout cas, il a l’avantage de mobiliser des possibles abstentionnistes parmi les pas contents et les fluctuants.
Ces observations, on l’aura compris, ne s’appuient pas sur des statistiques et ne valent pas enquêtes approfondies, mais elles s’appuient sur l’interprétation des discours et des signes dont la récurrence et la convergence permet de faire des hypothèses. D’ailleurs, outre la "poudre aux yeux" des sondages que j’ai déjà pointée, on peut se demander légitimement si l’on a toujours besoin de statistiques, et si, pour ce qui concerne les sciences humaines et sociales, les statistiques, en soi, seraient toujours un garant de scientificité. Roland Barthes n’a pas eu besoin de s’appuyer sur celles-ci pour écrire ses si pertinentes Mythologies.
En tout cas, ces hypothèses me conduisent à penser, indépendamment de mes propres choix, que Nicolas Sarkozy ne sera pas réélu. Je peux me tromper, mais ce serait une grande déception quant à la possibilité pour le peuple français de faire preuve de lucidité, d’autocritique et de désir de maintenir haute l’idée de la politique et de la République.