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Réflexions pour l’analyse du discours populiste

revue Mots, n°97, Les collectivités territoriales en quête d’identité, pp.101-116, ENS Éditions, Lyon, 2011

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Une première difficulté, qui tient à sa diversité d’emploi, se présente lorsqu’on veut définir le terme populiste. Dans l’usage courant, celui-ci a perdu de sa spécificité : il est souvent employé comme un équivalent de démagogique, de poujadiste, parfois de raciste ou même de fasciste – amalgames qui ne peuvent apporter de grande lumière sur son sens [1].

Lorsque les sujets parlants sont des acteurs politiques, on observe que populiste est employé aussi bien par la droite que par la gauche pour stigma- tiser le parti adverse ou pour se défendre contre la stigmatisation [2]. La plupart du temps, pour la droite, la gauche est populiste en ce qu’elle manipule les classes ouvrières et populaires ; pour la gauche, la droite est populiste parce qu’elle manipule les classes moyennes et populaires (peu politisées) par des discours qui cherchent à susciter l’émotion la plus primitive : la peur. Autrement dit, dans les deux cas, le populiste c’est l’autre, qui pour s’exprimer emploie- rait une rhétorique simpliste et essentialisante.

Mais les politiques ne sont pas les seuls à stigmatiser l’autre. Les écono- mistes, par exemple, se plaignent de ce que le personnel politique ne parle pas suffisamment des problèmes économiques, et donnent à cela deux types de raison : l’ignorance (les politiques, disent les uns, ignorent les vrais problèmes économiques et ne disposent pas d’une formation adéquate en ce domaine) ou l’absence de courage (les politiques, selon d’autres, n’osent pas proposer de mesures impopulaires). Cela conduit les économistes à qualifier certains politiques de populistes au motif que ceux-ci préfèrent ne parler que de questions de société à forte teneur émotionnelle : immigration, violence et insécurité, etc. Enfin, pour ajouter à cette diversité d’emplois et de sens, certaines per- sonnalités politiques vont jusqu’à revendiquer la qualification de populiste en attribuant à ce mot un sens positif : « Si être populiste, c’est reconnaître au peuple la faculté d’opinion, le droit de l’exprimer et l’écouter [sic], alors, oui, car du même coup, c’est être démocrate. » [3]

Bref état des lieux

Théorisations et variantes

Un rapide parcours historique des différentes tentatives de théorisation s’im- pose, car celles-ci évoluent entre les anathèmes des juristes et des psycho- logues néo-darwiniens du 19e siècle (pour qui le populisme est une sorte de nationalisme dénaturé, voire l’antichambre du totalitarisme) et les positionne- ments modernes [4], selon lesquels le populisme doit être intégré dans la démo- cratie comme un type de gouvernement : « Lorsque les masses populaires sont exclues longtemps de l’arène politique, […] le populisme, loin d’être un obs- tacle, est une garantie de démocratie, car il évite que celle-ci se transforme en pure gestion. » (Dorna, 2006, p. 5)

Historiquement, c’est vers la fin du 19e siècle qu’apparaissent un mouvement socialiste progressiste en Russie et, de façon parallèle, un mouvement rural conduit par les fermiers de l’Ouest et du Sud des États-Unis d’Amérique. Ils s’accompagnent l’un et l’autre d’un discours critique envers le capitalisme. Se développent alors des mouvements plus revendicatifs et violents, tous taxés de populisme par l’historiographie : le populisme provincial du Sud des États- Unis des années vingt et trente, dressant les petits commerçants et les paysans des villages contre les grands centres urbains et pratiquant une intolé- rance anti-intellectualiste, xénophobe et antisémite dont témoigne l’activité du Ku Klux Klan ; le populisme raciste et fascisant de l’Allemagne nazie des années trente et quarante, instauré par l’appareil d’État ; enfin, le maccarthysme anti- intellectualiste et anti-élitiste des années cinquante, qui marque le début de la guerre froide (Taguieff, 2002, chap. 2).

C’est pourtant à propos des régimes politiques qui naissent en Amérique latine à partir des années cinquante qu’est le plus souvent employée l’expres- sion régime populiste : le péronisme de Juan Domingo Perón en Argentine, le gétulisme de Getulio Vargas au Brésil, plus tard le caudillisme de Carlos Menem en Argentine, le populisme dit « libéral » de Fernando Collor de Mello au Brésil (1989-1992), celui d’Alberto Fujimori au Pérou (1990-2000), et maintenant celui, dit « socialiste », de Hugo Chávez au Venezuela. Ces régimes se font jour dans un contexte de modernisation et d’enrichissement des classes supérieures qui permet que soient tenus deux types de discours : l’un, à la fois paternaliste et anticapitaliste, à l’adresse de la classe ouvrière et de la classe moyenne (cas du justicialisme argentin défendant les droits du travailleur) ; l’autre, autoritaire, à l’adresse des diverses couches de la société, du prolétariat à l’armée, contre l’im- périalisme des États-Unis (le chavisme fustigeant le « diable » américain). Il s’agit là de populismes qui ont pour points communs d’être nationaux et populaires.

Parallèlement, en France, se développent diverses figures du populisme. Le poujadisme, dans les années cinquante, diffuse un discours xénophobe et anti- intellectualiste à l’adresse des artisans et des petits commerçants. Puis, après les Trente Glorieuses, à partir de la fin des années quatre-vingt, le terme popu- lisme revient en usage. Ce populisme est qualifié de « national-populaire » pour ce qui concerne les discours de Jean-Marie Le Pen réclamant la « préférence nationale », et plus tard, de « libéral-populaire » s’agissant des discours de Bernard Tapie qui vante l’entreprise et l’emploi des jeunes. On pourrait même qualifier de populisme « hybride » les déclarations d’hommes politiques qui empruntent à divers courants idéologiques, comme le fit Nicolas Sarkozy, lors de la campagne électorale de 2007, en maniant alternativement un discours de libéralisme économique à l’adresse du patronat, des entreprises, des pro- fessions libérales, et un discours prenant pour thème la protection des plus faibles, à l’adresse des classes populaires.

Ces différentes figures du populisme montrent que l’on ne peut proposer de celui-ci une définition unique, car les contextes historiques et politiques l’inflé- chissent de différentes façons. Il y aurait des populismes classistes, voire ethnicistes ; des populismes nationalistes, plus ou moins autoritaires, jouant sur l’identité nationale et la ségrégation ; des populismes néolibéraux ; des populismes de circonstance s’exprimant dans les campagnes électorales à l’aide d’expressions démagogiques [5], afin de séduire les masses populaires. En Amérique latine, malgré l’impression d’homogénéité civilisationnelle que certains, depuis l’Europe, peuvent avoir de ce continent, les traditions culturelles et poli- tiques sont diverses. Comme le souligne Gabriel Vommaro dans son introduction à La « carte rouge » de l’Amérique latine, c’est à des populismes qu’on a affaire dans les années quarante-cinquante avec Perón en Argentine et Vargas au Brésil ; dans les années soixante/soixante-dix, ce sont les mouvements d’une gauche marxiste révolutionnaire qui dominent d’après le modèle cubain ; les années soixante-dix/quatre-vingt connaissent des dictatures militaires, en Amérique du Sud et centrale ; et, entre les années quatre-vingt-dix et deux mille, se sont installés des régimes d’un socialisme ici démocratique (Chili), là indi- géniste (Mexique, Bolivie, Équateur), là encore populiste (Chávez) ou populaire (Lula) (Vommaro, 2008, p. 7-19).

Points communs à ces variantes

Malgré cette diversité, il est possible, du moins au regard des discours qui sont produits par les grands leaders populistes, de trouver quelques points communs. Tout d’abord, on remarquera que le populisme naît toujours dans une situa- tion de crise sociale, celle-ci pouvant différer selon les pays ou les époques : crise économique, comme en Amérique latine et en Europe occidentale (France, Autriche, Pays-Bas) ; crise identitaire et morale (cas des sociétés qui refusent la multiculturalité au nom d’une identité propre) ; crise de changement de régime politique, comme dans de nombreux pays de l’Est après la chute du mur de Berlin, lesquels doivent s’ajuster à l’économie de marché et découvrent l’ultranationalisme.

On observe ensuite, dans tous les cas, la présence d’un chef charismatique. Celui-ci construit son leadership sur des images différentes selon les cultures. Il n’a pas à proprement parler de programme politique, mais promet de rompre avec les pratiques du passé, d’en finir avec la corruption et de rendre son pouvoir au peuple.

On constate également l’absence d’homogénéité du populisme sur le plan idéologique. Si l’on reprend les qualificatifs précédemment énumérés, on perçoit la diversité des positionnements. En Amérique latine par exemple, le populisme de Perón fut de type autoritaire, voir fascisant pour certains, mais s’appuya sur la classe ouvrière et sur l’armée ; Alberto Fujimori pratiqua un populisme de corruption, tout en déclarant vouloir en finir avec celle-ci et en faisant arrêter Abimael Guzman, le chef du Sentier lumineux ; le populisme de Chavez, au Venezuela, est fortement anti-américain, pro-cubain et socialiste, tout en imposant de façon autoritaire des commissions de gestion économique et des conseils communaux ; celui de Lula, plus souple, ménage la chèvre (l’aide aux populations des favelas) et le chou (l’économie de marché).

En France, le général Boulanger a pris la tête d’une opposition nationaliste et antiparlementariste, laquelle avait flatté les revanchards de la guerre de 1870, les bonapartistes et les monarchistes tout en ayant le soutien de Gam- betta, un homme de gauche, et de Rochefort, un ancien communard. Ce ne fut pas le cas de Pierre Poujade qui s’appuya plutôt sur les artisans, les commer- çants, les agriculteurs et les élus locaux de divers bords. Quant à Jean-Marie Le Pen, s’il s’inscrit pour une part dans la tradition des nationalistes monarchistes et des libéraux de droite dont on trouve les échos dans le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), son idéolo- gie est davantage d’extrême droite, antisémite et xénophobe.

Cette absence d’homogénéité idéologique devrait nous inciter à la pru- dence quant à la catégorisation du populisme.

Questionnement à propos du discours populiste

Le pouvoir d’influence des mots ne réside pas seulement dans la force du pro- jet d’idéalité sociale dont ils sont porteurs, mais dans leur écho aux systèmes d’attente des citoyens, lesquels sont sensibles aux valeurs, mais aussi au cha- risme des personnalités politiques et à l’émotion situationnelle. Ce n’est pas l’énonciation qui est au service des mots et des idées comme s’ils la précé- daient ; ce sont les mots et les idées qui prennent corps et sens à travers leur mise en énonciation. Et donc, pour pouvoir juger du populisme d’un discours, il faut l’analyser dans le contexte socio-historique où il apparaît et dans la situation de communication qui engendre un certain processus énonciatif. Il s’ensuit qu’il ne faut pas perdre de vue ce que sont les conditions de mise en scène du discours politique, afin d’éviter d’attribuer ce qui relève de celui-ci en géné- ral au discours populiste en particulier.

L’espace de circulation de la parole politique, on le sait, met en présence une instance politique et une instance citoyenne, qui entrent en relation par le biais d’une instance de médiation. L’instance politique, en position de conquête ou d’exercice du pouvoir, est toute tendue vers un « agir sur l’autre » à des fins d’ad- hésion de cet autre à ses promesses ou à son action. C’est en raison de cette obligation que le sujet politique est conduit à jouer de stratégies discursives diverses : construction d’images de lui-même, de façon à se rendre, d’une part, crédible aux yeux de l’instance citoyenne (ethos de crédibilité), d’autre part attractif (ethos d’identification) (Charaudeau, 2005) ; présentation des valeurs, de sorte que le citoyen adhère à celles-ci avec enthousiasme. Il en résulte que le discours politique est un lieu de vérité piégée, de « faire semblant », où ce qui compte n’est pas tant la vérité de cette parole lancée publiquement, que sa force de persuasion, sa véracité. Il est soumis à des conditions qui exigent que les valeurs soient présentées selon un scénario dramatisant susceptible de tou- cher l’affect du public, soit pour le faire adhérer au projet que l’on défend, soit pour le dissuader de suivre un projet adverse. Scénario triadique qui se com- pose de trois moments discursifs : 1) prouver que la société se trouve dans une situation sociale jugée désastreuse, et que le citoyen en est la première victime ; 2) déterminer la source du mal et son responsable – l’adversaire ; 3) annoncer enfin quelle solution peut être trouvée, et qui peut en être le porteur.

Si le populisme est une « attitude politique consistant à se réclamer du peuple, de ses aspirations profondes, de sa défense contre les divers torts qui lui sont faits », comme le propose le dictionnaire Larousse [6]ƒ, on ne voit guère de différence avec ce qui définit le discours politique en général. Il participe des stratégies persuasives de tout discours politique, qui consistent à capter son public au nom de valeurs symboliques en touchant raison et passion. Dans ces conditions, le discours populiste peut être envisagé comme un simple avatar du contrat politique, comme une stratégie de manipulation, dans la mesure où il manie les mêmes catégories que celui-ci. Mais il les manie dans l’excès, un excès qui joue sur l’émotion au détriment de la raison politique et porte la dra- matisation du scénario à son extrême : exacerbation de la crise, dénonciation de coupables, exaltation de valeurs et apparition d’un Sauveur.

Situation de crise et victimisation

Le populiste a besoin que les classes populaires soient disponibles, c’est-à- dire dans un état de forte insatisfaction. Pour ce faire, il tente d’exploiter leur ressentiment. Comment s’y prend-t-il ?

  • Parle-t-il de la situation économique en insistant sur les charges sociales qui accablent les entreprises, sur la précarité dans laquelle vivent les travailleurs, sur la disparité entre riches et pauvres ou l’appauvrissement général de la nation ?
  • Parle-t-ildeladécadencemoraledecelle-ci,delapertedesrepèresiden- titaires (particulièrement dans le cas de l’identité nationale), de la régression du civisme et donc du relâchement du lien social [7] ?
  • Dépeint-illescitoyensenvictimeseffectivesoupotentielles ? Insiste-t- il sur les déclassés, les sans-grades, les « petits » qui souffrent de l’insécurité en raison du manque de protection policière et du manque d’autorité de la justice [8] ? Bref, comment le populiste s’y prend-t-il pour créer de l’angoisse dans la communauté sociale ?

La source du mal

La source du mal est souvent désignée de façon floue : le coupable ne doit pas être parfaitement identifié, de manière à laisser planer l’impression qu’il n’est pas visible et conduit ses affaires en sous-main, ce qui permet de suggérer l’exis- tence de complots. Le discours populiste doit faire croire à la population que tout serait simple, si ne s’opposaient à ses aspirations des « machines », un « système » abstrait qui bloquent la société. Comment ces derniers sont-ils décrits ?

  • S’agit-ildesdiversesformesdereprésentationpolitiqueetmédiatique : l’« establishment », la « classe politique », les « élites froides et calculatrices », isolées dans leur « tour d’ivoire », parfois corrompues, toujours manquant de courage ?
  • Est-ce l’État qui aurait perdu toute autorité ? D’une manière générale, sont-ce les institutions politiques, la bureaucratie, les technocrates qui confis- quent le pouvoir par leur action administrative, comme le déclare en France Jean-Marie Le Pen :

L’établissement, qu’il s’agit de renverser par une révolution de salut public, désigne la classe dirigeante qui impose aujourd’hui son pouvoir. Les droits de l’homme sont des tables de la Loi. Il a ses évangiles selon Saint Freud et saint Marx. Il a son clergé, son architecte et ses maçons. Son lieu de culte, le Panthéon républicain, ses rites, il prêche la morale. [9]

La source du mal peut aussi être représentée par des personnes ou des groupes qui apparaissent comme des adversaires à combattre, en tant qu’ils appar- tiennent à un parti, une idéologie : les marxistes, les socialistes, les capita- listes, les fascistes et autres groupes partisans jugés porteurs d’une idéologie contraire à la sienne propre. Comment sont-ils décrits ?

  • Comme des lobbies (le lobby « antiraciste » ou celui « des droits de l’homme »), des mafias (« ce parti mafieux, qui pratique l’exclusion »), des groupes d’intérêts (« ceux du capitalisme anonyme, ceux des transferts finan- ciers massifs de la spéculation, ceux des grandes multinationales… »), ou des oligarchies (« une oligarchie internationale et cosmopolite… ») [10] ? C’est là un « ennemi intérieur ». Pour Hugo Chávez, comme pour beaucoup de leaders populistes, l’ennemi intérieur est « l’oligarchie ».
  • Mais il existe aussi un ennemi extérieur, souvent présenté comme une entité abstraite afin de provoquer la peur face à une menace réelle ou poten- tielle, dans une présence-absence de force occulte. En France, depuis quelques décennies, c’est l’immigration qui en tient lieu : « [Les immigrés] vont nous ruiner, nous envahir, nous submerger, coucher avec nos femmes et nos fils » ; « La présence massive d’immigrés dans de nombreuses cités HLM conduit à une grande détérioration des conditions de vie des Français » [11]. Il est rare que le dis- cours populiste ne joue pas sur la xénophobie, suggérant menace et conflit des civilisations, et l’on se demandera quel est le groupe étranger voué à ce rôle de bouc émissaire. Elvira Arnoux, dans son analyse du discours de Hugo Chávez, montre par exemple comment celui-ci satanise la figure de l’empire des États- Unis, transformant l’ennemi extérieur en ennemi intérieur :
  • El Diablo está en casa, pues. El Diablo, el propio Diablo está en casa. Ayer vino el Diablo aquí, ayer estuvo el Diablo aquí, en este mismo lugar. […]. El señor pres- idente de los Estados Unidos, a quien yo llamo « el diablo », vino aquí hablando como dueño del mundo. [12]

Que cet ennemi soit interne ou externe, le discours populiste le décrit de façon imprécise, comme une bête cachée, tapie dans l’ombre : le thème du complot est présent dans presque tous les discours populistes. C’est qu’il s’agit, en fin de compte, de trouver un bouc émissaire en stigmatisant la source du mal, en dénonçant un coupable pour orienter contre lui la violence, déclencher le désir de sa destruction qui aboutira à la réparation du mal. Est-ce l’immigré, l’étran- ger, le Juif, l’Arabe ou les élites, l’État, l’Administration, ce vrai coupable que l’on offre en lieu et place du peuple innocent ?

L’exaltation des valeurs

Le discours populiste, à l’exemple du discours politique en général, se doit de proposer un projet d’« idéalité sociale » dans lequel sont mises en exergue des valeurs censées représenter ce qui unit fondamentalement les membres d’une communauté sociale. Mais sa spécificité consiste en ce que ces valeurs puisent dans l’histoire et les traditions du pays pour en dégager ce qui s’y trouve de plus authentique, de plus vrai, de plus pur, afin de reconstruire une identité perdue. Il se met ainsi sur le terrain du symbolique, de ce qui fait la noblesse du politique, idéalité sociale devant réparer le mal existant. Il s’agit donc de voir comment ce discours tire parti des caractéristiques historiques, identi- taires et culturelles propres à chaque pays :

  • Est-ce en invoquant l’identité nationale ? La thématique de la nation est souvent exploitée pour mettre en évidence le fondement de l’identité collective, voire le mythe de la nation organique et l’indépendance économique comme droit à disposer de ses propres ressources, contre l’exploiteur privé ou étranger [13].
  • Parfois,l’identité nationale est confondue avec une identité communautaire : on déclare que celle-ci est originaire, et qu’il faut se la réapproprier pour sortir du ressentiment (Angenot, 2006) dans lequel les ennemis intérieurs et extérieurs ont plongé le peuple. C’est à cette occasion qu’apparaît l’idéolo- gie discriminatoire du populiste, comme le montre cette déclaration de Jean- Marie Le Pen : « Oui, nous sommes en faveur de la préférence nationale car nous sommes pour la vie contre la mort, pour la liberté contre l’esclavage, pour l’existence contre la disparition. » [14]
  • Maiscequipeutapparaîtreaussi,c’estuneidéologienaturaliste,ausens où elle fonde le culturel sur la nature : « Nous sommes des créatures vivantes. […] Nous faisons partie de la nature, nous obéissons à ses lois. Les grandes lois des espèces gouvernent aussi les hommes malgré leur intelligence et par- fois leur vanité. Si nous violons ces lois naturelles, la nature ne tardera pas à prendre sa revanche sur nous. Nous avons besoin de sécurité. Et pour cela nous avons besoin comme les animaux d’un territoire qui nous l’assure. » [15]
  • Dans d’autres contextes, c’est au contraire à une vaste communauté historique qu’il est fait appel. Hugo Chávez exalte par exemple en ces termes une identité et une communauté sud-américaines :

Requerimos un proyecto nacional suramericano, no nacional, no nacional vene- zolano, no nacional argentino, no nacional brasileño, no nacional boliviano o uru- guayo o ecuatoriano, sino nacional suramericano. [16]]

C’est pourquoi il est souvent fait appel à des valeurs de filiation et d’hérédité : « Nous croyons que la France occupe une place singulière en Europe et dans le Monde, car notre peuple résulte de la fusion unique en soi des vertus romaines, germaniques et celtes » [17] ; ou bien encore : « Il s’agit là de notre terre, de nos paysages, certes, tels qu’ils ont été donnés par le Créateur mais tels qu’ils ont été défendus, conservés et embellis par ceux qui ont peuplé ce territoire depuis des millénaires et dont nous sommes les fils » [18]. Des analystes du dis- cours latino-américain ont également repéré diverses filiations à travers les références auxquelles il est fait recours : référence à la tradition bolivarienne et à l’« árbol de las tres raíces » chez Hugo Chávez (Medina, 2010), référence aux mouvements de libération chez Evo Morales citant le « Che » (Delfour, 2009).

Et comme le populiste prétend rendre au peuple son pouvoir de décision, son discours promet une rédemption par la libération du joug qu’imposent les élites et les appareils administrativo-politiques. Il appelle donc au rétablissement de la souveraineté populaire par une action directe, immédiate, court-circuitant les institutions, illusion d’une promesse à laquelle font écho les mots d’ordre revendicatifs tels que : maintenant, ahora. Nier la dimension temporelle est une caractéristique du discours révolutionnaire mais aussi du discours populiste : c’est faire croire que « tout est possible tout de suite », que le miracle du changement est réalisable, et c’est une façon de mobiliser l’espoir.

Il faut également relever les mesures que propose le populiste pour mettre fin à la crise. Généralement, ces mesures sont vagues, car il s’agit moins d’élaborer une solution pragmatique que de mettre en avant des actions qui renvoient, elles-mêmes, aux valeurs défendues par ailleurs. Par exemple, en France, on évoque souvent des mesures de coercition policière plus ou moins musclée pour régler les problèmes d’insécurité (reconduites à la frontière des immigrés clandestins, moyens accrus pour la police, lois augmentant les peines de justice, maisons fermées pour les jeunes, etc.). Afin de régler les problèmes économiques, on propose des baisses d’impôts pour les particuliers, des allègements de charges sociales pour les entreprises, des revalorisations de salaires pour les travailleurs, sans que ces mesures fassent l’objet d’un calcul budgétaire. Il s’agit donc d’analyser ces propositions en se demandant à quelle idéologie ou doctrine elles renvoient.

Le Sauveur

Tout homme ou femme politique doit se présenter comme différent des autres ou de ses prédécesseurs, doit faire montre d’énergie, de force de conviction et de sincérité. Mais il doit aussi être capable de séduire les foules, et cela ne peut se faire, malgré tous les conseillers en marketing politique, qu’en laissant s’exprimer ce qui se trouve au fond de sa personnalité, ce quelque chose d’irrationnel qu’on appelle charisme.

En quoi l’acteur populiste se différencie-t-il de l’acteur politique non popu- liste ? Quelles sont les spécificités de son discours, dans la façon de construire son image, de défendre certaines valeurs et d’interpeller le peuple ? Voici quelques-unes des stratégies observables :

  • Lereprésentantdupeuple.Leleaderpopulistesedéclare« levraipeuple » et appelle ses concitoyens à se manifester dans un élan collectif, à se dépas- ser pour se fondre dans une âme collective, à reporter leur désir de salut sur un personnage hors du commun. Il y faut de la fascination et de la transcendance, car le lien entre le chef et le peuple doit être d’ordre sentimental plus qu’idéologique [19]. Cette façon de se poser comme le représentant direct du peuple manifeste quelque chose comme le désir d’obtenir une légitimité plébiscitaire, résultat d’un face à face direct entre le leader et les masses. Il convient donc de chercher dans les discours des populistes comment ils jouent de cette proxi- mité et de cette représentation. Témoin ce propos de Hugo Chavez, embléma- tique de l’appropriation du peuple dans la figure du leader : « Porque Chávez no es Chávez. Chávez es el pueblo venezolano. Vuelvo a recordar al gran Gai- tán cuando dijo [ ] : “Yo no soy yo, yo soy un pueblo” [20]]. » (Arnoux, 2008, p. 46)
  • Unethosd’authenticité.Lepopulistedit(oulaisseentendre) :« Jesuis telquevousmevoyez »,« Jefaiscequejedis »,« Jen’airienàcacher ».Ils’agit d’établir un rapport de confiance aveugle. Silvio Berlusconi en 1994 et Nicolas Sarkozy en 2007 lançaient à qui voulait l’entendre « Faites-moi confiance ! » pour le premier, « Tout est possible ! », pour le second, les deux ajoutant « Ma réussite le prouve ». On pourrait se demander comment Juan Perón et Carlos Menem en Argentine, Fernando Collor au Brésil, Alberto Fujimori au Pérou et Hugo Chavez au Venezuela ont construit cet ethos d’authenticité.
  • Un ethos de puissance. Le populiste dit :« Rien ne peut s’opposer à ma volonté ». Il doit montrer non seulement son énergie, mais encore une force et une puissance capables de renverser le monde et d’entraîner les foules. C’est à cette fin (mais c’est aussi affaire de tempérament) que son comportement ora- toire se caractérise par des « coups de gueule », des formules chocs, le manie- ment de l’ironie ou les dérapages verbaux. Toutes choses dont est coutumier le populiste français Jean-Marie Le Pen : dérapage négationniste à propos des chambres à gaz, « point de détail de l’histoire de la deuxième guerre mondiale » ; jeux de mots insultants et provocateurs tels que le fameux « Durafour crématoire » lancé pendant l’université d’été du Front national en 1988 [21]. Ici aussi, il convient d’étudier la façon dont des leaders comme Chavez construisent cet ethos de puissance qui n’a d’autre but que de fasciner l’auditoire.

Cependant, le populiste doit montrer que cette volonté de puissance n’est pas au service d’une ambition personnelle mais au service de l’intérêt général, du bien du peuple. Aussi se pose-t-il comme le garant de l’identité recouvrée : soit sauveur de l’identité nationale (il se fait souverainiste), soit défenseur de l’identité des classes populaires (il se fait paternaliste). Et comme il entre- tient l’idée que des forces adverses s’opposent à la construction de son projet populaire, il se pose en vengeur appelant à la haine de ces ennemis dont on a parlé plus haut (il faut par exemple « faire payer les riches »). Il déclare donc sa volonté de rompre avec les pratiques politiques du passé : celles d’une classe politique jugée laxiste, parfois corrompue [22], en tout cas distante du peuple, voire indifférente et incapable de l’écouter. Le populiste, lui, se veut à l’écoute du peuple et se déclare proche de lui.

L’ethos dépend de la manière dont chaque culture se représente ce que sont l’authenticité, la sincérité, la puissance. Les conceptions que certains Français se font de l’authenticité ou de la puissance pourraient paraître ridicules à des Latino-Américains, et inversement. Pour séduire une partie du peuple, emporter son enthousiasme et faire en sorte qu’il s’identifie au leader, ces images doivent faire écho aux systèmes d’attente prégnants dans une société. Il convient donc de les analyser en fonction des imaginaires sociaux. C’est en tout cas une condi- tion de l’analyse comparative et du repérage de ce qu’il existe de différent ou de ressemblant entre les diverses façons de déployer le discours populiste.

En tout état de cause, il est une constante de ce discours, au-delà des diffé- rences : le vrai populiste doit apparaître sous une figure de chef charismatique. Tantôt, et selon les références culturelles, il se présente comme conducteur ou berger, en tout cas comme guide du peuple ; tantôt, de façon plus guerrière, comme un chevalier blanc sans peur et sans reproche prêt à pourfendre les forces du mal. Dans ces différents cas on retrouve, sous-jacente, la figure du prophète, porteur d’un message, medium entre une voix de l’au-delà et le peuple. C’est inspiré par cette voix qu’il annonce des menaces, des catastrophes potentielles ou l’avènement d’un bien-être futur. C’est pourquoi on peut dire que le populiste, même quand il ne se rattache pas à une pensée religieuse, se présente comme une sorte de Sauveur biblique, capable aussi bien de répandre ses foudres sur les méchants que de conduire vers le bonheur suprême (un paradis, un Âge d’or, des « lendemains qui chantent »). Son discours se structure selon l’ordre narratif d’un récit en trois temps : stigmati- sation d’un mal, puis processus de purification, et enfin transformation radi- cale, immédiate – miraculeuse – de la société. Il n’est donc pas étonnant que dans certains pays, le populisme aille de pair avec le succès des sectes pen- tecôtistes et évangéliques [23]. Cette similitude entre l’homme providentiel et le prophète, Hugo Chávez l’a bien comprise ; il convertit en prophète Simon Bolivar, héros de la libération des Amériques du Sud, et s’en fait le représentant :

Simón Bolívar, el Libertador de Suramérica y líder inspirador de la revolución […], un día soñó, en su delirio por la justicia, haber subido a la cumbre del Chimborazo. Y allá, sobre las nieves perpetuas del espinazo de los Andes, recibió un mandato del señor tiempo, anciano sabio y de larga barba : « Anda y di la verdad a los hombres ». Hoy he venido aquí, como portaestandarte de aquel sueño bolivariano, para clamar junto a ustedes : « ¡ Digamos la verdad a los hombres ! » [24]

Voilà une version païenne de la Bible.

Populisme et démocratie

À considérer le populisme du point de vue du discours qu’il met en scène dans l’espace public, on voit qu’il remplit une triple fonction d’illégitimation des adver- saires, de relégitimation du peuple et de légitimation de l’acteur politique qui en est le porteur. On voit aussi qu’il utilise, mais dans la dérive, des stratégies dis- cursives qui sont celles de tout discours politique. C’est pourquoi, selon l’hypo- thèse énoncée en introduction, on dira que le populisme n’est pas étranger à la démocratie : c’est le principe même du débat public visant à constituer une repré- sentation majoritaire qui ouvre le champ au discours populiste comme moyen de séduction des masses. Il n’est donc pas un régime politique mais une straté- gie de conquête ou d’exercice du pouvoir sur fond de démocratie, stratégie qui joue sur un mécanisme de fascination comme « fusion du soi avec un tout exal- tant qui cristallise un idéal » (Dorna, 2006, p. 5). C’est pourquoi on ne souscrira pas à ce mot de Jacques Julliard : « Le populisme, c’est le peuple sans la démocratie »(1997,p.232). Le populisme s’inscrit dans la parole démocratique, même s’il n’en est pas l’honneur. En cela, d’ailleurs, il se distingue du fascisme auquel il a parfois été assimilé, bien que l’on constate que celui-ci recourt à du discours populiste. Le fascisme est un concept de société, un projet d’humanité, qui s’ac- compagne de la théorisation d’un nationalisme à la fois populaire, socialiste (on pense au « national-socialisme »), autoritaire et purificateur. D’où son ambiguïté, car si, en Europe, il a croisé des mouvements ou des opinions d’extrême droite (boulangisme, antidreyfusisme, poujadisme, lepénisme en France ; ethnonatio- nalisme en Italie et en Allemagne), il est plutôt prolétarien en Amérique latine, se réclamant d’une idéologie de gauche, même lorsqu’il s’appuie sur l’armée. Voilà encore une comparaison intéressante à étudier.

On terminera en lançant quelques pistes de réflexion sur la place que prend le populisme dans nos sociétés modernes (ou postmodernes selon certains), à l’heure de la mondialisation. La référence sera ici européenne : cela devrait per- mettre de procéder à des comparaisons avec le monde latino-américain, car l’histoire des peuples européens et latino-américains n’est pas la même, la composi- tion de leurs sociétés est fort différente et leurs visions du monde sont distinctes.

Le brouillage des frontières partisanes

On entend de plus en plus, en Europe et particulièrement en France, un dis- cours, tenu par la droite classique, qui prône la fin des oppositions partisanes et déclare que les clivages politiques sont dépassés. C’est le discours du « ni droite, ni gauche », au nom d’un nécessaire pragmatisme en politique : « Je ne suis pas un idéologue, je suis un pragmatiste » [25]. Le pragmatisme serait la seule attitude possible pour résoudre les crises du monde moderne. Mais comme il faut entretenir des antagonismes dans une société afin de donner l’impression de jouer le jeu de la parole démocratique, s’opère parallèlement un glissement vers un autre antagonisme susceptible de rassembler les masses populaires autour de notions vagues ou de catégories abstraites : non plus le socialisme contre le conservatisme, mais la solidarité sociale contre le profit privatisé, le libéra- lisme politique contre l’ultralibéralisme économique, le mondialisme contre le communautarisme (quand ce n’est pas le communautarisme contre le mondia- lisme). Le point commun à ces oppositions est un discours « anti-système ». Cela s’accompagne parfois de pratiques dites d’ouverture politique, qui consistent, lorsqu’il ne s’agit pas de gouvernements de coalition ou de cohabitation, à faire appel à des personnalités de partis opposés pour leur confier des responsabilités au plus haut niveau. Cette attitude relève d’un populisme soft, mais on pour- rait aussi la qualifier de populisme cynique, car il est évident que ce qui carac- térise la démocratie, c’est l’existence de projets de société opposés, et que si de tels projets disparaissent, on entre dans une nouvelle ère de totalitarisme.

Le retour de l’autoritarisme

La fin du rêve d’une société égalitaire, marquée par la chute du mur de Berlin combinée à l’explosion de mouvements de migration du Sud vers le Nord et de l’Est vers l’Ouest, a provoqué dans la plupart des pays européens occidentaux une crise identitaire – du moins, un imaginaire social de désidentification de la conscience nationale, d’interrogation sur la spécificité culturelle (« Qu’est- ce qu’être Français ? ») et de mise en danger de la filiation par l’ouverture des frontières, laquelle entraînerait immigration massive, mixité sociale, rupture de la transmission culturelle et linguistique. Ce processus crée un imaginaire flou, entretenu par les médias et dans lequel puisent des hommes politiques de bords différents pour en tirer des scénarios catastrophistes.

Face à ce désarroi identitaire apparaît un discours prônant discipline et autorité. On commence par mettre en avant l’insécurité des individus, puis on promet, complémentairement, la fin du laxisme politique et la mise en œuvre d’une politique de sécurité dans tous les secteurs de la société. Dans les der- nières campagnes électorales de la plupart des pays européens, les thèmes de la sécurité et de l’autorité ont dominé ceux de la surveillance démocratique et de l’injustice [26]. Ce fut en tout cas l’une des raisons du succès de Nicolas Sarkozy, lors de la présidentielle de 2007 en France. Face à une Ségolène Royal qui, tout en se voulant ferme sur le chapitre de la discipline, renvoyait la solu- tion des problèmes à une participation démocratique, le candidat de la droite se parait d’une image de contempteur du laxisme et de chevalier blanc, prêt à pourfendre les voyous et autres fauteurs de trouble pour défendre l’ordre et l’autorité (Charaudeau, 2005, p. 86-88).

Les travailleurs contre les assistés

Ce thème est peut-être plus caractéristique du populisme des pays riches, car il faut qu’existe un système économique de protection de la population (sécurité sociale) et de prise en charge des exclus du monde du travail (indemnisa- tion des chômeurs, assistance aux handicapés). Un certain discours populiste s’emploie alors à monter le peuple travailleur contre le peuple assisté, stratégie parfaitement représentée par l’un des slogans de Nicolas Sarkozy : « Travailler plus pour gagner plus ».

C’est un moyen de créer le ressentiment d’une partie de la population contre l’autre, et de conforter, d’une part, ceux qui se trouvent du côté du pouvoir (le grand patronat), ainsi qu’une partie importante de la classe moyenne (petits patrons, commerçants, artisans), et d’autre part, paradoxalement, une partie de la classe populaire provenant du monde ouvrier (laquelle a toujours valorisé le travail), ainsi que les immigrés qui cherchent du travail à quelque condition que ce soit.

Ce populisme-là trouble les habituels clivages partisans, car sociologiquement, il se produit un mouvement d’adhésion (fût-il ponctuel) à ces promesses de la part de secteurs de la population favorables à des partis politiques opposés. Il entretient un fort antagonisme entre les partisans du « travail à tout prix » et les partisans du « travail juste », ôtant à la gauche l’exclusivité du parti des travailleurs.

Au-delà des différences propres à chaque contexte culturel, la constante du discours populiste est bien cette illusion de rendre au peuple sa souveraineté perdue et, conséquemment, son identité nationale, illusion dont la version la plus cynique est illustrée par cette déclaration de Mussolini : « La démocratie, c’est le gouvernement qui cherche à donner au peuple l’illusion d’être souverain » (cité par Taguieff, 2002, p. 19). Or on remarque, depuis un certain temps, une tendance des partis classiques de droite comme de gauche à développer de plus en plus une stratégie discursive de proximité en se déclarant à l’écoute du peuple, en appelant à davantage de participation citoyenne, et cela sur fond de discrédit de la classe politique et des élites jugées distantes et indifférentes aux souffrances du peuple – image entretenue d’ailleurs par les médias et divers commentateurs. On pourrait parler ici d’un populisme de circonstance, qui se met à l’écoute de la demande sociale.

On se trouve ainsi face à une contradiction : un discours de proximité et d’il- lusion souverainiste serait signe de populisme, mais ces tentatives pourraient être aussi bien la marque d’une prise de conscience de la montée de nouvelles formes de contre-pouvoir, qui se construisent en dehors du jeu classique des partis et syndicats. Il serait alors légitime de prôner un rapprochement entre les citoyens et les organes de décision par de nouvelles formes de participation citoyenne, contre une sorte d’aristocratie élective critiquée depuis la démo- cratie athénienne. Dès lors, quelle éthique dans ce discours ? D’un tel point de vue, le discours populiste serait-il acceptable ? C’est une vaste question qui ne sera pas tranchée ici. On soulignera seulement que, si on ne peut accepter l’exaltation de certaines valeurs qui, loin de grandir le peuple, le renvoient à ses propres réactions de peur et de xénophobie, on ne peut se cacher non plus que la dure loi de la raison majoritaire sur laquelle se fonde la démocratie entraîne certains responsables poli- tiques à jouer sur des effets populistes, sans que leur politique soit à propre- ment parler de cette nature. Reste à voir comment un tel discours varie selon les contextes sociopolitiques, et quelle place il occupe dans chaque espace public.

Références

Angenot Marc, 2006, Les idéologies du ressentiment, Montréal, XYZ.
Arnoux Elvira Narvaja, 2008, El discurso latinoamericanista de Hugo Chávez, Buenos Aires, Editorial Biblos (Ciencias del languaje).
Charaudeau Patrick, 2008, Entre populisme et peopolisme. Comment Sarkozy a gagné, Paris, Vuibert.
— 2005,Le discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vuibert.
Chumaceiro Irma, 2004, « Las métaforas politiquas en el discurso de dos líderes venezolanos. Hugo Chávez y Enrique Mendoza », Revista Latino americana de Estudios del Discurso, vol. IV, no 2.
Delfour Christine, 2009, « Le discours d’Evo Morales. Entre radicalisme discursif et pratiques réformistes », Actes du colloque Les discours politiques en Amérique latine. Filiations, polyphonies, théâtralités, février 2009, Université Paris-Est, à paraître sur le site [http://site.adal.free.fr], consulté le 24 février 2011.
Dorna Alexandre, 2006, « Qu’est-ce que le discours populiste ? », Médiatiques, no 38, Discours populistes et extrémistes.
Julliard Jacques, 1997, La faute aux élites, Paris, Gallimard.
Laclau Ernesto, 1978, Política e ideología en la teroría marxista, Mexico, Siglo XXI. Medina Medofilo, 2009, « Las referencias ideológicas en la construcción del discurso del presidente Chávez », Actes du colloque Les discours politiques en Amérique latine : filiations, polyphonies, théâtralités, février 2009, Université Paris-Est, à paraître sur le site [http://site.adal.free.fr], consulté le 24 février 2011.
Reza Yasmina, 2007, L’aube le soir ou la nuit, Paris, Flammarion.
Taguieff Pierre-André, 2002, L’illusion populiste, Paris, Berg International.
Vommaro Gabriel éd., 2008, La « carte rouge » de l’Amérique latine, Paris, Le Croquant.

Notes
[1] Ce texte est celui d’une conférence présentée à l’Institut des hautes études d’Amérique latine, le 14 février 2009, en conclusion du colloque : « Les discours politiques en Amérique latine. Filia- tion, polyphonie, théâtralité », organisé par les équipes CEDITEC et LISAA de l’université Paris- Est. Plusieurs communications de ce colloque, centrées sur le thème de la figure tutélaire dans le discours politique latino-américain, ont également été réunies en dossier dans le no 93 de la revue Mots. Les langages du politique (juillet 2010). D’autres sont en cours de publication sur le site [http://site.adal.free.fr].
[2] « Nosso governo nunca foi nem é populista. Este governo foi, é e será popular. » [Notre gouverne- ment n’est pas et n’a jamais été populiste. Il fut et restera populaire.] Luiz Ignácio Lula da Silva, discours d’investiture, second mandat, 1er janvier 2007.
[3] Déclaration de Jean-Marie Le Pen qui pourrait être également attribuée à d’autres acteurs politiques.
[4] Voir à ce propos Laclau, 1978.
[5] On pense à Jacques Chirac en 1995, à son discours sur la « fracture sociale » et la « lutte contre l’exclusion » ; ou à Nicolas Sarkozy en 2007,qui déclara vouloir en finir avec la « coupureentre le peuple et les élites ». Pour ce dernier, lire le témoignage de Yasmina Reza (2007).
[6] Petit Larousse, édition de 1988.
[7] « [La jeunesse de France] connaît aujourd’hui les fruits amers de la décadence économique, sociale, politique et morale, les fléaux du chômage, l’individualisme forcené qui conduit à l’iso- lement et au désespoir. » Jean-Marie Le Pen, discours du 13 mai 1984 à l’occasion de la « Fête du travail et des travailleurs » organisée par le Front national.
[8] « Les piliers de la société : armée, police, justice, vacillent, annonçant le temps de l’anarchie et du désordre. » Jean-Marie Le Pen, Présent, 5-6 septembre 1996.
[9] Identité, janvier 1990
[10] Jean-MarieLePen,Présent,5-6septembre1996.
[11] La Lettre de Jean-Marie Le Pen, 15 mars 1992.
[12] Hugo Chavez,Discours à l’ONU,29 septembre 2006, cité dans Arnoux, 2008,p.47 :« Le Diable est chez nous. Le Diable, le Diable en personne, est chez nous. Hier, le Diable est venu ici, hier, le Diable a été ici, dans ce même lieu. […] Monsieur le Président des États-Unis, que moi j’ap- pelle le Diable, est venu ici pour parler comme le maître du monde. »
[13] Thème récurrent chez Hugo Chávez et Evo Morales pour justifier les « nationalisations » des ressources naturelles.
[14] La lettre de Jean-Marie Le Pen, 15 mai 1991.
[15] Discours de Jean-Marie Le Pen prononcé à la Fête des Bleu-Blanc-Rouge, Présent, 5-6 sep- tembre 1996.
[16] Cité par Arnoux, 2008, p.52.[Nous voulons un projet national sud-américain, non pas national vénézuélien, ni national argentin, ni national brésilien, ni national bolivien ou urugayen ou équatorien, mais national sud-américain.
[17] Jean-Marie Le Pen, Nos valeurs, La Documentation française, 1988.
[18] Discours de Jean-Marie Le Pen à Saint-Franc, Présent, 21 et 22 octobre 1991.
[19] Cela semble être le cas, au Venezuela, de Hugo Chavez qui, malgré ses déclarations relatives à un nouveau socialisme, capte les foules davantage par la passion que par la raison.
[20] [Parce que Chávez n’est pas Chávez, Chávez est le peuple vénézuélien. Je me rappelle le grand Gaitán, quand il disait : « Moi, je ne suis pas moi, moi, je suis un peuple. »
[21] Michel Durafour, alors ministre de la Fonction publique, s’était signalé par des positions très fermes contre ce parti.
[22] Thème récurrent dans beaucoup de pays d’Amérique latine où la corruption des élites est considérée comme un sport national.
[23] AuBrésil par exemple, les adeptes de ces sectes sont passés de 500000 en 1990 à 3500000 en 1995.
[24] [Simón Bolívar , le Libérateur de l’Amérique du Sud, et le leader inspirateur de la révolution, rêva un jour, dans son ardent désir de justice, qu’il était monté au sommet du Chimborazo. Et là, sur les neiges éternelles de la crête des Andes, il reçu un ordre du seigneur Temps, un vieux sage à grande barbe : « Va et dis la vérité aux hommes ! » Aujourd’hui je suis venu ici comme porte-drapeau de ce rêve bolivarien, pour crier, à vos côtés : « Disons la vérité aux hommes ! »] Cité par Arnoux, 2008, p. 65.
[25] Jean-Pierre Raffarin, lorsqu’il était Premier ministre du président Jacques Chirac.
[26] Particulièrement en Autriche, en Flandre, dans les Pays-Bas et au Danemark, où les partis d’extrême droite réclament des mesures coercitives contre l’immigration et la montée de l’islamisme (Le Monde, 2 décembre 2009).
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "Réflexions pour l’analyse du discours populiste", revue Mots, n°97, Les collectivités territoriales en quête d’identité, pp.101-116, ENS Éditions, Lyon, 2011, consulté le 21 novembre 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Reflexions-pour-l-analyse-du.html
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