Le moins qu’on puisse dire est que Daniel Dayan est un chercheur qui oblige à penser. Il ne se contente jamais de livrer de façon brut les résultats de ses analyses. Il les problématise, les interprète et débouche sur un nouveau questionnement qui a toujours pour horizon la question de la vérité : quelle vérité dans le choix des objets que l’on analyse ; quelle vérité dans le choix des instruments d’analyse ; quelle vérité dans l’interprétation et donc dans la posture du chercheur. Vaste problème, immense terrain de discussion, lieu de rencontre de points de vue divers défendus avec acharnement, interrogation dérangeante sur la raison d’être des sciences humaines et sociales.
Sollicité pour donner la réplique aux propos de Daniel Dayan dans l’interview qui lui a été faite et dont le titre est "Pour une critique des médias", j’ai accepté, devinant quelle serait la difficulté de la tâche ; car il est vrai que l’on ne discute jamais mieux qu’à deux voix, en alternance de prise de paroles pour ajuster progressivement les points de vue, pour préciser le sens que l’on donne aux mots, pour varier les modes de raisonnement. Ce n’est donc pas à une réplique que je vais m’adonner mais à une "réaction", c’est-à-dire laisser libre cours aux réflexions que les propos de Daniel Dayan ont suscité dans mon esprit.
Mais tout d’abord, qu’il me soit permis, en guise de préalable nécessaire pour décrire la toile de fond sur laquelle se détache la question du traitement par les médias du conflit israélo-palestinien, d’avoir une réflexion globale sur la question.
On ne peut nier que, se référant à l’histoire sociopolitique de la France, on y trouve à la fois un antisémitisme larvé qui réapparaît régulièrement à l’occasion de crises sociales, et un anti-arabisme (je ne dis pas ici anti-islamisme) encore plus latent qui, lui, apparaît au gré des crises économiques. Cependant, les motifs et les conséquences de chacun d’eux ne sont pas les mêmes, bien que les jugements portés par la population française sur ces deux communautés soient marqués du sceau de la dénégation : « Je ne suis pas raciste / je ne suis pas anti-juif / je ne suis pas anti-arabe » entend-on presque dans le même temps que l’on entend, dans le meilleur des cas : « Ah, ces Juifs ! Ah, ces Arabes ! ».
L’antisémitisme, en France (mais pas seulement en France), est une vieille histoire qui date de l’ère du Christ, qui ressurgit au Moyen âge avec la montée des rumeurs sur les complots des Sorcières attribués aux Juifs (sans oublier, d’ailleurs, Arabes, Protestants, Francs-maçons, etc.), qui réapparaît ponctuellement à différentes époques (sans oublier, a contrario, l’affaire Dreyfus), et que l’on peut considérer inscrite dans le conscient ou l’inconscient collectif français (la chose est difficile à juger). Mais il est également, oh paradoxe, emprunt d’une certaine rivalité, voire d’une certaine jalousie : critique mêlée d’admiration pour l’habileté commerçante et financière des Juifs ; reconnaissance de fait de leur intelligence par la présence dans le champ de la pensée sociale de grands intellectuels qui ont marqué, voire fondé de grandes théories, mais en même temps, comme il est de règle là où il y a position dominante, suspicion et méfiance à l’égard de ces grands penseurs.
L’anti-arabisme est plus récent dans la société française. Il est d’abord lié à l’époque de la colonisation qui se caractérisait par un rapport de supériorité des Français vis-à-vis des Arabes, rapport exprimé en attitude de condescendance ou de paternalisme selon les cas. Puis à la décolonisation qui, par le fait d’une perte de possession et de pouvoir sur l’autre dominé, provoqua frustration vis-à-vis de soi et ressentiment vis-à-vis de l’autre. Enfin, il est lié à l’immigration massive d’une population essentiellement issue du Maghreb —c’est-à-dire des anciennes colonies— qui a produit un double effet : d’un côté une incidence sur le marché du travail donnant l’impression à certains —bien exploitée par d’autres— que c’était là la cause du chômage ; de l’autre l’installation dans certaines zones urbaines d’une population vivant dans la précarité et rendant problématique la co-habitation sereine des populations qui autrefois étaient en majorité ouvrières ; d’où l’augmentation d’actes de violence et du sentiment d’insécurité parfois justifié, parfois exploité par ceux qui ont intérêt à entretenir cet anti-arabisme.
Se créent ainsi des écrans de fumée qui empêchent de voir certaines réalités. Au bout du compte, la population française d’obédience judaïque est parfaitement intégrée à la vie économique et sociale et leur communautarisme est beaucoup plus diffus que ne le laisse croire les faiseurs de rumeurs et monteurs de complots. Quant à la population arabe immigrée, elle est beaucoup plus diverse qu’on ne le laisse croire. D’abord parce qu’il y a eu divers mouvements de migration, ensuite parce qu’il y a différentes générations d’enfants d’immigrés, un grand nombre étant devenus Français : médecins (mal payés), chercheurs, informaticiens, responsables des ventes dans certaines entreprises, commerçants, étudiants dans les universités dont certains sont parmi les meilleurs.
Ces écrans de fumée empêchent que soient faites certaines distinctions qui éviteraient qu’on se livre à des amalgames, lesquels sont préjudiciables à la régulation de la vie sociale : amalgame entre Juifs et Israël d’un côté, entre Arabes et intégrisme islamique de l’autre. Tous les Juifs ne sont pas des Israéliens, tous les Arabes ne sont pas des Islamistes et encore moins des Terroristes. Évidemment, les choses ne sont pas simples, et à propos du conflit israélo-palestinien on ne peut nier qu’un certain imaginaire juif est présent dans la politique d’Israël, et qu’un certain imaginaire islamiste anime la politique palestinienne. Mais il est du devoir des instances politiques internationales et des instances d’information d’éviter ces amalgames et de procéder à des distinctions pour permettre aux citoyens d’autres pays de faire la part des choses dans un ensemble si complexe.
Venons en donc aux deux questions de fond que posent les propos de D. Dayan : (i) les médias sont-ils responsables de ces écrans de fumée qui vont parfois jusqu’à la désinformation, et doit-on tenir le journaliste pour responsable de celle-ci ? (ii) quelle attitude doit avoir le chercheur lorsqu’il analyse des objets qui sont empreints de valeur morale, et quelle doit être son éthique ?
Dans un précédent travail mené avec des collègues chercheurs dans le cadre du Centre d’analyse du discours, nous avons mis à jour ce que fut la façon dont la télévision avait traité le conflit en ex-Yougoslavie, lors de l’affrontement entre Serbes et Bosniaques [1]. C’est le résultat de cette étude que je voudrais d’abord mettre en regard de certaines des observations faites par Daniel Dayan à propos du conflit israélo-palestinien, car ni moi ni mes collègues n’ayant étudié ce conflit avec les outils d’analyse qui sont les nôtres, je devrai m’en tenir à ces observations.
Daniel Dayan, après avoir fait remarquer à la suite de Luc Boltanski que « Dans un contexte de guerre, la sympathie ou la commisération ou la compassion répondent à des situations de souffrance terrible », pose une série de questions : « De qui choisira-t-on de montrer la souffrance ? Quels sont les morts ou les mourants crédités d’un visage ? »
Dans notre étude sur le conflit bosniaque, on avait déjà repéré ce phénomène que je rappelle en citant une partie de la conclusion :
« Quelle que soit la chaîne qui commente, on nous décrit et montre le quotidien dramatique des victimes en insistant sur leur état de malheur, de désarroi, de douleur. Des scénarisations de "récit de vie" nous montrent en plans rapprochés les visages de ceux qui sont encore sous le choc, nous font entendre les cris des blessés, ou les récits entrecoupés de sanglots de ceux qui ont perdu un proche. Les qualificatifs « impressionnant », « terrible », les substantifs « drame », « souffrance », « violence », « douleur », abondent. L’instance médiatique semble compatir à la douleur des habitants de Sarajevo, et s’indigne face à cette guerre aveugle qui frappe des innocents, indignation qu’elle partagerait avec ceux qui estiment qu’elle pourrait être arrêtée (« L’urgence prend à la gorge ! » déclare F. Mitterrand) » [2].
Il s’agit ici de la mise en scène d’une double topique, récurrente dans la stratégie de dramatisation des médias —et particulièrement de la télévision— : la topique de la « douleur » et la topique de la « compassion ». La stratégie de dramatisation consiste à rapporter en construisant les événements selon un scénario triadique où, à partir de la monstration d’un état de crise (conflit social, guerre civile ou interétatique, catastrophe naturelle), l’on met en scène : la source du Mal —souvent sous la figure d’un « persécuteur »—, la ou les victimes en position de « persécuté » et un sauveur apparaissant parfois sous la figure d’un « Chef » à la fois autoritaire et protecteur, parfois sous la figure d’une entité collective (les casques bleus de l’ONU). Selon les cas, les types de crise et les moments du conflit, les médias insistent davantage sur tel ou tel pôle de cette triade. On observe, cependant, que, la plupart du temps, il y a focalisation sur les victimes. Dans la relation persécuteur/persécuté les médias se centrent davantage —et parfois même avec délectation— sur le persécuté : on décrit et montre, avec force détails, les victimes dans leur souffrance, on s’attendrit sur celles-ci, on tente de susciter la pitié collective de ceux qui ne peuvent se trouver qu’en position de spectateurs du drame. Et plus l’état de la victime participe d’un sentiment d’horreur (prisonniers derrière des barbelés rappelant les camps nazis, la décapitation en direct de Daniel Pearle), plus les images (photographiques ou télévisuelles) prolifèrent et grossissent.
De ce point de vue donc, on peut dire que les images et descriptions que nous propose le traitement du conflit israélo-palestinien n’ont rien de spécifique au regard de cette stratégie de dramatisation, mais évidemment sans que soient pris en compte ici les effets que cette stratégie peut produire sur le téléspectateur. Reste que l’on peut se demander si dans cette stratégie s’opèrent des choix (conscients ou inconscients) dans la façon de mettre en scène cette obsession victimaire.
Nous avions également constaté lors de l’étude du conflit en ex-Yougoslavie qu’étaient mises en scènes diverses figures de victimes. Probablement parce que lorsqu’un conflit se prolonge, le risque que se produise un effet de saturation incite les médias à faire varier ces figures de victimes. On se reportera à notre étude [3] où l’on montre comment sont traitées ces victimes selon les diverses époques du conflit, ce qui nous a permis de constater qu’il y avait de plus ou moins « bons candidats » au statut de victime. Évidemment, apparaissent en tête les victimes innocentes —surtout s’il s’agit d’enfants— en insistant sur leur état d’innocence qui accroît du même coup la cruauté de l’agresseur responsable de cette injustice ; les victimes survivantes exprimant leur douleur —surtout lorsqu’il s’agit des proches de ceux qui sont morts— en insistant sur les témoignages déchirés de douleur, voire en montant des mini-reportages sous la forme de récits de vie, comme l’a repéré également Daniel Dayan à propos de Ramallah, récits de vie qui permettent de mieux entrer dans l’intimité de la douleur d’un père ou d’une mère (mater dolorosa) devant le cadavre ou sur la tombe de leur fils ; puis plus secondairement, les victimes de soldats parce que c’est leur métier de faire la guerre, et les victimes anonymes, qui ne peuvent avoir d’intérêt pour les médias que si elles se présentent sous l’ordre de la quantité ; ce sont alors les chiffres qui font office d’horreur.
Cela explique la différence de traitement par la télévision entre la mort du petit Mohamed dans les bras de son père et celle des soldats israéliens défénestrés auxquelles se réfère Daniel Dayan. Dans le premier cas, nous paraît insupportable la mort (en direct) d’un enfant, parangon de l’innocence et de la pureté de la vie, doublée de la douleur du père survivant auquel on ne peut que s’identifier —même à distance— (topique de la compassion) ; dans le second la mort est également saisissante, mais elle nous laisse davantage à distance car il s’agit de soldats qui se sont trouvés dans une logique de guerre. Et je rejoindrai Daniel Dayan en disant que cette scénarisation victimaire a d’autant plus de chances d’avoir un impact qu’elle s’appuie sur des récits. « Très grands récits », « micro-récits » ou « moyens récits » comme les catégorise Daniel Dayan, ils contribuent à fabriquer ce que pour ma part j’appelle des « imaginaires sociodiscursifs » [4]. Ils constituent le sous-bassement, la trame de la stratégie de dramatisation des descriptions et commentaires médiatiques en même temps qu’un lieu de reconnaissance plus ou moins conscient d’un certain sens symbolique pour les lecteurs et les téléspectateurs. Ici la souffrance christique du Pape Jean-Paul II, là la cérémonie sacrificielle et purificatoire de la défénestration des soldats israéliens ou de la décapitation de Daniel Pearle, là encore la morts des Saints innocents dans les massacres de populations civiles ; ici l’épopée du Western américain avec la figure du Cow-boy vengeur et réparateur du Mal comme après l’attentat du 11 septembre 2001 à New York (« Wanted ! » était écrit sous le portrait de Ben Laden), là les prophéties du malheur avec les déclarations d’Al Qaida, etc. Ces récits sont bien, pour reprendre les propos de Dayan, « les outils cognitifs qui permettent aux médias d’information de fonctionner, de sélectionner les événements de les raconter ; les fils rouges qui permettent de réunir des éléments disparates en un même univers narratif ». On voit apparaître dans ce recours aux imaginaires la logique de captation à laquelle obéit l’information médiatique et qui est l’une de ses raisons d’être : capter le plus grand nombre pour survivre économiquement. Ici, point de souci démocratique qui constitue l’autre raison d’être de l’information médiatique. Mais comment faire autrement, puisqu’il faut bien « vendre » ? S’il faut accepter la nécessité d’un recours à des récits préexistants, on dira avec D. Dayan que « la question est alors de savoir à quel récit on fera appel », car il y a des récits qui n’ont qu’une fonction dramatisante et d’autres qui peuvent avoir une fonction explicative.
Y a-t-il donc partialité dans le traitement du conflit israélo-palestinien et peut-on dire qu’il est nettement orienté en faveur des Palestiniens et en contre des Israéliens ? Daniel Dayan l’affirme en apportant des preuves par ce qu’il appelle l’identification, le repérage et le classement des « gestes ». Je voudrais reprendre les choses par une réflexion méthodologique plus générale, parce que cette question ne me paraît pas simple à traiter.
Du point de vue de l’influence, de nombreux travaux dans le champ de la psychologie sociale [5] et d’analystes du discours [6] ont montré qu’on ne peut établir un rapport de cause à effet systématique entre l’intention de signification de celui qui parle (si tant est que l’on arrive à savoir quelle est son intention), le sens qui résulte de la mise en scène des discours et le sens que construit le récepteur. La chose est encore plus complexe à étudier lorsque l’on a affaire à une communication entre des entités collectives, instances de production et instance de réception, comme c’est le cas de l’information médiatique. Dans mes travaux d’analyse, j’ai toujours défendu l’hypothèse d’une relation de correspondance possible mais non causale entre ces trois moments de la fabrication du sens, ce pourquoi je distingue les « effets visés » par l’instance de production, les « effets possible » du résultat de la mise en scène discursive et les « effets produits » (réellement produits) chez l’instance de réception.
Cela doit rendre prudent lorsqu’il s’agit d’observer l’influence que les médias pourraient avoir sur l’opinion publique. Il suffit de se référer à quelques événements relativement récents. Aux Etats-Unis, l’affaire Clinton-Lewinski a été très largement couverte par les médias, et de façon orientée jouant précisément sur des récits de moralité puritaine (sexualité, infidélité) et de morale sociale (le mensonge) dont on aurait pu penser qu’ils auraient fait écho à l’imaginaire anglo-américain, et pourtant sondages, enquêtes et statistiques ont montré que la population dans son ensemble n’a pas suivi cette tentative de mise à mort et même a condamné le traitement qu’en ont fait les médias ; médias et population ont semblé coïncider après l’attentat du 11 septembre 2001 pour appuyer G.W. Bush dans sa décision de faire la guerre à l’Irak (bien qu’il y ait eu de nombreux mouvements de protestations auxquels il a été donné peu d’écho), et ce probablement parce que dans cette circonstance-là l’imaginaire de la vengeance et le besoin de fusionner avec la figure d’un Sauveur de l’identité américaine devaient être suffisamment forts pour masquer toute dissension possible ; en revanche lors des élections de 2004, malgré un fort battage de la presse en faveur de Kerry, ce fut Bush qui fut réélu. Il en fut de même en Espagne, le 11 mars, où malgré une information massive des médias attribuant la responsabilité de l’attentat de Madrid à l’ETA, fut dénoncé le mensonge du gouvernement en place. En France, il suffit de se référer aux ratés qui se produisirent entre information, opinion publique et résultats électoraux à l’occasion des présidentielles de 2002 et le référendum sur la Constitution européenne.
Reprenons la question initiale au vu de cette tripartition (effets visés, effets possibles, effets produits,) : les médias français ont-ils l’intention de favoriser le camp palestinien, ou —une autre façon de s’interroger— les effets de la mise en scène sont-ils orientés ? Peut-on dire que l’opinion publique est influencée ?
À la première question, on peut répondre : possiblement. Un certain discours antisémite provenant de différentes instances, accompagné de certains dérapages (Dieudonné), de certaines exactions (mineures), et relayé par les médias, circule dans la société française. Encore faut-il en mesurer la réelle teneur. Que les médias s’en fassent l’écho n’est pas niable, mais cela participe-t-il d’une intention, d’un projet, d’une prise de parti ? Difficile de le dire, parce que la machine médiatique surdétermine souvent l’intention de ses acteurs et qu’il est difficile de faire le départ entre l’intentionnalité consciente, non consciente et inconsciente de ces acteurs. L’excellent ouvrage du sociologue Cyril Lemieux [7] montre que les journalistes sont loin d’avoir conscience de la totalité de leur pratique. Dès lors, les ratés, les silences, les contradictions, les disproportions que pointe D. Dayan sont-ils la preuve de cette intentionnalité ? Peut-être, mais pour ma part, je serais plutôt incliné, du moins dans un premier temps, à rapporter cela à ce que j’ai appelé « l’idéologie de la dramatisation » [8]. Il est vrai cependant que parler d’idéologie de la dramatisation ne dédouane pas pour autant les médias. D’abord parce qu’on peut se demander quel type de citoyen ils construisent en procédant de la sorte : s’adressent-ils à un citoyen ou à une entité émotionnelle avide de sensationnalisme ? Ensuite, parce que les mises en scène dramatisantes ont des effets pervers. Ces mises en scènes peuvent être récupérées à des fins totalement opposées selon les types de publics qui les consomment, chacun ressentant et interprétant en fonction de sa propre sensibilité et de son propre positionnement idéologique. On le sait par nombre de travaux d’expérimentations : une même scène émotionnelle sera diversement interprétée selon le système de croyance auquel adhère l’individu.
Cela nous conduit à la deuxième question, celle de l’influence du public, Pour y répondre, il faut être encore plus prudent, car si le rôle de l’analyste des mises en scène médiatiques est de mettre en évidence, comme on l’a dit, des effets possibles, on n’a pas la garantie que ceux-ci se transforment en effets produits. L’interprétation, qu’elle passe par l’ordre de la raison ou de la passion, dépend toujours des horizons d’imaginaires de qui interprète : imaginaires identitaires selon le groupe d’appartenance ou de référence auquel on souhaiterait appartenir, imaginaires liés à l’histoire collective que l’on reçoit en partage, imaginaires liés à l’histoire individuelle de chacun. Ce qui fait qu’une même image, un même commentaire, une même mise en scène peuvent êtres interprétés de façon radicalement différente selon les individus ou les types de publics. Par exemple, si la mort du petit Mohamed a pu produire un même effet de douleur, parce qu’il y a dans la mort d’un enfant innocent quelque chose d’universel quant à la perception unanime de l’injustice humaine et divine ( le « bon piège à pensée » dont parle Dayan mais que pour ma part je renverrai à l’obsession de la dramatisation médiatique plus qu’à un parti pris anti-israélien), en revanche la scène de défénestration du soldat israélien —dont Dayan a raison de souligner que personne n’en connaissait le nom ni donc l’identité, ce qui peut tempérer le drame— a pourtant été reçue par certains comme la preuve, stéréotypée, du fanatisme arabo-islamique (les mains maculées de sang arborées comme le symbole d’un triomphe sacrificiel). De même, les scènes de liesse du côté arabe après l’attentat du 11 septembre, ainsi que les images de l’enterrement d’un mort palestinien avec « drapeaux, foules, corps portés au-dessus des têtes et l’émotion qui se dégage des visages bouleversés » dont parle Dayan ne sont pas nécessairement interprétées de façon favorable aux Palestiniens. Je peux en témoigner pour avoir fait une séance de monstration de ces images devant des étudiants d’origine nord-africaine [9], qui manifestèrent leur désapprobation devant cette agitation et ces cris qu’ils qualifiaient de fanatiques ; il y a foule et foule, et celle-ci fut perçue de façon négative.
Il s’ensuit que pour juger des effets réellement produits auprès de divers publics —et Daniel Dayan le sait bien qui a proposé entre autres notions celle de « public diaspora »—, il faut procéder à différents types d’études. Aux pistes que propose Dayan à la fin de l’entretien (particulièrement le point n°5), j’ajouterai que la réception par des publics divers des médias ne pouvant se faire par une méthode unique, il conviendrait, méthodologiquement, de faire appel à divers types d’études de réception : études des réactions spontanées de ces publics, réactions que l’on peut recueillir dans diverses déclarations des associations, des groupes militants, des partis politiques, etc. ; études à l’aide d’enquêtes de terrain avec questionnaires et entretiens approfondis ; études à travers des procédés expérimentaux permettant de percevoir les schèmes de mémorisation auxquels il est fait recours lorsqu’on interprète. Au lieu d’opposer ces différents types d’étude, il serait préférable de les articuler pour en tirer le meilleur enseignement possible.
Ces questions débouchent naturellement sur la question de l’éthique du journaliste, question cruciale que pose Daniel Dayan, et à laquelle le chercheur doit tenter de répondre, là aussi avec prudence, pour ne pas être confondu avec les contempteurs des médias qui lancent dénonciations et anathèmes.
Dayan dit dans l’interview : « Étant donné la multiplicité des interventions énonciatives et des niveaux d’énonciation, l’intention des acteurs se combine avec les intentions d’autres acteurs, avec des données non maîtrisables, avec des mécanismes structurels. C’est pourquoi il me paraît sans intérêt de chercher à reconstituer des intentions —ou pire— d’accorder du crédit à des déclarations d’intention ». C’est un autre point avec lequel je coïncide, sans être aussi radical sur l’inutilité de savoir quelles sont les intentions des acteurs, car celles-ci participent des représentations sociales qui ont une incidence sur la façon d’exercer son métier. Mais je coïncide en ce que, la plupart du temps, dans la communication qui se déroule dans l’espace public, ce ne sont pas des individus qui communiquent entre eux mais, comme je l’ai déjà dit, des instances, à l’intérieur d’une machine qui les surdétermine en partie. En l’occurrence, une machine médiatique qui met en présence une instance médiatique d’un côté, productrice d’information, et, de l’autre, une instance public-citoyen cherchant à s’informer, réunies par un dispositif qui leur assigne des places et des rôles. De plus, instance médiatique et instance public sont elles-mêmes composites ce qui ne facilite pas la tâche de l’analyste lorsqu’il cherche à déterminer des responsabilités. J’ai décrit dans mon livre sur le discours d’information [10] cette machine, son dispositif et les marges de manœuvre stratégiques dont dispose l’instance médiatique. Je ne les reprendrais pas, mais dirai que tout ce que dénonce Daniel Dayan sur les pathologies de la lisibilité (illisibilité et lisibilité fallacieuse) est à rapporter à la machine médiatique, à sa visée de captation qui la fait dériver de façon obsessionnelle vers des mises en scènes dramatisantes de l’actualité, dérive dont on finit par ne plus savoir si elle correspond à une prise de position sur tel ou tel sujet de la vie politique ou à une commodité, celle de l’information émotionnelle.
Du coup, considérer le phénomène de l’information médiatique comme le résultat de la mise en œuvre d’une machine avec ses différents acteurs et rouages, entraîne deux conséquences : une dilution des responsabilités et un écart grandissant entre les effets visés de l’instance de production, les effets possibles de la mise en scène et les effets produits chez le récepteur. La dilution des responsabilités pose le grave problème de ne pouvoir repérer où se produisent les ratés, les contradictions et autres dérives. Est-ce le journaliste qui écrit son papier ? il pourra toujours répondre qu’il a été modifié au desk ou que la mise en page ou en ondes en a transformé le sens. Est-ce la rédaction en chef ? mais elle pourra dire que si elle choisit des papiers ce n’est pas elle qui les rédige. Est-ce la direction du journal, de la chaîne, de la station ? elle pourra toujours renvoyer la balle vers d’autres acteurs.
Dans une telle perspective, l’objectivité devient impossible. Pour qu’il y ait objectivité, il faut que l’on dispose d’outils d’analyse qui sont reconnus et utilisés par d’autres. De ce point de vue, le journaliste dispose de quelques outils. A la source : présence sur le terrain des événements (correspondants et envoyés spéciaux), recueil des dépêches d’agence, recueil de témoignages, autant d’actes nécessitant vérifications, recoupements et confrontation à de la documentation : mais ici la recherche du scoop et la rivalité entre médias donne peu de temps à ce travail de vérification, ce qui entraîne les dérives que l’on connaît (Timisoara). En revanche, lors de la mise en scène de l’information, il n’y a guère d’outils, seulement des attitudes : attitude de « dépathémisation » dans la manière d’annoncer l’événement ; attitude de « neutralité » dans les commentaires qu’on en fait, attitude d« ’humilité » dans les analyses en ayant recours à des spécialistes. Evidemment, tout cela est contradictoire avec la visée de captation du média dont on a dit qu’elle assurait sa survie dans la concurrence du marché de l’information. Il n’y a donc pas d’objectivité possible, seulement une somme de subjectivités parmi lesquelles le citoyen pourrait choisir. Malheureusement, celui-ci n’a jamais accès à la totalité des subjectivités. Cherchez l’erreur.
Idéalement, il faudrait que chacun de ces acteurs de la machine ait une totale conscience de ce que sont leurs intentions, des choix qu’ils font et des effets que sont susceptibles de produire les façons de rapporter et de commenter les événements. Ces acteurs sont eux-mêmes pris dans des imaginaires sociaux, et sans un grand effort d’esprit critique il leur est difficile d’échapper aux idéologies qui les surdéterminent. Voilà pourquoi il serait à la fois exagéré d’attribuer aux journalistes français une intention de délégitimer Israël dans le traitement du conflit qui nous occupe, et naïf de penser qu’ils ne seraient pas influencés par les discours qui circulent dans la société française et dont (oh, paradoxe !) ils sont en même temps les promoteurs. Mais n’a pas d’esprit critique qui veut. C’est pourquoi la capacité d’autocritique doit être accompagnée d’une formation adéquate de ces acteurs, ce qui n’est pas toujours le cas [11] ;
Reste la dernière question soulevée par Daniel Dayan : quelle position doit adopter le chercheur lorsqu’il analyse des faits sociaux ? Cette question renvoie à deux autres qui lui sont consubstantielles : l’analyse scientifique dans le domaine des sciences humaines et sociales peut-elle prétendre à une objectivité totale ? quel type de vérité produisent ces analyses ?
Sur l’objectivité, on vient de s’expliquer : il n’y a pas d’objectivité absolue, seulement une tendance à l’objectivation d’une analyse par l’emploi d’outils qui sont falsifiables et vérifiables par d’autres. Le chercheur, lui, travaille dans le temps, et dispose d’outils construits (et d’ailleurs discutés en permanence) qui sont communs à une communauté scientifique et relèvent d’une discipline. Cela constitue sa garantie de scientificité. C’est ce qui permet en même temps que s’élaborent des systèmes de connaissances auxquels on peut se référer tout en les interrogeant. On aura remarqué la différence entre le commentaire d’un journaliste spécialisé ou même d’un expert, et l’analyse d’un chercheur. Le premier tient un discours d’affirmation, alors que le second (s’il n’est pas trop médiatisé) tient le discours de l’hypothèse et des possibles interprétatifs.
Pour la vérité, la chose est autrement plus complexe. La vérité, on le sait, se trouve relever de ce dur paradoxe qui est qu’elle n’a de raison d’être que dans sa portée universelle et qu’elle se heurte à la réalité des faits qui la brisent, la font éclater en fragments de vérité. C’est ce qui fait dire à Nietzsche [12] qu’il n’y a pas de vérité fondamentale puisque croire en celle-ci est précisément une croyance qui dépend d’un système de pensée lequel varie selon les moments de l’histoire. Il n’empêche qu’une lutte constante se déploie au cours des temps entre une vérité idéale imaginée par les hommes et des vérités relatives, voire une absence de vérité imposée par la cruauté des faits. Heureusement, l’homme ne capitule pas aisément. Même devant l’horreur (voir les tableaux de Goya, la Shoa), il n’a de cesse de reconstruire des vérités transcendantales. S’il n’y avait que les faits, l’homme serait proche d’une identité animale. Si les faits étaient niés, il n’y aurait que des sociétés anarchiques, chacun défendant sa propre utopie. Donc acceptons les deux : existence des faits et vérités plurielles. Ici, se pose particulièrement le problème de la vérité comme engagement : engagement des journalistes dans leur activité d’information ; engagement des chercheurs dans leur activité d’analyste. L’engagement, c’est l’acte qui est posé au nom de certaines valeurs, autant dire que c’est un discours éthique qui le motive.
Cette question n’est pas nouvelle, mais elle prend un tour nouveau dans notre modernité qui réclame tant le droit de l’individu à être souverain de lui-même. Reprenons d’abord cette idée qu’il ne faut pas confondre l’intention des acteurs avec les effets de la machine. C’est aussi vrai pour le chercheur et pour le journaliste. Il y a, comme on l’a dit plus haut, une machine de la production de l’information, et il y a, de même une machine de la production de la recherche. Pour ce qui concerne la recherche en sciences humaines et sociales, ce sont les différentes études qui constituent en soi une critique (parfois pourrait-on même dire une dénonciation) de la société dans la mesure où les résultats des analyses et leurs interprétations révèlent ce qui ne se voit pas par la simple observation empirique. Toute étude, dans ces domaines, est une interrogation, voire une mise en cause du fonctionnement du monde social. Aussi, le chercheur, de mon point de vue, n’a pas à avoir de jugement a priori sur ce fonctionnement. Qu’il choisisse des objets d’étude en fonction de ses aptitudes et désirs à appréhender tel ou tel phénomène est légitime et même nécessaire car il faut qu’il y ait du désir dans la recherche. Mais il n’a pas à prendre une posture de dénonciateur parce que c’est déjà engager un point de vue qui orientera par avance ses travaux. Je me souviens des discussions qui eurent lieu, lors de notre étude sur le conflit serbo-bosniaque, avec un historien des Balkans dont les propos tendaient à nous prouver que les médias français étaient pro-serbes (alors que l’étude n’avait pas commencé). Si nous l’avions suivi, toute notre analyse aurait été gauchie par cet a priori.
Je pense personnellement —essaye de le mettre en pratique— qu’il est possible de distinguer notre positionnement de chercheur avec toutes les exigences d’honnêteté que cela exige de notre positionnement de citoyen ou d’individu qui, lui, peut s’autoriser à juger et prendre parti. Qu’il s’agisse d’analyser le conflit en ex-Yougoslavie, le conflit israélo-palestinien, le débat autour de la laïcité et de la loi sur le port du voile, le débat sur le référendum européen, cette distinction me paraît importante à opérer.
D’où cette question cruciale : faut-il être Français pour mieux analyser la société française, Arabe pour mieux analyser le phénomène de l’islamisme, Juif pour mieux analyser le sionisme ? Et pour ce qui concerne le problème de l’information sur le conflit israélo-palestinien quel point de vue aurait la meilleure garantie d’objectivité : celui d’un Juif, celui d’un Arabe ou celui d’un point de vue extérieur ? Qui nierait que chacun de ces points de vue est nécessaire à une meilleure compréhension des événements, et que c’est de leur confrontation que pourraient surgir des vérités ?
Dans les disciplines des sciences humaines et sociales, les savoirs ne s’excluent pas toujours. Souvent ils se cumulent, se complètent, s’articulent, d’où la nécessité de multiplier les points de vue, mais avec esprit critique et lucidité. En tenir compte est pour moi la marque de l’éthique du chercheur.