Notre souci de contribuer à définir un modèle de communication sociale qui ne soit pas seulement de transmission d’intention, mais de production de sens et d’interprétation dans des situations d’intercompréhension sociale, nous a conduit à poser la question du : “au nom de quoi parle le sujet ?”, ou du : “comment le droit à la parole vient-il au sujet ?”, questions qui conditionnent, par voie de conséquence, le processus d’interprétation. La réponse n’est pas simple car le sujet du langage qui s’institue en Je se trouve pris entre trois types d’activité : activité de relation à l’autre, activité de catégorisation du monde, activité de sémiologisation.
L’activité de relation à l’autre détermine un espace dans lequel le Je se trouve aux prises avec l’autre de la communication dans un rapport d’altérité intersubjective, un autre qui peut être un Tu et/ou un Il. Dans cet espace, il agit —ou est agi— en fonction de ce que sont les contraintes des dispositifs de communication dans lesquels il se trouve (les conditions situationnelles de la communication), et de la marge de manœuvre dont il dispose dans sa quête pour "s’individuer" (cette individuation serait-elle illusoire). Cela exige de tout sujet parlant une "compétence communicationnelle" [1].
L’activité de catégorisation du monde consiste à construire des visions du monde en univers de discours qui résultent de la façon dont les êtres sociaux, à force d’échanges langagiers [2], se représentent le monde. Ils le font en partageant des savoirs de connaissance et de croyance, savoirs qui circulent dans les groupes auxquels ils appartiennent et qui sont mobilisés par un jeu d’interdiscursivité (voir ci-dessous). Il s’agit ici d’une activité de sémantisation constructrice d’"imaginaires socio-discursifs". Cela exige du sujet qu’il possède une "compétence sémantique" (Charaudeau, 2000).
L’activité de sémiologisation (au sens de Saussure) consiste pour le sujet à articuler ces catégories de signifiance (combinaison de sémantisation, de mode d’organisation et de relation) avec des catégories de langue, de telle sorte que celles-ci, loin d’être un simple support ou habillage de celles-là, se donnent comme la mémoire ou la trace des premières dans un jeu de combinaisons à la fois morphologique, syntaxique et sémantique. Cela exige du sujet une "compétence sémiolinguistique" (Charaudeau, 2000).
C’est donc dans un jeu de va-et-vient constant entre ces trois types d’activité mobilisant chacune un type de compétence que le sujet construit du sens, ce qui inscrit ce modèle dans une problématique du sujet : un sujet à la fois agissant et agi, conscient et non conscient, surdéterminé et s’individuant. Dès lors, pour l’analyste, tout acte de langage (quelle que soit sa dimension et sa structure) se présente comme un ensemble de “possibles interprétatifs” (Charaudeau, 1983), lesquels doivent être traités sans hiérarchie de niveau (surface/profondeur), mais comme ce que R. Barthes a appelé des “avenues de sens” ( Barthes, 1970) : ni premières ni secondes, ni au-dessus ni en dessous, mais toujours à côté les unes des autres en une co-existence plurielle.
Le travail qui suit explore et tente de décrire certains des mécanismes de ces types d’activité en rapport avec la question du tiers. Cela nous a conduit à distinguer trois lieux de problématisation : l’un qui correspond à l’espace situationnel de la communication, celui où sont déterminés par avance des statuts sociaux, des places locutives et les rôles que doivent tenir les différents protagonistes de l’acte de langage ; un autre qui correspond à l’espace discursif de l’énonciation comme lieu de mise en scène du discours qui est en partie contraint par les données du cadre situationnel, mais où le sujet parlant, jouissant d’une certaine marge de manœuvre, peut jouer, à des fins stratégiques, avec les différents protagonistes du discours mis en scène. Il le fait en puisant dans sa compétence sémiolinguistique, en utilisant divers systèmes linguistiques qui s’organisent autour de la catégorie de la personne (pronoms personnels, déictiques, anaphoriques et autres qualificatifs) ; un troisième lieu enfin qui correspond à l’espace interdiscursif où circulent les discours, lieu d’une sémantisation des systèmes de valeurs, où le tiers peut être considéré comme un "méta-énonciateur" qui produirait des discours de vérité servant de référence à tout nouvel énonciateur.
Ces trois espaces sont à la fois contraints par les exigences de la relation interactionnelle (contrat) et livrés à la possible marge de manœuvre du sujet parlant (stratégies). Dans chacun de ces lieux se pose la question du tiers de façon spécifique, bien que tout acte de langage soit la résultante d’un jeu de combinaisons complexes des caractéristiques de chacun d’eux.
Un exemple.
Nous partirons d’un exemple, pour mettre en évidence l’émergence de ces trois types de tiers et montrer leur interrelation, en reprenant un échange dialogué déjà ancien, mais qui me semble particulièrement révélateur.
[Extrait d’une émission littéraire de télévision intitulée Apostrophes, dans laquelle l’animateur, B. Pivot, après avoir interrogé l’un de ses invités, J.F.Revel, à propos d’une interview que celui-ci avait donnée à la revue Play-boy, se tourne vers les deux autres invités et leur demande] :
— Bernard Pivot : “Et vous, est-ce que vous lisez Play-boy ?”
— Jean Cau (sec) : “Non !”
— Jean Dutourd (bonhomme) : “Oui, ça m’arrive, parfois, chez le coiffeur. ”
1) Le dispositif de cette émission est triangulaire : émission dite de débat qui met en relation entre eux les participants à l’échange, mais également met ceux-ci en relation avec un tiers présent-absent : le public [3]. On peut donc faire l’hypothèse que tout locuteur de cette situation sait qu’il est vu et écouté par ce tiers, et que même l’enjeu de l’échange est davantage tourné vers celui-ci que vers son interlocuteur, ou vers celui-ci via son interlocuteur. De plus, à l’intérieur de ce dispositif, chacun des participants peut se trouver, à tour de rôle, en position de tiers par rapport à ceux qui dialoguent.
2) Dans le processus de sémantisation, la réplique de Jean Dutourd peut être interprétée, pour faire vite, de la façon suivante : “Je lis cette revue quand l’occasion se présente, dans un lieu d’attente et de détente (il ne s’agit pas d’un cabinet de dentiste), sans que j’aie besoin d’aller l’acheter chez le marchand de journaux”. Tout se passe comme si Dutourd faisait appel au discours d’un méta-énonciateur qui dirait : “Un intellectuel institutionnellement reconnu [4] doit aussi être curieux de tout” et, corrélativement, laisserait entendre : “Dans la vie, il faut savoir faire preuve de tolérance”.
3) Énonciativement, cette réplique est susceptible d’avoir des effets divers :
a) elle répond en apparence à B. Pivot, qui, en l’occurrence, devient le Tu-destinataire auquel J. Dutourd signifie qu’il n’est pas tombé dans le piège de la question : répondre “non” serait se montrer sectaire, répondre “oui” serait frivole. Mais en même temps, cette réplique institue J. Cau en tiers. Elle construit de celui-ci une image de “sectaire” et, par opposition, de Dutourd une image de personne “tolérante”.
b) elle vise également, et de façon peut-être encore plus indirecte (bien que l’on n’ait pas les moyens de mesurer le degré d’indirection d’une énonciation), J.F. Revel en suggérant quelque chose comme : “Ce n’est pas très sérieux, quand on est un homme de lettres, de donner une interview dans une telle revue que l’on lit de façon distraite, en la feuilletant, chez le coiffeur”.
c) enfin, et cela simultanément, cette réplique est comme un clin d’œil adressé au public-téléspectateur, tiers prévu dans le dispositif, clin d’œil qui signifie : “Vous voyez comment on se sort d’une question piège ? En faisant de l’humour”. Il appelle donc ce tiers à entrer en complicité avec lui.
On voit comment ces discours interagissent les uns sur les autres. Cela permet de dire que, comme dans tout acte de communication, les discours s’entremêlent. Mais on voit également que pour juger de leur valeur, il faut distinguer les niveaux où ils interviennent. Ici, les trois lieux de problématisation sont convoqués simultanément, mais ce n’est pas toujours le cas.
Tout contrat de communication se structure autour d’un “dispositif communicationnel” qui détermine par avance l’identité des partenaires [5], du point de vue de leurs statuts sociaux et des rôles locutifs qu’ils doivent exercer ; les relations qui s’établissent entre eux du point de vue de la finalité qu’ils visent ; les propos qu’ils peuvent tenir, le tout en fonction des circonstances matérielles dans lesquelles ils se trouvent. Dans certains contrats, le dispositif se caractérise, de façon explicite, par un rapport de triangularité entre trois types de partenaires. Il peut prendre plusieurs formes : de conversation, de médiation, de spectacle, de concurrence.
C’est un dispositif à trois partenaires qui sont physiquement présents les uns aux autres, chacun ayant le droit de prendre la parole, de façon réglée ou non. Cette situation se caractérise par une co-présence énonciative avec alternance de prise de parole.
On a affaire ici au cas des situations d’échange conversationnelles appelées trilogues déjà traités par les conversationnalistes (Kerbrat-Orecchioni : 1995) : des conversations, des discussions, des réunions de travail, des colloques scientifiques, dans les moments où il y a échange entre trois partenaires. Le trilogue se limite alors à “un ensemble de trois personnes existant en chair et en os” (Kerbrat-Orecchioni,1995), sans distinction de niveaux auxquels pourraient se réaliser ces échanges trilogiques. Il s’agit ici d’un dispositif trilogique de fait, par la présence effective et le droit à la parole des trois partenaires.
C’est un dispositif à trois partenaires co-présents physiquement, dont l’un, actif, est en position de médiateur. Ce dispositif s’apparente au premier, mais alors que dans le premier, les partenaires co-présents peuvent être tiers à tour de rôle, ici est établie par avance une organisation dans laquelle l’un d’entre eux se trouve en position de devoir jouer un rôle de médiation. Dans ce cas, on peut trouver différentes situations d’échange selon le rôle qui est attribué au tiers :
) le tiers joue le rôle d’intercesseur. Ce rôle consiste à essayer [6] d’apaiser les relations antagonistes entre les deux partenaires et de trouver une solution qui leur permette d’arriver à un accord (compromis, pacte, gentleman agreement).
) le tiers joue le rôle d’animateur. Pour ce faire, il peut être amené à : distribuer la parole et gérer le temps de parole des participants au débat (rôle dit du “sablier”) ; de poser des questions (rôle du journaliste interviewer) ; de faire des déclarations performatives (rôle du président de séance dans un colloque). Ce qui fait que dans les entretiens radiophoniques et autres interviews télévisées, l’animateur se trouve dans un double dispositif triangulaire : l’un vis-à-vis de l’échange entre les participants (dispositif 2), l’autre vis-à-vis du public (dispositif 3) [7]. À d’autres moments peuvent se superposer la triangularité situationnelle de la communication (dispositif 1) et celle de l’orientation du discours (dispositif 4). Dans le cas d’un face à face télévisé, par exemple, le sens de la triangularité peut varier, selon que l’animateur est en position de tiers (dispositif 2), et donc les débatteurs échangent sous son contrôle, ou en position d’interlocuteur, lorsque l’un des débatteurs lui répond directement, et donc c’est l’autre débatteur qui est mis en positions de tiers.
) le tiers joue le rôle de juge-arbitre . Il a pour rôle, dans un échange où s’affrontent deux parties antagonistes, non plus seulement d’animer ou d’intercéder —ce qui reste toujours possible—, mais de juger au nom de la loi et d’édicter une sentence. On trouve ici les situations de procès où une instance juge joue ce rôle face à la relation dyadique accusation-défense. Cette situation appartient à ce dispositif plutôt qu’au dispositif (1), car elle est hiérarchisée par avance.
Dans ce dispositif, il y a trois partenaires dont deux sont physiquement présents dans une co-énonciation dyadique d’alternance de parole, et un troisième (qui peut être physiquement présent comme le public présent dans la salle, ou présent-absent comme l’auditeur de radio), lequel est en position d’écoute, de témoin, mais n’a pas droit à prendre la parole (au mieux peut-il réagir par des rires, sifflets ou applaudissements). Il n’est qu’en position réactive, mais il doit être considéré comme partenaire à part entière, car les deux autres qui se trouvent sur la scène savent qu’il est là, en lieu et place d’évaluateur, et donc en place de véritable “destinataire-cible” de l’échange. C’est le cas, comme dans notre exemple de départ, des débats, interviews et entretiens qui se déroulent en présence d’un public (quel que soit le mode de présence du public, et le support de communication). Aussi, on observera que le cas du débat télévisé avec animateur s’articule sur deux dispositifs : le dispositif (2) de “médiation” et le dispositif (3) de “scène”.
C’est un dispositif à deux partenaires plus un, qui se trouvent dans une relation d’échange non-nécessairement interlocutive : un Je s’adresse à un Tu-destinataire, tout en cherchant à se différencier d’un troisième partenaire [8] généralement absent (mais il peut être présent) qui est en position de concurrent ou d’adversaire ; le Je prend ce tiers comme prétexte pour produire un discours d’opposition ou de rejet du discours supposé de celui-ci. Cette fois, c’est dans le dispositif conceptuel que se trouve la triangularité.
C’est le cas du discours politique qui ne peut se développer hors de la triangularité : “instance politique” / “instance citoyenne” / “instance adversaire”. Il en est de même pour le discours publicitaire dont la valorisation du produit mis en scène n’a de raison d’être que parce qu’il y en a d’autres sur le marché (un même produit sous des marques différentes). C’est cette situation de concurrence, intrinsèque au contrat publicitaire, qui justifie l’un des implicites du contrat, autrefois décrit sous la forme : “seul P donne R” (seul ce Produit donne ce Résultat ), ce qui sous-entend : “les autres non” (Charaudeau, 1994). Cependant la place du concurrent, dans le discours publicitaire, n’est pas tout à fait la même que celle de l’adversaire dans le discours politique. Peut-être parce que ce dernier portant sur des valeurs d’ordre éthique, le concurrent ne peut être qu’un opposant, alors que l’autre cherchant à séduire (d’ordre hédonique), le concurrent est seulement différent.
Cependant, ici aussi, peuvent se produire des combinaisons. Par exemple, dans le discours politique, le locuteur peut, à des fins stratégiques, faire semblant de ne pas avoir d’adversaire [9]. Par exemple, dans la campagne publicitaire de Benetton, est mis en lieu et place du tiers concurrent, non pas un autre produit, mais toute la profession publicitaire : “Moi, je ne fais pas de la publicité commerciale comme les autres, je fais de la publicité humanitaire”. Enfin, on pourrait également imaginer que la triangularité implicite du discours publicitaire devienne une triangularité explicite en faisant apparaître (sous forme de dialogue ou autre) un partisan du produit concurrent. Ce serait le cas de la publicité comparative, qui est interdite en France.
On n’est plus ici dans l’espace externe de la situation de communication, mais dans l’espace interne de l’énonciation dans lequel se trouvent les protagonistes (énonciateur, destinataire et tiers). A priori, il n’y a donc dans cet espace qu’un tiers, le Il dont on parle qu’il ne faut confondre ni avec le participant-tiers effectif de la situation de trilogue, ni avec le Tiers de l’interdiscursivité (voir ci-dessous). Dès lors, on peut chercher à étudier : soit la façon dont est convoqué cet autre-tiers par un jeu de citations ; soit la façon dont se développe un jeu de “ chaises musicales ”, un jeu dans lequel le sujet parlant joue avec les différents protagonistes, les substituant les uns aux autres. Pour la convocation du tiers par jeu de citations, on renverra aux différentes études qui ont pu se développer dernièrement sur le discours rapporté [10]. Pour le jeu de substitution des protagonistes, on peut explorer plusieurs pistes. Mais pour cela, il convient de bien distinguer la “place” que peut occuper un protagoniste du “rôle” qu’il est amené à tenir.
La place détermine la position locutive du sujet dans l’échange, et donc si celui-ci est physiquement présent ou non, et s’il a droit à la parole ou non. De ce point de vue, le tiers peut être exclu ou inclus. Il peut être exclu par un autre, soit de façon directe (“Taisez-vous, jeune homme ! Vous ne parlerez que quand on vous donnera la parole” dit A à C, alors qu’il parle avec B, lui signifiant qu’il n’a pas le droit, provisoirement, à la parole, qu’il doit attendre son tour), soit de façon indirecte (“Il y en a qui viennent fourrer leur nez partout” dit A à B en parlant de C qui vient écouter leur conversation), comme dans la mise en scène du discours publicitaire (voir ci-dessous le cas 3). Mais il peut également s’exclure de lui-même en se retirant de l’échange ou en décidant de ne pas parler. D’un autre côté il peut être inclus ; soit par un autre (il est interpellé ou sollicité : “Et qu’en pense X ?”, “Si on demandait à X ?”) ; soit par lui-même en s’auto-sélectionnant et en faisant intrusion dans la conversation (“Permettez-moi que j’intervienne dans votre polémique”)
Le rôle est ce au nom de quoi les protagonistes exercent leur droit à la parole. Ils parlent en tant qu’expert, témoin, ami, adversaire, supérieur, inférieur, etc. Il ne s’agit pas tant du statut, mais de ce qui spécifie le lien interpersonnel qui relie les protagonistes, lien d’agression, de consensus, d’alliance, etc. Ici aussi, les rôles peuvent être revendiqués ou contestés dans un mouvement d’exclusion ou d’inclusion. D’exclusion, lorsqu’est signifié à quelqu’un qu’il n’a pas droit à tenir tel rôle (par statut ou hiérarchie : “Monsieur, je vous rappelle que vous n’êtes ici que pour enregistrer notre débat et non pour intervenir”) ; il peut lui être signifié qu’il n’a pas la qualification requise pour intervenir (constat d’incompétence : “Vous êtes médecin ? Non ? Alors taisez-vous”). D’inclusion, lorsque quelqu’un est appelé par l’un des partenaires à “partager son opinion” (appel à consensus et à établissement d’une alliance : “Je suppose que notre hôte sera d’accord avec nous”) ; lorsqu’il est sollicité pour jouer un “rôle de médiation” (animateur, arbitre : “Et que dit monsieur le Président ?”, “Et si l’on demandait son avis à monsieur X qui est parmi nous, et qui est expert en la matière ?”) ; ou lorsqu’il est appelé à témoigner pour confirmer des dires (“Vous avez entendu ce qu’il a dit ? Vous êtes témoin qu’il m’a insultée”).
Il faut étudier ces jeux de substitution à partir de ce que disent les locuteurs, car il s’agit ici des places et des rôles qui sont attribués par ceux-ci, et non de ceux qui sont prévus par le dispositif. Il y aurait contradiction à dire d’un sujet qu’il est en position de tiers et en même temps interlocuteur [11]. On peut d’ailleurs se demander si le tertius gaudens (qui tire les marrons du feu) et le "despote" (qui provoque le conflit) que définit Caplow et reprend Kerbrat (Kerbrat-Orecchioni, 1995 : 15), sont des positions de tiers. Lorsqu’un locuteur prend la parole, il faut se demander s’il entre dans une nouvelle relation dyadique (serait-ce vis-à-vis des deux autres), et s’il le fait soit en devenant nouvel interlocuteur, soit du point de vue de la position tiers instaurée par le dispositif, ou de celle qui lui est assignée par l’autre (“—Qu’en penses-tu ? —Moi, à votre place, à tous les deux, je…”). Mais dès lors qu’il a pris la parole et intervient dans une nouvelle relation dyadique ou triadique, il dépend du nouveau jeu relationnel (d’alliance ou d’opposition) dans lequel il s’inscrit (Zamouri, 1995 ; Plantin, 1995). En tout cas, on voit une fois de plus l’avantage de distinguer “protagoniste” de l’acte d’énonciation (les intralocuteurs), et les “partenaires” de la situation de communication (les interlocuteurs). Voyons donc différents cas de substitution.
a) Le Tu est configuré en il de façon explicite, c’est-à-dire que tout en montrant que l’on s’adresse à son interlocuteur, on le désigne par il : [échange de bistrot] “Alors, comment va-t-il, aujourd’hui ? Il a bien dormi ? Qu’est-ce qu’il prendra ?” ; [rituel de politesse] “Son excellence m’a fait mander ?”. Dans ces cas, Tu est construit en tiers-interlocuteur. Cela produit un effet de mise à distance pour marquer de la "déférence", de la "prudence", de l’"ambivalence" ou de l’"ironie complice". Une variante de ce cas serait lorsque le Tu est englobé dans un on ou un ça : [L’instituteur à ses élèves] “Alors, on veut bien se taire ?!” ou “Ça travaille, là-dedans !”. La construction identitaire est celle d’un Tu comme "tiers-collectif anonyme", et l’effet de mise à distance peut être dépréciatif ou affectif. Une autre variante serait lorsque le Je dédouble son interlocuteur en tiers et en Tu : il montre qu’il s’adresse à lui, Tu, tout en parlant d’un Il, mais d’un Il qui sert à viser le Tu. Exemple : “Je ne comprends pas ceux qui ont besoin de lire les critiques de cinéma pour se faire un jugement sur le film qu’ils vont voir”. Le Tu est englobé dans le “ceux”, et il est donc visé indirectement. Manière élégante de porter une critique à l’endroit de l’interlocuteur sans l’agresser directement, en ayant l’air de critiquer une catégorie de gens. Dans ce cas, l’interlocuteur peut s’en sortir facilement en ne se sentant pas concerné [12].
b) Le Je s’englobe dans un on : [conversation de rue] “—Comment vas-tu ? —Ben, on fait aller !” ; [un père à son fils] “On n’est pas d’accord !”. C’est également le cas des on que l’on trouve dans les articles scientifiques lorsqu’ils correspondent au sujet écrivant. La construction identitaire est celle d’un Je en tiers-anonyme, un tiers subsumant le Je en Je-tiers. L’effet de distanciation qui en résulte construit un sujet qui est soit dépossédé de sa volonté par une puissance Tiers (dans “On fait aller”, c’est la destinée qui parle), soit “légitimé ” par un savoir-Tiers (le on du discours scientifique, représente le sujet savant), soit qui prend la figure d’un tiers qui “juge” (“On n’est pas d’accord”) [13]. Une variante de ce cas serait lorsque le Je s’efface en se confondant avec une catégorie nominalisée d’énonciateur : “Le (s) soussigné(s) déclare(nt)…), “Le porteur de la présente” [14]. On peut également rappeler que parfois le Je peut prendre explicitement en charge le méta-énonciateur (“Je suis de ceux qui pensent que…”), mais cela nous renvoie aux différents cas d’interdiscursivité (voir plus loin) [15].
Ce cas a été abondamment étudié par les interactionnistes (voir Kerbrat-Orecchioni, 1995). Le discours du Je vise le tiers présent, qui devient destinataire visé, en passant par le Tu destinataire adressé. C’est pourquoi il est préférable de dire “visée indirecte” plutôt qu’“adresse indirecte” comme le font certains analystes des conversations (Kerbrat-Orecchioni, 1991 : 91), car la visée est intralocutoire et l’adresse interlocutoire. Cette visée indirecte peut se faire soit en parlant de soi-même (“Moi, je ne suis pas snob”, sous entendu “comme lui”), soit en prononçant un énoncé de vérité [16] (“On ne peut pas être snob !”), soit en impliquant le Tu adressé (“Je suis sûr que tu n’aimes pas les snobs”). Le tiers visé dispose de deux réactions possibles : faire la sourde oreille comme s’il ne se sentait pas concerné ou réagir en tiers concerné [17]. Dans ce dernier cas, en prenant la parole, il montre qu’il s’est senti visé, soit de façon indirecte (“Eh bien, moi, j’aime bien les snobs !”), soit de façon directe (“Mais je ne suis pas snob, enfin !”). S’il ne réagit pas, le Je, locuteur d’origine, semble rater sa cible. En tout cas, n’ayant pas provoqué de réaction chez le tiers visé, il ne sait pas s’il a touché celui-ci (délice de l’incertitude !). Si le tiers réagit, le Je fait mouche, mais en même temps celui-ci est à l’abri du reproche possible que pourrait lui adresser le tiers : “Pourquoi tu me critiques ?”. Le Je pourrait en effet répondre : “Moi ? mais je ne parlais pas de toi !”. Le destinataire, tiers visé n’existe que dans l’implicite (délice de la dénégation !).
Dans le discours rapporté, celui dont on rapporte les propos est toujours en position de tiers. Même lorsque l’on rapporte les propos de son interlocuteur (“Tu as dit autrefois que tu ne lui pardonnerais jamais”) ou de soi-même (“J’ai toujours dit qu’il ne ferait pas une longue carrière politique, et aujourd’hui je continue à penser la même chose”), ces tu et je [18] sont institués en Il, un Il qui coïncide, ici, avec l’interlocuteur ou le sujet parlant. Le discours rapporté se fait donc selon un processus dans lequel le sujet parlant, rapporteur, délègue, un instant, l’origine énonciative du discours à un autre pour le reprendre à son compte, l’assumer ou le rejeter. Autrement dit, il délègue sa parole à un tiers, soit pour apporter une preuve d’authenticité de ce que l’on dit en faisant appel à un témoignage (propre du discours d’information), pour conforter ses propres dires en citant les paroles d’une personne qui fait référence (propre du discours scientifique), pour rappeler ce qui a été dit en vue de faire justice à son auteur ou de le mettre en contradiction (propre du discours politique).
On sait que le sujet parlant dispose de plusieurs façons de rapporter [19] . On en trouve de nombreux exemples dans la presse ou dans les déclarations politiques comme dans cette allocution télévisée de Georges Pompidou, Président de la République, appelant à voter “ oui ” lors du premier référendum pour l’entrée de la France dans la Communauté européenne : “Il en est d’autres qui vous poussent à l’abstention”. Ici le tiers est l’adversaire dont on découvre qu’il aurait été à l’origine d’un jugement (“Il faut s’abstenir”) lequel est rapporté sous une forme “narrativisée” [20] . C’est là l’occasion d’analyser le rôle que le discours rapporté joue dans l’argumentation du sujet parlant, et le jeu de masquage qui s’instaure entre le Je rapporteur et le tiers qui est rapporté.
a) Dans le discours politique, lorsque l’instance politique s’adresse à l’instance citoyenne, l’adversaire, par dispositif, est en position de tiers. Mais dans un face à face à la télévision, lorsque les adversaires sont en présence l’un de l’autre et en situation d’interlocution, c’est l’instance citoyenne qui devient le tiers. Un tiers présent-absent qui est censé écouter et qui peut être convoqué par celui qui parle ; en effet, celui-ci peut attribuer des pensées à ce tiers par le biais d’énoncés généralisants du genre : “Les Français ne peuvent accepter qu’on les traite comme vous le faites”. Il s’agit d’une variante de discours rapporté puisqu’on fait comme si un tiers présent-absent avait été, à un moment donné, l’énonciateur d’un tel jugement.
À signaler deux cas intéressants dans le discours politique : la “parole prophétique” et la “parole de repentance”. Prononcer une parole prophétique —ce que l’on trouve chez les grands leaders populistes—, c’est se mettre en lieu et place du "vouloir d’un Tiers", se faire l’écho du message (de rédemption ou de châtiment) d’un Tiers de l’au-delà (ce tiers porte alors un T majuscule). Tout en s’en faisant le porte-parole, on endosse cette figure du Tiers, et l’on devient soi-même ce Tiers. C’est ce que fit le président de la Guinée équatoriale, Macías Nguema, en déclarant en 1974 : “No hay más Dios que Macías” [21]. De même, dans les déclarations de repentance, qui sont actuellement à la mode (Eglises et Chefs d’État demandant pardon au nom de leurs peuples) : le sujet déclarant, qui doit évidemment avoir l’autorité légitime pour le faire (il s’agit d’un acte performatif), se met lui-même en position d’un Tiers qui fait office de médiation entre l’entité coupable (l’Eglise, l’État) et l’entité victime (les juifs, les déportés, les protestants, les incroyants, etc.). En réalité il représente l’entité coupable, mais en même temps il parle au nom d’une nouvelle entité qui, reconnaissant et assumant la culpabilité de la première, se met au-dessus de celle-ci et la sauve. Dans ces deux cas le Je vaut pour le Tiers, et le Tiers s’incarne dans le Je, ce qui correspond bien à la représentation que les membres d’un groupe peuvent se faire de ce que doit être “ le chef ” : celui qui colle à la médiation sociale, à l’imaginaire collectif-Tiers dont le groupe s’est doté [22].
b) Dans le discours publicitaire classique, le produit, objet de la publicité, est, en apparence, en lieu et place du tiers dont on parle et dont on vante les qualités. En réalité, ce n’est pas le produit qui est en place du tiers (sauf pour la réclame ancienne dans laquelle le produit était présenté comme l’objet commercial à acheter), mais l’imaginaire dans lequel se fond le produit (on ne vend pas une voiture, mais le plaisir de la conduite ou le prestige social) (Charaudeau, 1994). Cependant, on voit apparaître, à des fins stratégiques, différentes figures discursives qui consistent soit à mettre le fabriquant du produit en position de tiers comme modèle de référence (c’est le cas de ce que l’on appelle les produits-signatures : “Chanel n°5”) ; soit à englober Je et Tu dans un on tiers-méta-énonciateur qui tient un discours de vérité (“Avec le produit X, quand on aime, on ne compte pas”) ; soit à mettre en position de tiers le Je-nous-fabriquant (“Chez Pigier, on [23] forme les secrétaires modernes”) ; soit à mettre le Tu en position de spectateur d’un tiers-témoin (“La laine, plus on la porte, plus on l’aime”, slogan dit par un témoin qui porte le produit) [24].
c) Dans le discours d’information médiatique le public peut être traité comme un Il lorsqu’on le laisse en simple lieu et place de spectateur ou d’auditeur sans faire allusion à lui. Ou bien en tiers inclus lorsqu’il y est fait allusion de façon explicite (“Les gens se demandent si vous avez vraiment trempé dans cette affaire de pots-de-vin”). Mais il peut y être fait allusion de façon implicite. Par exemple, le journaliste qui interviewe un invité cherche à se faire le porte-parole de l’auditeur ou du téléspectateur moyen [25], et donc pose des questions qui sont censées correspondre à celles que ceux-ci voudraient poser : “Comment peut-on être à la fois mathématicien et poète ?” [26] ; “Comment peut-on être de droite et faire une politique sociale ?”, ou “Comment peut-on être de gauche en faisant une politique libérale ?” (questions récurrentes chez les journalistes). L’instance citoyenne est ici érigée en tiers-opinion de référence. Mais il se peut aussi qu’un je représente le tiers. Par exemple, dans certaines émissions radiophoniques (de type Radioscopie), lorsque l’interviewer questionne un artisan, un mineur de fond ou un berger, ceux-ci répondent en je, mais en réalité leur discours est censé représenter l’archétype de ces métiers : ce je renvoie à un Je qui vaut pour Il. Enfin, parfois, le tiers peut apparaître sous une interrogation adressée à quelqu’un. Par exemple, les médias mettent souvent en scène différentes figures d’une opinion publique qui serait plus ou moins directement visée : figures d’"interpellé", de "prise à témoin" [27], d’"alerté", de "sollicité", etc. [28].
L’espace d’interdiscursivité est celui où circule des discours en tant qu’ils sont porteurs de systèmes de pensée constitués en ce que nous appelons des “imaginaires socio-discursifs”, et ce quelle que soit la forme dans laquelle ils sont configurés. Par exemple, les énoncés : “A : C’est un voyou. B : Que veux-tu, il ressemble à son père !”, et “Dans notre famille, on n’a jamais su retenir l’argent” peuvent être considérés comme les configurations d’un imaginaire socio-discursif du genre : “les hommes sont surdéterminés par leur filiation” ou “l’héritage génétique surdétermine les hommes”, également configuré par l’expression “tel père, tel fils”. Les imaginaires discursifs sont des interprétations possibles provenant des inférences que les énoncés pris en contexte nous permettent de faire. Ce qui veut dire que : (i) la description de ces imaginaires est loin d’être stable : elle est souvent flottante, et en tout cas hypothétique ; (ii) l’inférence peut varier selon la façon dont l’interprétant perçoit le contexte (c’est-à-dire selon ce qu’il est, lui, et ce que sont ses propres références). Cela explique qu’un même énoncé, même pris dans le même contexte, puisse renvoyer à des imaginaires différents selon les inférences qu’en construisent les sujets interprétants. Nous retrouvons ici plusieurs filiations disciplinaires : d’une part ce que la rhétorique a appelé des “figures” (la figure de "filiation", la figure de "barbarie", c’est-à-dire la façon dont on se représente collectivement la "filiation" ou la "barbarie") ; d’autre part ce que la psychologie sociale appelle des “représentations sociales” ; enfin ce que la philosophie analytique appelle “l’environnement cognitif mutuellement manifeste”( Sperber et Wilson, 1989) comme condition d’interprétation de l’échange.
Pour pouvoir communiquer, c’est-à-dire échanger du sens en ayant l’air de s’entendre, il faut co-partager des connaissances évidemment, mais aussi des jugements de valeur sur le monde. Co-partager ne veut pas dire nécessairement que l’on adhère à ces jugements mais qu’on en a connaissance, que l’on sait qu’ils existent [29]. Cet ensemble de connaissances et de jugements qui constituent les imaginaires socio-discursifs fonctionnent comme une sorte de “médiation sociale externe”, c’est-à-dire ce qui permet aux individus de se reconnaître comme appartenant à un groupe avec lequel ils tiennent ces imaginaires en partage. Pour être fondateurs du groupe ces imaginaires doivent avoir une valeur transcendantale. Ainsi, parler, ce serait toujours parler “sous couvert de” discours de référence implicites, d’imaginaires qui font office de norme sociale, au nom desquels les énoncés prennent leur valeur sémantique.
Notre position fut, pendant un certain temps, de ne pas inclure cette conception du tiers dans le champ du discours. Il nous semblait en effet que l’on confondait la “médiation externe” qui est omniprésente dans tous les actes d’échange social, et surdétermine le groupe social au nom de normes de référence d’ordre idéologique, religieux et politique (ce qui rappelait la problématique althussérienne du “sans sujet”), avec le tiers qui pour être une “non personne” n’en était pas moins “un sujet”. Mais il nous est apparu que l’on pouvait considérer ces imaginaires comme des discours de croyance qui servent de référence au sujet parlant et derrière lesquels il y aurait un "méta-énonciateur". Il s’agirait alors non plus d’un tiers, mais d’un Tiers qui, comme on va le voir, fait l’objet d’une catégorisation. Nous maintenons cependant le postulat qui veut que le sujet du discours soit surdéterminé, non de façon absolue et essentialisée, mais de façon circonstancielle selon la situation de communication dans laquelle il se trouve et les normes de référence qu’il convoque lors de son acte d’énonciation [30]. Nous reprenons donc cette question que nous avions commencé à traiter dans le Discours d’information médiatique en proposant de distinguer “jugement de savoir” et “jugement d’opinion”.
Tout d’abord, reconnaissons qu’il n’est pas très facile de s’y retrouver dans une question, que l’on pourrait appeler “la constitution des systèmes de pensée”, qui est également traitée par des philosophes (Marin,1993), des psychosociologues (Moscovici,1994 ; Guimelli, 1999) et des sociologues (Bourdieu, 1979 ; Morin : 1995) en utilisant des dénominations diverses, ou en employant des mêmes termes avec des sens différents. Ainsi en est-il de : “systèmes de pensée”, “systèmes d’idées”, “systèmes de croyances”, “idéologies”, “doctrines”, “théories”, “attitudes”, “opinions”, etc. Le marxisme par exemple a pu être considéré comme une “théorie” pour ce que fut sa tentative d’explication socio-politico-économique des sociétés occidentales ; comme une “doctrine” dans la mesure où il s’autojustifiait par référence à des textes dits fondateurs ; comme une “idéologie” dans la mesure où il devenait un principe d’explication et d’orientation de l’activité humaine ; comme un “système de croyances” dans la mesure où il véhiculait des valeurs à substance affective susceptibles de constituer des principes de vie, des aspirations (l’égalité des hommes). Certains (E. Morin, P. Moscovici) disent que la psychanalyse balance entre “théorie”, lorsqu’elle est objet de discussion scientifique, et “doctrine”, lorsqu’elle est objet de polémique débouchant sur la constitution de champs de pouvoir, de cénacles dans lesquels on ne peut entrer que par adoubement ou dont on ne sort que par exclusion. D’autres (P. Bourdieu) disent qu’il y a des théories économiques qui se convertissent en doctrines ou nouvelles idéologies. Il semble cependant qu’une idée commune relie ces différents points de vue, celle qui pose que la "réalité" n’existe que construite en "réel" à travers la connaissance et l’expérience qu’on en a. Cette construction serait le résultat d’une activité de l’esprit humain.
Depuis Platon, pour qui la vraie vie est “idéelle” et le monde sensible illusoire, en passant par les archétypes de l’inconscient de Jung, les mythes de Lévi-Strauss qui se pensent eux-mêmes, la “noosphère” comme lieu où se synthétise et se structure l’expérience vécue du monde matériel, la connaissance du monde résulte d’une production de l’esprit. De là, que l’on pourrait intégrer cette activité de l’esprit dans ce que les psychosociologues appellent les “représentations sociales”, puisque celles-ci auraient pour fonction d’interpréter la réalité par le biais de symbolisations signifiantes. Ces représentations “recouvrent donc l’ensemble des croyances, des connaissances et des opinions qui sont produites et partagées par les individus d’un même groupe, à l’égard d’un objet social donné” (Guimelli, 1999 : 63). Par prudence (ou tradition dans cette discipline), les psychosociologues semblent réduire la portée des représentations au cas de la “connaissance du sens commun”, au groupe qui les produit et à l’objet social dont il est question. Mais comme il est difficile de distinguer "sens commun" de "sens non commun" [31], de concevoir que le sujet penserait indépendamment d’un groupe et qu’il penserait en dehors d’un objet de pensée, on peut donner à cette définition une portée plus générale, et dire que les représentations sociales témoignent d’une organisation mentale à fonction interprétative selon un principe de cohérence qui se construit au terme d’un double processus d’“objectivation” et “d’ancrage” (Guimelli, 1999 : 65, 67). Ainsi s’élaborent des “systèmes de pensée”, mélanges de connaissance, de jugement et d’affect.
Cela dit, l’analyse de discours ne peut emprunter tels quels les concepts d’une autre discipline. Elle doit chercher des définitions qui, tout en tenant compte de ce que proposent d’autres disciplines, correspondent à son point de vue. Voici donc une tentative de catégorisation du savoir du point de vue du discours, autour de deux types de construction : les unes, plus objectivantes, aboutissant à des systèmes de connaissance ; les autres, plus subjectivantes, aboutissant à des systèmes de croyance.
Ils tendraient à établir une vérité sur les phénomènes du monde. Cette vérité serait censée exister en dehors de la subjectivité du sujet, et le garant en serait l’existence d’un quelque chose extérieur à l’homme. Ce quelque chose serait de l’ordre de la “raison savante” qui construirait sur le monde des représentations, lesquelles vaudraient pour connaissance du monde, dans la mesure où un mode de pensée s’appuyant sur des instruments de visualisation du monde (microscope) ou de calcul (statistique, informatique) pourrait être utilisé par plusieurs individus et donc ne leur appartiendrait pas en propre. La garantie réside ici dans une instrumentation qui est supposée extérieure au sujet (objectale). On voit que peuvent être rattachées à un tel système de connaissance du monde ce que l’on appelle les “théories”. Celles-ci se caractérisent par une forme de discours à la fois fermée et ouverte. Fermée autour d’un noyau de certitudes constitué par un ensemble de propositions ayant valeur de postulats, de principes ou d’axiomes, dont dépendent les concepts, les modes de raisonnement et l’appareillage méthodologique. Ouverte dans la mesure où cette forme de discours se trouve dans un processus de réfutation/intégration de propositions contraires ou de résultats contradictoires. Autrement dit, les théories sont obligées d’accepter la confrontation à l’empirie et la critique.
Les systèmes de connaissance par la raison savante engendrent du savoir de connaissance qui, comme nous venons de le dire, est "objectivant". D’une part, il porte sur l’existence des faits du monde et l’explication des phénomènes du monde qui se présentent comme autant d’objets placés devant l’homme et mis à sa considération, d’autre part il s’énonce à travers un "il-vrai" extérieur au sujet, un "il-vrai" qui ne peut être énoncé que par un sujet neutre que l’on ne sait nommer : “l’ordre des choses”, “la science” ou “la révélation”, et qui joue le rôle de "vérificateur". C’est le “fantôme de la vérité”, expression proposée par Berrendonner (Berrendonner, 1981). Le sujet parlant se référerait à ce "il-vrai" comme à un savoir préexistant, qui est indépendant de tout acte d’énonciation personnel. C’est pourquoi il faut considérer ce "il-vrai" comme un impersonnel, ce qui le distingue, on va le voir, d’un "on-vrai". Dès lors, le sujet parlant n’a plus qu’à exprimer qu’il connaît ou ignore ce "il-vrai". Ce faisant, lorsqu’il parle tout se passe comme s’il se réfugiait derrière un discours d’ordre factuel qui ne se discute pas parce qu’il fait partie de l’ordre du monde, de ce qui a été établi par la science ou de ce que dit la parole révélée. Des échanges comme : “A : Il est vrai qu’on ne peut rien contre un ouragan / B : C’est faux, on peut maintenant les prévoir et se protéger de leurs effets”, ou “A : Le libéralisme est une théorie politique / B : Non, c’est une théorie économique”, ou “A : Les manuscrits de la mer morte sont apocryphes / B : Ça n’a jamais été démontré” renvoient à une opposition entre des outils de connaissances auxquels on peut se référer à propos des ouragans, du libéralisme ou des textes sacrés et que l’on pourrait vérifier par un savoir savant.
Du coup, la question qui se pose ici à propos du tiers est de savoir si on peut considérer que derrière ce discours de vérité il y a un méta-énonciateur, c’est-à-dire que ces discours de vérité procéderaient de la voix d’une entité abstraite intentionnelle surdéterminante. On peut répondre, me semble-t-il, par l’affirmative à condition de ne pas confondre ce tiers avec un tiers de jugement, comme on va le voir maintenant. Ici, c’est La Science qui parle à propos du monde. Et même si le sujet se met à distance de ce savoir par un “Si l’on en croit la science”, ce n’est pas pour autant un jugement qu’il émet car il n’y a pas ici de processus d’axiologisation. Simplement, il s’en remet à ce qu’est l’explication scientifique, en précisant que ce n’est pas lui qui parle, bien qu’on puisse supposer qu’en réactivant cette origine énonciative, du même coup il l’assume. Dans tous les cas on a affaire ici à un grand Tiers.
Les systèmes de croyance ne portent pas tant sur la connaissance du monde que sur les valeurs, ces dernières n’étant pas du même ordre que la première, même s’il est bien souvent difficile de faire le départ entre les deux. La connaissance se caractérise par le fait qu’elle est un mode d’explication qui est centré sur le monde, et qui est censé ne pas dépendre de l’homme (comme l’énoncé “la terre tourne autour du soleil”). La valeur procède d’un jugement, non pas sur le monde (la question n’est pas de savoir si la terre est ronde ou pas), mais sur les êtres du monde, leur pensée et leur comportement (la question est de savoir s’il est bon ou mauvais, raisonnable ou fou de traverser l’Atlantique à la rame, s’il est utile ou non d’aller manifester, s’il est justifié ou non de se montrer solidaire, etc.). Elle se caractérise donc à la fois par une activité mentale polarisée sur ces comportements (d’où son aspect affectif) et par une prise de position (d’où son aspect subjectivant). Ici, on n’a plus affaire à un "il-vrai" mais à un "on-vrai", le savoir n’est plus extérieur au sujet, mais il est dans le sujet et il n’est point vérifiable.
Évidemment, on peut constater que parfois (souvent ?) ce mouvement affectuel et cette prise de position dépendent d’un système de pensée dogmatique (“Il faut tendre l’autre joue”). Ici on trouve la transcendance comme système de croyance. La transcendance donne lieu à l’existence d’une parole de révélation qui serait censée décrypter les messages de l’au-delà, lesquels procèderaient d’une puissance de l’insondable, et c’est précisément parce que cette puissance se trouve dans cet insondable que la parole qui la révèle prend valeur d’explication ultime et transcendantale de l’univers. On voit que les "doctrines" peuvent être rattachées à un tel système de connaissance du monde. Celles-ci se caractérisent par une forme de discours exclusivement fermée. En effet, les doctrines s’autojustifient par référence à une parole fondatrice (parfois représentée par quelques figures de poètes comme dans l’Antiquité, de prophètes comme dans les religions chrétiennes, de gourous charismatiques comme dans certaines sectes) qui ne souffrent pas de remise en cause et s’instituent en "dogme". Les doctrines sont insensibles aux contradictions que pourraient apporter l’expérience, refusent la critique et face à celles-ci ne peuvent réagir que de façon dogmatique par anathèmes, excommunications ou autres formes d’exclusion. Des énoncés comme “Jésus est mort sur la croix” ou “Jésus est le fils de Dieu” se réfèrent à une vérité révélée à laquelle ne peut être opposée que le refus de la parole de révélation.
Ainsi, les doctrines, malgré le fait qu’elles se veuillent connaissance absolue du monde par parole de révélation interposée, appartiennent plutôt à un système de croyance qu’à un système de connaissance, ce qui montre la difficulté de classer les différents systèmes de représentations sociales. On peut cependant s’en sortir en disant qu’un système de pensée dogmatique qui se fonde sur une parole révélée engendre un système de valeurs qui joue le rôle de guide des comportements que doivent tenir les individus vivant en société et qui doit être intériorisé par ceux-ci : c’est un "on-vrai" qui est présenté comme un "il-vrai".
C’est peut-être aussi à ces systèmes de croyance que l’on pourrait rattacher les “idéologies”. Mais il faut être ici très prudent car tout dépend de la façon dont on définit ce concept. La psychologie sociale, par exemple, considère que “l’idéologie est une notion qui reste encore relativement floue, sans véritable consistance théorique, dans lequel on fait entrer des modes d’expression extrêmement variés, tels que des croyances ou des théories (naïves ou philosophiques), des valeurs ou des images, des normes ou des modes particuliers de perception de la réalité…” (Guimelli,1999 ; 105). Les idéologies en effet pour une part articulent “des systèmes d’idées génériques” [32] de façon doctrinale proposant une explication totale, ou englobante, de l’activité sociale, et à ce titre elles pourraient prétendre relever d’un système de connaissance du monde (comme ce fut le cas du "positivisme"). Mais d’un autre côté, dans la mesure où, comme le dit C. Chabrol dans ce même ouvrage, “elles seraient à la base de prises de position plus ou moins antagonistes fondées sur des valeurs irréductibles…”, on peut les rattacher à des systèmes de croyance. En fait, il semblerait que lorsqu’une idéologie se durcit elle tende à devenir doctrine, lorsqu’elle reste floue, elle ne serait qu’un système de croyance.
On voit pourquoi il est difficile de classer les systèmes d’idées. Cela explique la raison pour laquelle certains peuvent dire que la psychanalyse est une théorie qui est devenue doctrine ; d’autres que le marxisme, s’il fut en son origine une théorie, est devenu une idéologie à tendance doctrinale et dogmatique ; d’autres encore que le système de valeurs des “droits de l’homme” a fini par s’ériger en doctrine fondatrice de l’intervention humanitaire. Mais, à l’inverse, il est tout aussi difficile de savoir si l’énoncé “Il faut être solidaire” doit être rattaché à une doctrine, à une idéologie ou à une croyance. Aussi, du point de vue de l’analyse de discours, il semble préférable d’aborder les choses par le biais du sujet du discours en utilisant deux critères : à quel type de savoir se réfère le sujet pour défendre la valeur de vérité de son discours ; quelle est la nature du groupe de référence qui en est le garant et qui détermine la portée de cette voix. Ainsi est-on conduit à distinguer trois types de “savoir d’opinion”.
Le savoir d’opinion est “subjectivant”. Il naît d’un processus d’évaluation au terme duquel le sujet se détermine une attitude de jugement à propos des faits du monde. Cette fois, c’est le sujet qui va vers le monde et non pas le monde qui s’impose au sujet, ce que marque bien la différence entre “Je pense qu’il faut se couvrir” et “Il fait froid”. Du même coup doit être admis qu’existent plusieurs jugements possibles à propos des faits du monde, jugements parmi lesquels le Je fait un choix selon une logique du nécessaire ou du vraisemblable dans laquelle peuvent intervenir autant le raisonnement que l’émotion. Autrement dit, trois choses caractérisent l’opinion : le fait que le jugement consiste en une évaluation axiologisée, le fait que d’autres partagent ce jugement, le fait que le sujet s’engage dans le partage du jugement. Dès lors ce jugement de vérité correspond à un "on-vrai", derrière lequel se trouve un avis général, une doxa anonyme laquelle relève d’une croyance, d’une morale c’est-à-dire de valeurs déontiques. Cette voix de la doxa occupe la place d’un sujet qui se trouve au-dessus des sujets (méta-énonciation) en jouant un rôle de “vérificateur”. C’est pourquoi il s’agit ici d’un "on-vrai" et non pas d’un "il-vrai". Le on est, dans le système français de la Personne une marque d’indétermination de la personne et non pas d’impersonnalisation. Dans le premier cas, la personne ne disparaît pas, dans le second si. C’est donc à ce "on-vrai" auquel se réfère le Je parlant, que ce soit pour le rejeter ou y adhérer, en disant quelque chose comme : "il faut faire/penser cela au nom de ce que je crois devoir être fait/pensé" (“On ne peut pas à la fois être ministre et se comporter comme un voyou”) [33]. Si une discussion s’enclenchait sur ce propos, elle ne s’appuierait pas sur des arguments de connaissance comme précédemment, mais sur des prises de position au regard de ce que chacun croit être vrai de son point de vue. On voit que dans ce cas le méta-énonciateur qui se trouve derrière ces discours de vérité est une voix de jugements déontiques, jugements qui servent de référence pour la construction des normes sociales. Et puisque le sujet se réfère à des jugements déjà établis et supposément émis par un sujet méta-énonciateur, cela veut dire que, par définition, ceux-ci sont partagés par d’autres dont le méta-énonciateur serait le porte-voix. Tout jugement d’opinion se fonde donc sur un partage, ce pourquoi on peut dire qu’il a en même temps une fonction identitaire (ce que n’a pas nécessairement le savoir de connaissance).
Du coup se pose la question de savoir ce que représente ce groupe, pour savoir au nom de qui parle le méta-énonciateur [34]. Comme il n’est guère possible de mesurer l’extension d’un groupe d’après le nombre de membres qui le composent, on peut seulement faire l’hypothèse que plus le groupe de référence est étendu et plus le discours d’opinion a valeur de généralité, plus le groupe de référence est restreint et plus le discours d’opinion est relatif ou spécifique du groupe. Cette hypothèse me permet de distinguer, à la suite de P. Livet (Livet, 1992) —mais de façon notablement différente— une opinion "commune", une opinion "relative" et une opinion "collective". On s’appuiera pour ce faire sur la nature identitaire du groupe de référence qui la partage, la portée du jugement et la position du sujet parlant par rapport au jugement et au groupe.
L’opinion commune est issue d’un groupe de référence qui est censé constituer l’ensemble de l’humanité, laquelle dans son extrême sagesse porterait un jugement de raison sur le monde, les êtres et leur comportement. Le jugement aurait donc une portée universelle et serait le plus largement partagé. Ce type d’opinion à prétention universelle pourra être déclarée "générique" (Aristote) ou "commune" (Livet, 1992 : 67) ou "absolue". Dans ce cas, Je n’a pas à revendiquer une position particulière car il se trouve inclus dans le jugement de l’opinion commune [35]. Quelle que soit sa façon de s’exprimer, il dit quelque chose comme : “Je pense comme tout le monde qui pense que…” ou “Tout le monde pense que…et moi aussi”. Cela se produit lorsque les discours de référence sont des proverbes, des dictons ou des énoncés à valeur générale : “Pauvreté n’est pas vice”, “Il vaut mieux être beau et riche que laid et pauvre”. On trouve cela, ce qui n’est pas fait pour étonner, dans les slogans publicitaires du type “L’eau, l’air, la vie”, dont l’opinion commune sous-jacente est “Il n’y a rien de plus pur que l’eau, l’air et la vie” [36], et dans certains commentaires des journalistes ou d’hommes politiques : “La guerre est une saloperie” [37].
L’opinion relative est issue d’un groupe de référence qui, contrairement au cas précédent, est limité en extension et constitué de membres qui n’ont d’autre identité que celle du jugement qui les rassemble. Le jugement est partagé, à l’intérieur du groupe, par des membres qui n’ont pas une identité de "nature" mais de "circonstance", certains d’entre eux pouvant se trouver dans d’autres groupes à propos d’autres jugements. Il y aurait conscience que le jugement n’est partagé que par certains et que donc celui-ci est variable et relatif à chacun de ces groupes. C’est pourquoi cette opinion peut être appelée "relative" et la portée qu’elle pourrait avoir ne serait que de circonstance. Dans ce cas, Je a besoin d’affirmer vis-à-vis de cette opinion, soit son adhésion, soit son opposition, car comme il en existe plusieurs, celle-ci prête forcément à discussion. L’opinion relative s’inscrit dès son émergence dans un espace de discussion, non pas à l’intérieur du groupe mais vis-à-vis des autres groupes. Elle est en son fondement critique. C’est pourquoi on peut considérer que le sujet qui émet une opinion relative dit quelque chose comme : "Je pense comme (et/ou contre) ceux (certains) qui pensent que…" ou "Certains pensent que… et moi aussi (ou moi pas)". Ici le sujet est toujours pour ou contre. Les exemples qui illustrent ce cas laissent toujours entendre de façon plus ou moins implicite qu’il existe une opposition d’opinions : “Je pense (comme d’autres et contre d’autres que) l’Europe est une bonne chose pour la France”, “Pour un tel référendum, je pense (à l’encontre d’autres) que pousser à l’abstention est une mauvaise action”. On peut dire que l’opinion relative est celle qui devrait s’exprimer dans l’espace de discussion qu’est la démocratie.
L’opinion collective est issue d’un groupe de référence qui, comme le cas précédent, est limité en extension, mais cette fois il est bien identifié comme un groupe ayant une identité "communautaire". Ses membres ont une appartenance stable au groupe du fait de leur nature qui les "essentialise" et qui fait qu’ils partagent toujours la même opinion dans quelque circonstance que ce soit, ou que, s’ils changent d’opinion, ils changent (mentalement au moins) de groupe. De plus, le jugement émis par ce groupe porte toujours sur les autres en tant qu’ils constituent eux-mêmes un groupe. Il semble du même coup que ce jugement soit intrinsèquement lié à cette nature essentialiste du groupe. Si je dis : “Les Espagnols sont orgueilleux”, je porte un jugement sur les Espagnols en tant que groupe essentialisé, mais en même temps je laisse entendre que j’appartiens au groupe qui porte ce jugement et qui est tout autant essentialisé. Si en revanche, je dis : “Les Espagnols pensent que les Français sont chauvins”, c’est comme si je disais que ce jugement est propre aux Espagnols et seulement à eux, qu’il faut être naît Espagnol pour avoir ce genre d’opinion. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une opinion communautaire à forte valeur identitaire et qui ne se discute pas. Dès lors, le Je participe toujours de l’opinion d’un groupe, qu’il en ait conscience ou non, en disant quelque chose comme "Je pense comme les X dont je fais partie que les Y sont…". Mais il peut aussi se situer à l’extérieur de l’opinion collective, la constater, l’approuver ou la désapprouver, en disant quelque chose comme : "Je constate (approuve/désapprouve) que les X pensent que…" ou "Les X pensent que… et moi aussi (ou pas)". Il s’ensuit que l’on trouvera des exemples correspondant à ces deux positions vis-à-vis du groupe référé [38]. Le Je a une identité sociale différente de celle du groupe porteur de l’opinion rapportée, il est alors extérieur à la fois au groupe et à l’opinion : [un Français parlant des Espagnols] “Les Espagnols disent que nous sommes chauvins”. Le Je a une identité sociale identique à celle du groupe porteur d’opinion, il continue d’appartenir à ce groupe, mais s’en désolidarise pour ce qui concerne l’opinion rapportée : [un Français parlant des Français] “Les Français pensent qu’ils sont (se croient) cultivés”. Il peut alors se produire un phénomène de fragmentation du groupe communautaire en divers groupes d’opinion.
Une fois posées ces distinctions, il convient d’observer les jeux possibles qui s’instaurent entre ces différents types de savoir, car tout acte de discours dépend à la fois des particularités de chaque situation de communication et des choix stratégiques qu’opère le sujet parlant. C’est en effet le sujet qui, en fonction des données de la situation dans laquelle il se trouve, évalue le partenaire auquel il a affaire et construit sa visée en décidant (serait-ce inconsciemment) de se référer à un savoir de connaissance, d’opinion commune, relative ou collective. Ce qui explique que des glissements discursifs puissent s’opérer entre ces différents types de savoir. Par exemple, un énoncé comme “Les Français sont chauvins” ne peut être interprété du point de vue de sa valeur d’opinion si je ne sais pas qui parle (Français sur Français ? Espagnols sur Français ? Français sur ce que disent les Espagnols ?) et dans quelle situation (un professeur de français en classe ? une conversation amicale ? un homme politique ?). À d’autres moments, je peux contester que l’opinion dite commune (“Il faut vivre la vie dans l’instant”) ait une valeur universelle et la transformer en opinion relative (“Ça, c’est ce que disent ceux qui n’ont pas de projet de vie”) ou collective (“Ça, c’est ce que disent les Latinos”). Ou bien, à l’inverse, je peux savoir que l’opinion à laquelle je me réfère n’est que relative et vouloir lui donner une allure d’opinion commune, comme chaque fois qu’on l’exprime sous une modalité déontique : “M’enfin (comme dirait Gaston Lagaffe) [39], on ne doit pas déranger les gens quand ils dorment !”.
Mais le jeu peut également consister à présenter un savoir d’opinion en savoir de connaissance. Cela est particulièrement net dans le discours politique qui cherche à ériger en norme universelle relevant de la connaissance, ce qui n’est que norme morale relevant de l’opinion. Ce type de discours, qu’il soit tenu par l’homme politique ou le militant, cherche à faire coller, à faire se confondre, une vérité d’appréciation personnelle avec une vérité d’opinion universelle. En témoigne, semble-t-il, la réponse de Mitterrand à un journaliste qui lui demandait si son passé dans l’administration de Vichy ne lui était pas trop lourd à porter : “Vous savez, l’homme construit son destin. Pas la fatalité”. Il s’agit d’abord d’une opinion relative qui est présentée comme une opinion commune (on reste dans le "on-vrai"), mais dont on pourrait penser qu’elle a prétention à devenir un "il-vrai". Le discours sur le “droit d’ingérence humanitaire” semble suivre cette voie. On a affaire ici à ce que l’on a souvent appelé le "tiers mythique" [40] : une parole dont la force intentionnelle viendrait de l’au-delà (Dieu, l’Histoire) en se portant sur diverses représentations socialement idéalisées (dans la publicité : le "corps", l’"eau", la "femme", le "travail", etc.).
Une telle perspective pour traiter la question du tiers interdiscursif a au moins le mérite de nous permettre d’inférer au coup par coup ce à quoi peut être référé le discours. On voit les affinités qui peuvent s’instaurer entre les discours dits théoriques ou doctrinaux et les savoirs de connaissance, les discours dits idéologiques et les opinions communes, certains discours de croyance et les opinions relatives, les stéréotypes et les opinions collectives. Mais on voit également que des discours idéologiques peuvent être érigés en savoir de connaissance, que, inversement, des discours doctrinaux —voire théoriques (la psychanalyse)— peuvent être énoncés en opinions communes, ou que des énoncés d’opinion collective peuvent être présentés comme des évidences générales, c’est-à-dire des opinions communes (“Ils sont fous ces Romains !”) [41]. Y a-t-il des échanges langagiers qui échappent à ces jugements de référence ? Difficilement : les discours propagandistes (politiques, publicitaires) ne vivent que de ça (les normes, la doxa) ; les discours scientifiques également, chaque auteur d’écrit scientifique cherchant à s’allier ou à s’opposer aux autres hypothèses ou modèles ; quant à la conversation ordinaire elle est pleine de lieux communs, idées reçues et autres stéréotypes qui sont autant d’opinions communes. En revanche, on peut se demander si le sujet parlant peut échapper à des jugements qui ne seraient pas d’une façon ou d’une autre partagés. Cela nous renverrait à une discussion philosophique sur la nature et la position du sujet dans une problématique de l’altérité.
Distinguer différents niveaux d’analyse permet de traiter séparément les rapports triadiques dus aux dispositifs, ceux dus à la mise en scène énonciative et ceux dus à la présence d’une médiation sociale. Du même coup, la réponse à la question posée dans le titre (“Tiers, où es-tu ?”) est : en divers endroit. Il n’y a pas une nature unique du tiers, mais une communicationnelle, une autre énonciative et une troisième interdiscursive. Au niveau communicationnel, se joue, de par la particularité des dispositifs, la détermination des "genres" du discours. C’est ce qui explique que certains actes de langage ne soient pas possibles dans certaines situations (politique) ou qu’ils deviennent transgressifs s’ils interviennent malgré tout (Benetton), et qui explique aussi que, dans ce jeu de conformité/non conformité aux contraintes situationnelles, les dispositifs évoluent avec le temps. Au niveau de la stratégie énonciative, se joue, de par le jeu de substitution des personnes, la possible "individuation" du sujet. C’est en tout cas là que s’instaure un jeu subtil entre l’implicite et l’explicite du sens qui rend le discours pluriel, d’autant que ce jeu correspond —du moins on peut en faire l’hypothèse— à une tentative de produire des effets (effets visés) sur l’autre du langage, effets que cet autre ne perçoit pas nécessairement et auxquels il peut ajouter d’autres effets non prévus par le sujet communiquant. Au niveau de l’interdiscursivité du discours enfin, se joue le "positionnement" du sujet par rapport aux univers de connaissance et de croyance, positionnement qu’il affiche ou laisse dans le non dit, qu’il impose ou propose à l’autre pour l’inclure dans son univers de pensée ou l’en exclure.
Mais en même temps, cette distinction en niveaux permet de mieux comprendre comment le sujet parlant joue son individuation entre contraintes et stratégies du discours. En reprenant l’exemple de la parole de repentance, on voit apparaître ces trois types de tiers : par rapport à la situation de communication politique, le chef d’État qui énonce une telle parole colle à un Tiers qui est le grand Autre de la Souveraineté, la souveraineté qui l’a amené là où il est ; dans le jeu de l’interdiscursivité il se réfère à une voix-Tiers qui dit l’expiation, et partant il se construit stratégiquement une image de moralité politique ; du point de vue énonciatif, enfin, en disant : “La France demande pardon”, il crée un Tiers symbolique auquel chacun peut s’identifier sans se sentir coupable.
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