En ces temps où la communication et le marketing qui l’accompa- gne sont rois, s’est imposée l’idée que toute parole prononcée par un individu, dans quelque circonstance que ce soit, est transparente, qu’elle révèle immédiatement sa pensée, qu’elle ne peut être interprétée que d’une seule façon, et que celui qui la reçoit est en mesure de la décoder dans sa vérité, comme le ferait, supposément, tout un chacun. C’est pourtant une illusion entretenue par une conception symétrique de la communication dans laquelle le récepteur, suivant un processus de décodage, découvrirait l’inten- tion de l’émetteur. Entre celui-ci et celui-là, point de symétrie, et une asymé- trie, source d’incompréhension, de malentendu ou d’interprétations diverses, ce qui fait le sel de la communication humaine.
Aucune parole n’a de sens en soi. Le sens dépend du contexte dans lequel cette parole est prononcée. Le contexte est une notion quelque peu floue, sans défini- tion particulière, parfois employée par commodité, lorsqu’il s’agit de relativiser un jugement (on dit alors : « C’est une affaire de contexte »). Mais s’agissant d’un acte de communication, on peut définir le contexte selon trois caractéris- tiques : l’espace, public ou privé, dans lequel se réalise cet acte, le dispositif qui organise les modes de production et de circulation de la parole, le statut des acteurs présents dans ce dispositif.
La parole médiatique est par définition une parole qui se déploie dans l’espace public, dans des dispositifs divers, tenue par divers types d’acteurs. C’est cet ensemble contextuel qui détermine le/les sens de ce qui est dit dans telle ou telle émission de télévision, et c’est cet ensemble qui détermine en première instance la valeur de vérité de ces propos en fonction de la légitimité et de la crédibilité de celui qui parle.
Mais une parole produite dans l’espace public est d’abord affaire de légitimité. Et c’est le cadre social de l’échange qui lui donne cette légitimité, c’est-à-dire la raison d’être qui fera qu’elle sera digne d’être entendue. Ensuite se joue sa crédibilité, sa force de persuasion ou d’impact. Légitimité et crédibilité se renforcent l’une l’autre, mais la légitimé est un préalable de principe à la pos- sible prise en compte de l’existence d’une parole prétendant avoir un sens.
Dès lors, s’agissant des médias d’information, qui sont l’un des modes de cir- culation de la parole publique, se pose la question de la fabrication de cette légitimité. C’est ce que je voudrais examiner ici. Je voudrais montrer ce qui détermine l’enjeu des paroles qui circulent dans les émissions dites « talk show », en partant de l’exemple des déclarations d’un chroniqueur de télévision qui a eu l’heur – ou le malheur – de provoquer un débat social, je veux parler de « l’affaire Zemmour ». Cette affaire a fait couler beaucoup d’encre jusqu’à être l’objet d’un procès pour propos publics jugés infâmants. Bien que l’actualité avec son lot de drames et conflits ait recouvert cette affaire d’un voile amnési- que, il est intéressant de revenir dessus car elle est emblématique de ce qui fait problème dans la façon dont certaines émissions de télévision mettent en scène la parole publique. Elle pose un double problème : celui de la liberté d’expres- sion en démocratie, et, concomitamment, celui de l’éthique de l’information.
Rappelons les faits. Lors de l’émission « Salut les terriens » diffusée sur Canal+ le 6 mars 2010, et animée par Thierry Ardisson, le chroniqueur Éric Zemmour, réagissant aux propos d’un interlocuteur qui dénonçait les contrôles au faciès, déclare : « Mais pourquoi on est contrôlé dix-sept fois ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes ! C’est comme ça, c’est un fait… ». Le même jour, sur la chaîne France Ô, à propos de la discrimination à l’embauche, à la question : « Quand certains employeurs s’adressent à des directeurs d’agences d’intérim et leur disent : “s’il vous plaît, je ne veux pas d’Arabes et de Noirs”, c’est injuste quand même, non ? Reconnaissez-le », il répond : « Mais ils ont le droit ».
Deux procédures pour « diffamation », « provocation à la haine raciale » et « discrimination à l’embauche » ont été engagées par diverses associations [1].
Dans la première concernant sa réaction dans l’émission de Thierry Ardisson, le tribunal l’a relaxé du délit de « diffamation publique », mais l’a condamné dans la deuxième procédure pour « provocation à la haine raciale ». Dans le cadre de cette même première procédure où il était également poursuivi pour sa réponse à propos de la discrimination à l’embauche, il a été condamné pour « avoir justifié une pratique discriminatoire illégale ». Il convient donc d’interpréter ces déclarations.
La première déclaration – « Mais pourquoi on est contrôlé dix-sept fois ? Pour- quoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes ! C’est comme ça, c’est un fait… » – est plus intéressante à analyser pour ce qu’elle ne dit pas que pour ce qu’elle dit. Tout d’abord, il est vrai qu’il est dit « la plupart », et non pas « la majorité » comme le rapporte Daniel Schneidermann dans sa chronique du journal Libération parue le 28 février. « La plupart » reste dans le flou du nombre, et même si ce quantificateur signale un grand nombre, il ne pèse pas le même poids que « la majorité » qui, en raison de son usage dans le monde politique, se charge d’un sens de « domination » [2]. En tout cas, l’emploi de « la plupart » exclut la globalisation d’une catégorie, à quoi fait écho une partie du premier jugement du tribunal disant que « son propos ne vise qu’une petite partie du groupe (sic : ce n’est pas le sens de “la plupart”) commettant des trafics… ». Ensuite a été employé le terme de « trafiquant » et non de « délinquant ». La différence est d’importance. Qualifier quelqu’un de trafiquant, c’est le définir par son action (qui peut être ponctuelle ou répéti- tive) ; qualifier quelqu’un de délinquant, c’est lui attribuer une caractéristique interne et pérenne, comme si elle lui collait à la peau. Il n’y a donc pas ici de globalisation ou d’essentialisation de la catégorie incriminée, ce qui fait écho à la suite du jugement cité qui précise : « …sans lien avec leur origine ou leur couleur ». De plus, il n’est pas dit, comme le rapporte Daniel Schneidermann dans sa chronique, que ces trafiquants « sont des Noirs et des Arabes », mais « sont noirs et arabes » : les substantifs créeraient des catégories, une fois de plus, essentialisantes, alors que les adjectifs ne font qu’attribuer une qualité dont on ne sait si elle est intrinsèque. Quoi qu’il en soit, le propos d’Éric Zem- mour ne dit rien sur les raisons qui pousseraient ces Arabes et Noirs à avoir des pratiques de trafiquants. Est-ce en raison de leur « nature », auquel cas on pourrait parler de propos raciste, mais rien ne permet de le dire ; est-ce en rai- son de leur condition de vie précaire et ghettoïsée, auquel cas ce sont les poli- tiques sociales qui seraient visées, mais là non plus, rien ne permet de le dire.
D’autre part, le « c’est comme ça, c’est un fait », peut être interprété de deux façons. Comme une « fatalité », ce qui renvoie à l’idée que cette caractéris- tique est de nature. Il y a dans ce cas essentialisation d’une catégorie d’indi- vidus, ce qui rend cette déclaration condamnable. Mais elle peut également être entendue comme un « constat » qu’il faut admettre. Or le propre de la « modalité de constat » est d’objectiver le propos qui la suit ou la précède, ce qui a pour effet de dédouaner son énonciateur de tout jugement personnel. Cependant, celui-ci se soumet par là même aux conditions de la preuve. Car pour pouvoir être soutenue, cette déclaration devrait s’accompagner de quel- que chose qui en garantisse la véracité : par exemple, des résultats statistiques d’études sérieuses. Mais il n’en est pas fait mention [3]. Du coup, on se trouve dans le doute de la validité de cette affirmation, et en quelque sorte, on ne peut la discuter pour elle-même, faute de preuve (on ne parle pas ici des effets qu’elle est susceptible de produire). De plus, cette affirmation est double, car le « c’est comme ça » oriente l’interprétation davantage du côté de la « fata- lité » (« on n’y peut rien »), alors que le « c’est un fait » l’oriente du côté du « constat » (une vérité qui s’imposerait pour des raisons scientifiques ou par expérience). Quoi qu’il en soit, cette énonciation, qu’elle soit de constat ou de fatalité, peut laisser entendre qu’il faut établir une équation : « Arabes et Noirs = trafiquants », établissant du même coup une relation de cause à effet entre la caractéristique des trafiquants et ce que l’on peut appeler une prati- que des contrôles au faciès, celle-ci étant la conséquence logique de celle-là. Mais, une fois de plus, rien ne permet de conclure à une essentialisation de cette catégorie, ce que dit le tribunal en langage juridique. C’est le propre des implicites de discours d’être là présents comme des « possibles interpréta- tifs », sans qu’on puisse toujours les avérer, sauf à décider par autorité pro- pre. Et ici, les propos d’É. Zemmour peuvent être tirés vers une interprétation essentialisante qui stigmatise une catégorie sociale. On connaît ce procédé dans la parole politique, qui est un des moyens de disqualifier l’adversaire. L’essentialisation est la tendance naturelle des paroles médiatiques et politi- ques qui ont horreur des nuances.
La seconde déclaration, « Mais ils ont le droit », est également intéressante par son ambiguïté du fait de la présence de ce « mais » qui est une marque d’opposition concessive, et qui arrive en réponse à la dernière partie de la question : « … c’est injuste quand même, non ? Reconnaissez-le ». En bonne analyse linguistique, tout « mais » s’oppose à une affirmation à laquelle on adhère, seulement en partie, parce qu’on lui apporte une restriction. Quand je dis « Il est grand, mais bête », je ne nie pas qu’il soit grand (qualité physique), mais j’oppose à cette qualité positive, une autre caractéristique dans un autre domaine (intellectuel) qui, elle, est négative. Quand je dis : « Mais tu aurais dû me prévenir ! », je m’oppose à la conséquence implicite du fait qu’il ne m’a pas prévenu. Le « mais » de Zemmour peut donc signifier : « c’est peut- être injuste », à quoi il oppose une autre vérité qui s’y superpose (« ils ont le droit »). Cependant, il y a une sorte de loi du discours qui tend à radicaliser les opérations d’opposition et à faire interpréter ce « mais », comme s’il éli- minait l’affirmation antérieure. Ainsi, disparaît le : « c’est peut-être injuste » au profit de : « non, ce n’est pas injuste, car ils ont le droit ». Et du même coup, le « ils ont le droit » peut être interprété, non plus seulement comme un constat, mais comme une approbation qui, comme le dit le jugement du tribu- nal qui le condamne, justifie « une pratique discriminatoire en la présentant comme licite ».
Il reste maintenant à examiner l’effet de sens que peuvent produire ces décla- rations en les insérant dans leur contexte médiatique, à savoir qu’il s’agit de déclarations proférées dans l’espace public, et dans le dispositif médiatique d’une émission de télévision qui emprunte à la fois aux formes du débat et du divertissement. Dans ce contexte, quelle est la valeur de vérité de ces paro- les, et quelle est la légitimité de celui qui les prononce ? Cette question nous conduit à nous interroger sur ce qui, d’une façon générale, constitue la parole publique.
Pour pouvoir juger de l’importance des propos qui sont tenus dans l’espace public, à travers un média quelconque, il faut se demander qui est celui qui tient ces propos, quel est son statut et qu’est-ce qu’il représente. Car les mêmes propos tenus par un individu ne peuvent avoir le même poids ni produire le même effet selon que celui-ci est anonyme ou qu’il est identifiable [4]. De même, il faut se demander dans quelles circonstances ces paroles ont été pro- férées, c’est-à-dire dans quel dispositif de communication ; car elles ne peu- vent avoir le même impact selon le média et le genre d’émission dans lequel elles sont prononcées. C’est que les mots ne prennent sens qu’en fonction de leurs conditions d’emploi. Par exemple, une parole échangée entre deux ou plusieurs personnes qui ne sort pas du petit groupe dans lequel elle a circulé ne peut avoir le même sens ni le même effet que si elle atteint un large public, à moins qu’on la fasse sortir de ce cadre en la reproduisant publiquement, comme dans le cas des propos dits « off » des hommes politiques que certains journalistes prennent plaisir à diffuser [5]. Ainsi, une insulte prononcée dans un cadre privé ne peut-elle être sanctionnée pénalement que si elle a été portée à la connaissance de la Justice accompagnée de la preuve de sa profération. En revanche, toute parole publique est justiciable d’un jugement qui dépend des effets qu’elle peut produire sur l’opinion.
Une parole publique est une parole collective et oppositive. Elle est collective à un double titre ; du côté des récepteurs, parce qu’elle est entendue par un nom- bre plus ou moins grand de personnes hétérogènes ; hétérogène par les diffé- rences d’âge, de sexe, de profession, de niveau d’instruction, de culture, ce qui rend cette parole difficilement contrôlable pour ce qui est de ses effets. Aussi les différents organes d’information s’emploient-ils à essayer de déterminer ce public à l’aide d’enquêtes, de sondages et de procédés de sélection divers, de façon à le rendre le plus homogène possible, en fonction des idées que chacun se fait de ses lecteurs pour la presse, de ses auditeurs pour la radio, de ses télés- pectateurs pour la télévision [6]. Il reste que cette homogénéisation n’est que de surface et que les différences demeurent, ce qui condamne la parole publique à être simple pour sa compréhension, émotionnelle pour son effet de captation. De ce point de vue, lesdits chroniqueurs de radio ou de télévision, savent qu’il leur faut trouver des formules ayant ces deux qualités.
Mais cette parole est également collective du côté de celui qui la produit parce que pour parler en public (même si l’on a été sollicité), il faut que quelque chose légitime cette prise de parole et donc son auteur. Ce quelque chose peut être un corps officiellement institué (politique, administratif, économique), un organe d’information citoyenne (les médias) ou marchande (la publicité), un groupement représentatif d’une activité sociale (partis, syndicats, asso- ciations), ou toute activité collective dans le cadre d’une pratique instituée. Autrement dit, une parole publique est une parole de représentation [7] et sa légitimité lui vient de ce « au nom de quoi » on parle : d’un parti, d’un syndicat, d’une association, d’une institution, d’un groupement reconnu. Il s’agit d’une parole « déléguée ». Il ne vient à personne l’idée de prendre la parole dans un lieu public, de sa propre initiative et si quelque chose, de l’ordre de l’intérêt général, ne vient justifier son propos, ce qui ne l’empêche pas de porter des jugements personnels, mais en sachant que ceux-ci produiront des effets qui dépasseront son intention. Dans le cas d’Éric Zemmour, il est patent que c’est le cadre médiatique d’une émission de télévision ou de radio qui légitime sa prise de parole. Mais on va voir que celle-ci peut être sujette à caution.
La parole publique est également oppositive, car pour être entendue, elle doit se différencier d’une autre. Qu’est-ce qui peut justifier qu’on prenne la parole dans l’espace public, si ce n’est parce qu’il en existe d’autres dont on cherche à se distinguer ? Pour les publicitaires, ce seront celles qui vantent les qualités d’une marque concurrente ; pour les politiques, celles des adversaires ; pour les médias, celles des autres organes d’information qui rendent compte des mêmes événements ; pour un mouvement citoyen, celles du pouvoir ou d’un mouvement opposé. Même lorsque la situation de communication ne crée pas, en apparence, de situation antagoniste, celui qui parle sait que ses propos sont opposés à d’autres et susceptibles d’être contredits. Il n’y a pas de parole publique qui ne soit adverse, ou du moins différenciatrice. Les médias ont bien intégré ces conditions de la parole publique, qui procèdent à des mises en spectacle d’échanges antagonistes, car c’est la garantie d’un bon audimat ; et lorsque le dispositif semble ne pas s’y prêter, comme dans un entretien ou la présentation d’une simple information, celui qui parle se débrouille pour laisser entendre que ce qu’il dit s’oppose à telle ou telle autre idée qui cir- cule dans la société. Voilà pourquoi chroniqueurs et animateurs d’émissions de radio et télévision en rajoutent du côté de l’antagonisme et de l’opposition plus ou moins provocatrice [8].
À ces caractéristiques générales de la parole publique s’ajoutent, au coup par coup, celles qui tiennent au dispositif de mise en scène dans lequel elle appa- raît, et celles qui tiennent au statut de celui qui parle, autrement dit de son identité sociale.
Le dispositif est ce qui organise le mode de circulation de la parole, aussi bien du fait de l’organisation spatiale des échanges entre les différents locuteurs que des places et rôles qui leur sont assignés. Les médias, qui se légitiment par leur travail d’information – leur rôle dans une société démocratique est d’éclairer l’opinion publique –, construisent divers types de dispositifs qui sont parfois appelés des « genres » : bulletins d’information radio, journaux télévisés, reportages, interviews, entretiens, débats, etc. Parmi ces derniers, principalement à la télévision, des émissions qui mélangent les genres infor- mation et divertissement (« infotaitment » ou « infotainment ») : des ani- mateurs (journalistes ou non) invitent des personnalités diverses des mondes culturel, artistique, associatif et politique, et se font assister de journalistes dits « chroniqueurs » comme faire-valoir pour les soutenir dans leur ques- tionnement provocateur et entretenir controverses et polémiques. Dans un tel dispositif, la parole circule rapidement, les interruptions sont nombreuses, les répliques fusent, ce qui laisse peu de place pour des explications approfondies. Il s’agit plutôt, pour les participants à ce genre d’émission, d’avoir de bonnes réactions, humoristiques si possible, de ne pas donner l’air de se prendre au sérieux, bref, de se prêter à une joute oratoire. La parole qui s’y produit est faite de formules chocs, plus ou moins pertinentes, plus ou moins politique- ment correctes ou prenant le contre-pied de celui-ci. Elle est donc marquée au sceau du paradoxe puisqu’elle doit jouer à la fois sur le conformisme (ce qui est attendu) et le non-conformisme (ce qui choque), ce non-conformisme systématique devenant, à son tour, conformiste. En tout cas, il s’agit d’une parole frivole et éphémère qui a rarement un effet informatif, qui est destinée à alimenter un spectacle d’empoignades, dans une surenchère dont on pense qu’elle fera augmenter l’audimat, et qui conduit parfois à des dérapages.
Le statut, ensuite, car la teneur d’une parole dépend de l’identité de celui qui la tient : qui représente-t-elle ? Le statut doit être entendu ici comme statut de parole. Le statut de parole est toujours double. Il est donné par l’instance de communication dans laquelle parle le locuteur, instance qui, à travers son dis- positif, assigne à celui-ci certains rôles de parole : il est appelé à questionner (interviewer), répondre à des questions (interviewé), à commenter des évé- nements, à témoigner de situations vécues, à donner un avis, voire porter un jugement, à faire une déclaration publique (à la radio, à la télévision, dans un meeting), etc. Cela l’amène à endosser une identité discursive. Mais ces rôles prennent tout leur sens selon la nature de l’identité sociale du locuteur. Il est banal de dire que les mêmes mots, les mêmes phrases, les mêmes expressions n’ont pas la même signification et ne produisent pas le même effet selon qui parle. On ne saurait dire si l’énoncé « une femme n’est pas un homme » est un énoncé sexiste, ni si « un noir n’est pas un blanc » est un énoncé raciste, indé- pendamment de l’identité de celui ou celle qui parle. Il est évident que si le deuxième énoncé est prononcé par un homme politique tel que Jean-Marie Le Pen, il aura des relents racistes, et si le premier est prononcé par un machiste notoire, il aura des relents sexistes. Autrement dit, toute personne lorsqu’elle parle, dans un espace privé ou public, se met en scène selon une double iden- tité sociale et discursive dans un rapport de réciprocité tel qu’elle peut jouer de cette dualité, l’identité discursive pouvant confirmer ou occulter l’identité sociale, et celle-ci pouvant influer sur celle-là [9]. C’est dans un tel cadre qu’il faut juger les propos d’Éric Zemmour.
Le dispositif d’une émission de débat à la télévision assigne à ses divers parti- cipants des statuts qui fondent leur légitimité de sujets parlants. Parmi ceux-ci, celui de « journaliste-chroniqueur ». Mais qu’est-ce qu’un journaliste-chroniqueur ? Ce devrait être un journaliste qui, se spécialisant dans un domaine de la vie sociale (politique, économique, scientifique, artistique, sportif), est en mesure d’apporter des explications plus approfondies, de faire des analyses plus poussées que celles d’un rapide commentaire sur les événements d’actualité. Cela suppose une relative connaissance du domaine et une réflexion qui implique une certaine distanciation par rapport aux propos engagés, passionnés ou polémiques d’autres commentateurs. Son rôle est précisément de mettre en regard différents points de vue, de les confronter et d’en tirer un certain nombre d’enseignements. Et s’il peut conclure avec un point de vue plus personnel (voir les chroniques d’un Bernard Guetta sur France Inter ou les chroniqueurs des Matins de France Culture), il ne peut prétendre à porter des jugements définitifs. C’est une question de déontologie journalistique et les chroniqueurs sérieux en ont conscience.
Mais ici, il s’agit du dispositif d’une émission dite d’« infotainment » qui a la particularité (contrairement à d’autres émissions de débat télévisé) d’assigner à ces chroniqueurs un rôle de lanceurs de jugements rapides et choquants dans les débats. L’émission qu’anime Thierry Ardisson, et qui est emblématique de ce genre, est, on le sait, le résultat d’un montage après de longues heures d’échange, donnant lieu à toutes sortes de manipulations dont celle qui a consisté à ajouter en incrustation le message : « Immigration : Zemmour dérape ». De la sorte, l’animateur se dédouane des propos du chroniqueur (pourtant invité dans l’es- poir qu’il fasse scandale), mais en même temps il manipule le téléspectateur en l’obligeant à considérer que ces propos sont scandaleux et donc en orientant son jugement [10]. Dès lors, quel crédit peut être attribué à ses propos ?
Il y a plus. Au-delà de la place qui lui est assignée comme chroniqueur, que représente la parole d’É. Zemmour du point de vue des idées qu’il exprime ? Au nom de quoi, de qui il parle [11] ? Quelle est sa légitimité ? C’est là que tout se joue, dans cette affaire. En effet, il n’est pas un homme politique qui par- lerait de conviction ou de tactique, comme le ferait un Jean-Marie Le Pen ; il n’est pas un intellectuel ou un penseur qui pourrait se permettre de parler comme un philosophe moraliste (un Régis Debray) ; il n’est pas un scientifique (sociologue, politiste, anthropologue) qui essaierait de vulgariser une parole spécialisée sans porter de jugement radical ; il n’est pas non plus le simple citoyen qui pourrait témoigner de sa propre opinion en fonction de sa propre expérience. Alors, il est quoi ce Zemmour, il représente qui, et il parle au nom de quoi ? Il est journaliste au Figaro, dira-t-on. Est-ce au nom de ce journal qu’il parle ? Celui-ci s’en est défendu en la personne de son directeur Étienne Mougeotte qui a convoqué Zemmour pour lui faire des remontrances et « lui rappeler les principes éditoriaux du Figaro, en particulier la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ». C’est donc en sa qualité de journaliste qu’il doit être critiqué et poursuivi car il ne satisfait pas à l’exigence de déontologie de sa profession, à son devoir de commentateur distancié de l’actualité. On voit là l’effet pervers de ce genre d’émission. Une telle parole, issue d’une légiti- mité d’histrion et d’une crédibilité déniée par avance, ne devrait avoir aucune importance. Or c’est du fait même d’apparaître dans un espace public, promu par un dispositif et un montage de spectacularisation, que cette parole a fait scandale. En fait, les associations qui ont fait procès à É. Zemmour n’ont fait que renforcer cet effet pervers. Si elles ne s’étaient pas manifestées, cette parole aurait été emportée dans le torrent d’autres paroles d’émissions posté- rieures. À partir de la dénonciation s’est déclenchée une spirale bien connue qui mène aux procès en diffamation.
Les propos d’Éric Zemmour ne méritaient pas tant d’honneur. Ils auraient pu être discrédités, et du même coup délégitimés comme provenant d’un chroni- queur qui mange à divers râteliers, d’un professionnel du parler-opiner à propos de tout et de rien, de manière provocatrice et à contre-courant. Éric Zemmour n’est pas Jean-Marie Le Pen. On ne se trouve pas dans le même cas de figure. Jean-Marie Le Pen est un homme politique qui parle au nom d’un parti por- teur d’une certaine idéologie dont il sait qu’elle fait écho à certains discours qui circulent dans la société française. Le sens de ses propos est repérable et imputable. É. Zemmour n’est pas non plus Brice Hortefeux qui est poursuivi en appel pour propos injurieux dans l’affaire dite des « Auvergnats ». Brice Hor- tefeux était ministre de l’Intérieur, lors des faits, et l’on sait ce que représente sa parole. De ce point de vue, on ne peut suivre D. Schneidermann qui, dans sa chronique déjà citée, fait un parallèle avec la situation d’un Dieudonné qui, lui, « est tenu à l’écart de l’antenne ». Le contrat de communication n’est pas le même. Dieudonné est un humoriste engagé dont les dérapages racistes lui sont imputables. Ces diverses personnalités sont diversement légitimées, et parlant dans les médias, elles savent que leurs jugements personnels auront une cer- taine influence en circulant dans l’espace public. En ce sens, on peut, à chaque fois, leur imputer une responsabilité.
Quelle importance peut avoir l’imputation [12] des propos s’agissant d’Éric Zemmour ? À moins de considérer qu’il parle au nom de l’UMP, qu’il en est le « sous-marin », auquel cas, son statut change (il n’est plus journaliste), il devient autre [13], et ce n’est donc pas lui qui est à incriminer, mais le parti qui l’instrumentalise. Comprenons bien, il ne s’agit pas de justifier les déclara- tions de ce chroniqueur, il s’agit simplement de les réduire à leur insignifiance. Une telle analyse des phénomènes de la communication permet de les décla- rer nulles et non avenues. C’est la machine télévision qu’il faut incriminer lorsqu’elle fabrique des émissions qui mélangent les genres (on ne peut parler sérieusement dans une émission de divertissement), et permet l’émergence de cette catégorie de chroniqueurs qui usurpent toutes les places. D’ailleurs, et malheureusement, les responsables de chaînes de télévision et de stations de radio se glorifient de la présence de ce genre de chroniqueurs qui font monter l’audimat. Aux dires du directeur de l’information de RTL, Jacques Esnous, « la chronique d’Éric Zemmour a progressé de 4 points d’audience en six mois » ; l’émission « On refait le monde » de RTL permet aux auditeurs d’attribuer le titre Langue de vipère à celui des chroniqueurs [14] qui sera le plus polémique ; le directeur de la rédaction de RMC, lui, revendique un traite- ment polémique de l’information, affirmant que « les auditeurs aiment que la radio soit engagée » ; quant à la chaîne d’information continue, I-Télé, elle fait valoir que c’est au moment de l’apparition d’un chroniqueur polémiste [15] que son audience dépasse celle de sa concurrente BFM TV. Mais, une fois de plus, quelle est la légitimité de ces polémistes, comme on les appelle désormais, eux qui prétendent « faire trembler la République », comme le dit « modeste- ment » Éric Zemmour ? [16]
À travers et au-delà de cette affaire, c’est de la responsabilité de la parole publi- que qu’il est question, de qui la profère, de qui la diffuse ou la provoque et dans quelles conditions. Au fond, dans cette affaire, le problème n’est pas tant la véracité ou la fausseté des propos d’Éric Zemmour (ou de tout autre acteur social) que celui de l’effet de sens qu’ils peuvent produire dans un espace public qui est organisé en un certain dispositif attribuant des places et des rôles de parole. Une fois de plus, la parole interpersonnelle n’a pas la même signifi- cation et ne produit pas le même effet sur les interlocuteurs qu’une parole collective. Dans une conversation avec Éric Zemmour, on aurait pu lui demander, à chacune de ses affirmations : « qu’est-ce qui te permet de dire ça ? » l’obligeant à s’expliquer et peut-être à se découvrir. Le sens d’une parole collective qui circule dans l’espace public est toujours multiple, il est la somme des inter- prétations qui en sont faites, et c’est toujours un champ de bataille que celui des interprétations. Il n’est donc pas étonnant que les propos d’Éric Zemmour aient été diversement interprétés, voire instrumentalisés, comme l’ont souli- gné diverses réactions de personnalités se situant à la droite ou à la gauche de l’échiquier politique [17].
Dans un régime démocratique, la vie en société doit être alimentée par la discussion publique afin de pouvoir délibérer et décider de l’action politique à mettre en œuvre. Mais cela nécessite que soient pensées des formes de discus- sion, des médiations. Les médias y contribuent en organisant des rencontres de personnalités politiques, des face à face entre politiques et diverses instan- ces citoyennes, des interviews de ces mêmes personnes, des tribunes d’opi- nions, etc. La télévision est l’un de ces lieux de confrontation de la parole publique, mettant en scène divers types de débats, se constituant ainsi en une sorte d’agora cathodique. L’instance d’organisation de ces débats a alors une grande responsabilité : elle choisit les invités, souvent en raison de leurs opi- nions opposées et de leur savoir parler de façon médiatique ; elle imagine une mise en scène spectaculaire, dans un décor plus ou moins symbolique, avec une organisation de l’espace se prêtant à des jeux de relations antagoni- ques ou d’alliance entre les participants, et une certaine forme de présence du public pour satisfaire au label de débat citoyen. Dans cette arène, et selon la forme que prend ce débat social, le rôle du journaliste est varié : tantôt effacé lorsqu’il se contente de jouer le rôle de « sablier », de distributeur du temps de parole [18], tantôt très présent dans la façon de mener une interview et d’interpeller les participants [19], tantôt même omniprésent et provocateur jouant un rôle d’histrion [20].
Dans un débat politique ou citoyen, le rôle de journaliste animateur devrait satisfaire à un principe de distance et de neutralité : non point juger, mais faire émerger les différents points de vue. Ce rôle est difficile à tenir, dans la mesure où c’est lui qui procède à la sélection des invités extérieurs, à la distribution des paroles, et que par ses questions il impose des cadres de questionnement, voire oriente certaines interprétations dans les moments où il reprend les pro- pos des uns et des autres. Cependant, il faut reconnaître que, compte tenu des exigences de spectacularisation intrinsèques au média télévisuel, garantes de sa survie économique, certains journalistes parviennent à trouver un équilibre entre omniprésence et effacement nécessaire vis-à-vis des paroles des participants [21]. Cependant, lorsque domine dans ces émissions l’enjeu de captation – et c’est souvent le cas –, la visée informative disparaît ou se trouve occultée par une mise en scène tellement spectacularisée et polémisée que finissent par se produire des dérives qui font que ces émissions ne répondent plus à l’exigence d’information citoyenne, et deviennent des émissions de pur divertissement, exacerbant l’affrontement verbal au détriment de la controverse sociale, et faisant que le savoir n’a plus aucune importance : ce qui compte est l’entrechoc des opinions et leur spectacle pugilistique. C’est alors qu’il est fait appel à des chroniqueurs polémistes. Cela commence par l’apparition de chro- niqueurs de radio, particulièrement dans la chronique politique : le journaliste, qualifié de spécialiste (parfois d’expert) [22], en position d’avoir à analyser un événement, se permet parfois de juger une situation politico-sociale et d’éva- luer l’action des responsables politiques. Mais c’est surtout à la télévision que l’on a vu fleurir depuis quelques années ce genre de chroniqueurs encore plus polémistes, voire provocateurs, sous couvert de réplique humoristique.
Ce dispositif est typique de la troisième génération des émissions de débat télévisé. Il y eut l’époque de la « télé-savoir » où l’on croyait aux vertus d’une télévision véhicule de connaissances, et qui faisait donc confiance aux porteurs de savoir, que ce soit dans les reportages [23] où l’on interviewait des personnes ayant l’expérience du terrain, des sortes d’« experts-baroudeurs » ; dans les émissions de vulgarisation scientifique où apparaissaient des scientifi- ques s’efforçant de raconter les découvertes scientifiques ; dans les émissions politiques ou de débat de société où étaient interviewées des personnalités du monde politique, associatif et universitaire [24] ; dans les émissions littéraires comme « Apostrophes », animée par Bernard Pivot, qui mettaient en présence les auteurs des livres présentés, appelés à témoigner de leur propre travail d’écriture.
Puis arrivent les années 1980, avec l’explosion de la télé-réalité qui se caracté- rise par la mise à l’écart des spécialistes de tout poil et voit arriver sur la scène publique les « gens ordinaires », héros fortuits d’un jour appelés à témoigner de leur acte héroïque (reality-shows), témoins de leur propre vie et appelés à se livrer à de l’introspection, à plonger dans les profondeurs de leur incons- cient (psy-shows), ou des jeunes mis en cage et exposés au regard de téléspec- tateurs avides de découvrir des intimités (Loft story). Quant à ce qui concerne les débats de société, on voit apparaître des émissions dites talk-shows faisant se confronter des paroles citoyennes avec des représentants du monde politi- que ou associatif, et dont l’émission « Droit de réponse » animée par Michel Polac fut le premier exemple emblématique de la polémique mise en specta- cle. Conséquemment, le rôle de l’animateur s’en trouve transformé : de dis- cret lanceur de questions, il devient lui-même polémiste, exacerbant les prises de position partisanes, tout en essayant de calmer le jeu pour que l’émission puisse se poursuivre [25]. Ce n’est pas toujours un journaliste mais un animateur-producteur, comme l’était Christophe Dechavanne animant l’émission « Ciel ! mon mardi » [26], qui, libre des exigences journalistiques, pouvait se permettre de faire de son émission un forum spectacularisé, parfois objet de joutes oratoires, souvent de pugilats verbaux. Ce qui caractérise d’une façon générale la télévision des années 1980-1990, en dehors de quelques émissions qui perdurent (« Apostrophes » puis « Bouillon de culture » et « L’heure de vérité »), c’est : d’une part, l’évacuation des experts et spécialistes, autrement dit d’une parole de savoir ; d’autre part, l’arrivée d’animateurs soucieux de ne pas ennuyer le téléspectateur (la concurrence entre les chaines étant féroce), en s’en remettant à l’audimat comme gage de succès et de pérennité de l’émis- sion ; enfin, l’apparition d’une omniprésence du public, soit par sa présence physique dans le studio, soit par la présence fictive d’appels téléphoniques ou de mesures simultanées d’audience. Cette prétention à fabriquer une télévérité a eu pour conséquence de créer des genres hybrides mélangeant vie publique et vie privée dans lesquels domine le spectacle de la compassion [27].
Enfin, dans les années 2000, apparaît un nouveau modèle, celui d’une télévi- sion de la convivialité, de la conversation ordinaire, du vouloir et pouvoir opi- ner sans que cela prête à conséquence, du savoir répliquer avec humour pour que l’émission soit ponctuée de rires et d’applaudissements [28]. Du même coup, l’attitude de parole qui est exigée des participants à une quelconque ques- tion de société – qu’elle soit dramatique ou non, complexe ou non – est celle, subjective, du bon mot ou du mot provocateur. C’est ainsi que naissent des animateurs impertinents posant des questions jusqu’à l’indécence [29], d’autres humoristes [30], et des chroniqueurs [31], présentés comme des spécialistes de l’analyse sociale et politique, servant de faire valoir, à leur tour provocateurs et pratiquant, à leurs dires, l’« anti-politiquement correct » ou le « politiquement incorrect ».
Heureusement, toutes les émissions de débat ne sont pas du même acabit. Il en est d’autres qui coexistent avec les talk-shows de l’infotainment, et qui ne jouent pas sur un faire semblant ; dans celles-ci, le contrat est clair : il s’agit de débattre avec sérieux de questions de politique ou de société avec des partici- pants clairement identifiés du point de vue de leur position politique ou scientifique [32]. De même, tous les chroniqueurs ne se laissent pas aller au plaisir pervers du jugement péremptoire et de la phrase assassine. À vouloir mélanger les genres à des fins d’audimat, et sous prétexte d’informer « joyeusement », la machine télévision manque de responsabilité au regard de ce que doit être une information destinée à éclairer l’opinion publique.
Si donc il y a condamnation morale à porter, c’est auprès de ces organes d’in- formation qui font passer ces chroniqueurs pour des spécialistes seuls capa- bles d’expliquer la vie politique [33], et, par voie de conséquence, à l’endroit de ceux-là mêmes qui, au lieu de jouer le rôle de commentateurs cherchant à éclairer l’opinion publique, se complaisent dans des polémiques provocatrices qui ne servent qu’eux-mêmes et les médias qui les emploient.
À ce titre, il est donc clair que les propos d’Eric Zemmour ne méritent pas qu’on les prenne en considération puisque leur auteur ne bénéficie d’aucune autorité de savoir. Mais la machine télévisuelle est telle qu’elle devient, à elle seule, une instance de légitimation : elle procure à toute personne parlant dans le petit écran une légitimité médiatique. D’abord, ce qui est d’évidence, la légitimité journalistique, mais aussi la légitimité des personnes invitées à y intervenir, tantôt au titre du savoir expert, tantôt au titre de l’opinion citoyenne, tantôt à celui de témoin. Et c’est ici qu’apparaît son effet pervers. Car s’il est justifié qu’elle légitime la parole des experts [34], des témoins et des citoyens, on peut se demander, une fois de plus, à quel titre parlent ces chroniqueurs-pro- vocateurs qui sont pourtant doublement légitimés parce qu’ils sont présentés comme journalistes et comme experts des questions de société [35] : au titre de journalistes spécialisés cherchant à expliquer les phénomènes sociaux avec mesure ? au titre de représentants statutaires de partis politiques, de syndicats ou d’associations [36] ? au titre de l’opinion personnelle du citoyen lambda ou du témoin ? Le doute nous étreint.
Faut-il pour autant passer les propos de ces chroniqueurs par pertes et profits d’une télévision malade de l’audimat ? Non, car c’est là qu’apparaît l’effet pernicieux de la machine télévisuelle : quelle que soit la légitimité de celui qui parle dans ces émissions, ses propos s’ajoutent à d’autres qui circulent dans l’espace public, et qui finissent, par effet de cumulation, à produire ou entrete- nir des imaginaires sociaux dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils doivent être soumis à examen. Ce n’est donc pas au titre de la valeur de vérité qu’il faut considérer les propos de ces chroniqueurs, mais au titre de ce qu’ils signifient quant à la façon dont fonctionne notre démocratie, et, plus particulièrement, quant à la question de la liberté d’expression. Il faut les prendre comme symptômes de l’imaginaire social moderne. Les propos d’Éric Zemmour ayant été émis dans un média de grande diffusion, et même si nombre de gens n’étaient pas ce soir-là devant leur télévi- seur, n’ont pas entendu ce qui s’y est dit et n’ont même pas eu connaissance de cette « affaire » [37], on est en droit de se demander si l’on peut rester indifférent. Car il se pourrait qu’à laisser ce genre de propos circuler dans l’espace public, on ait affaire à l’inoculation d’un poison qui s’infiltrerait de façon pernicieuse dans les esprits. Doit-on donc tout faire pour empêcher qu’ils soient prononcés ? Mais alors, où est la liberté d’expression ?
C’est là que cette affaire nous renvoie à cette grave question de la liberté de parole en démocratie. Y a-t-il des limites à cette liberté, et pour qui ? Si l’on défend les caricatures de Mahomet ou les déclarations d’un Siné [38] face aux scandales qu’elles ont provoqués, au nom de la liberté d’expression, pourquoi ne pas prendre acte de celles qui s’opposent à nos valeurs, seraient-elles néga- tionnistes ? Le principe de liberté en démocratie veut que tout propos, quel qu’en soit sa teneur idéologique, puisse être mis en cause, contesté, discuté, voir rejeté. C’est là le jeu salutaire du contre-pouvoir, du droit pour tout citoyen de s’opposer à une parole de pouvoir. Il est sûr que les propos d’Éric Zemmour auront conforté les opinions de certaines personnes, les non-dits d’autres. Mais le plus important n’est-il pas de pouvoir démontrer l’iniquité de tels propos qui font le lit du populisme ? Bien sûr, on peut avoir recours à l’appareil judiciaire avec ses lois contre la diffamation et la haine raciale, au risque de l’effet per- vers dont j’ai parlé. Mais le plus important n’est-il pas de contre-argumenter, au lieu de faire se confronter opinion contre opinion ? A-t-on mis Zemmour face à des contradicteurs dans une autre émission de débat télévisé, à une heure de grande écoute ?
Lors de son procès, É. Zemmour a déclaré qu’il refusait de « (se) coucher devant le politiquement correct ». Oui, mais lequel ? Car il y a des politique- ment corrects à droite comme à gauche [39]. Le politiquement correct étant un discours destiné à masquer un non-dit que l’on ne veut pas ou que l’on n’ose pas avouer (ce que Roland Barthes nomme une vaccine [40]). Il est aisé pour cha- que parti de dénoncer ce supposé masquage du parti adverse en se réclamant d’un « anti-politiquement correct » qui, lui, dirait la vérité : « Je dis tout haut ce que les gens pensent tout bas ». Le politiquement correct est toujours celui de l’adversaire. C’est là un des aspects du populisme qui consiste à faire plai- sir aux imprécateurs et à entretenir le ressentiment des aigris ou des désempa- rés, populisme dont ils sont complices. Parmi les caractéristiques du discours populiste, il en est qui portent de façon compatissante sur les souffrants, entre- tenant un imaginaire de « victimisation », d’autres qui dénoncent de façon virulente les tenants d’un discours dit dominant, les qualifiant d’hypocrites. Du même coup, celui qui porte cette dénonciation dit : « Je me dégage d’une honte à dire la vérité, et donc, moi, je vous parle sans masque ». Il peut ainsi apparaître comme le chevalier blanc pourfendant tous les mensonges des puis- sants et des bien-pensants [41].
Étant donné les propos d’É. Zemmour et l’accusation qui lui est portée, le poli- tiquement correct qu’il fustige ne peut être que celui de ceux qui refusent de stigmatiser les immigrés. De ce point de vue, il se découvre. Et à l’heure où la France voit se déliter les rapports de solidarité sociale et monter les antagonis- mes entre différentes catégories sociales : riches et pauvres, travailleurs et assis- tés, communautés d’origine et communautés appartenant à diverses ethnies et religions, É. Zemmour en rajoute une couche en marquant, à la fois, la diffé- rence entre Français dits de souche et immigrés, et l’antagonisme employeurs/ employés immigrés, au détriment des seconds.
Dans un tel contexte de mise en scène médiatique, le débat citoyen est une illusion de démocratie, un miroir aux alouettes. Car pour qu’un débat public serve à la démocratie, il y faut deux conditions : de la part des locuteurs, une conscience – et une acceptation – que la liberté d’expression a ses limites qui sont la diffamation, au regard de la loi, et les jugements imprécatoires sans jus- tification, au regard de la morale sociale ; de la part des organisateurs du débat public, une mise en circulation de la parole qui permette que toute opinion puisse être discutée de façon contradictoire, mais en raison. En la matière, c’est donc l’éthique de responsabilité qui prévaut sur l’éthique de conviction [42].
L’éthique de conviction toute tournée qu’elle est vers le sujet qui trouve la jus- tification de ses actes dans une sorte de voix intérieure suprême (« Fais ce que dois ») s’oppose à l’éthique de responsabilité, en ce que le sujet ne se préoccupe pas des conséquences de ses actes. L’éthique de responsabilité, a contrario, exige que l’individu (ou le groupe) guide sa conduite en fonction de circons- tances extérieures, plus ou moins objectives, qui contraignent ses actions, et en fonction des effets que sa conduite peut produire sur les autres. L’éthique de responsabilité s’exerce donc selon une obligation externe (« Je dois faire en fonction de ce qui me contraint ») qui implique que l’on tienne compte de l’incidence que ses comportements et ses paroles peuvent avoir sur les autres par un enchaînement causal que l’on ne maîtrise pas en totalité, et dans lequel on est partie prenante sans même le savoir. On peut donc être responsable sans être coupable, comme on l’a entendu dire dans l’affaire du « sang contaminé », et comme cela a été répété lors de certains actes de repentance. L’éthique de responsabilité incombe aussi bien à ceux qui sont appelés à prendre la parole en public qu’aux instances qui organisent cette prise de parole, en l’occurrence les médias.
Mais il est vrai que les médias d’information, dans leur vocation démocratique, se trouvent de ce point de vue dans une contradiction : d’une part, il leur faut organiser le débat social de la façon la plus équilibrée possible pour un citoyen qui a besoin de savoir et de comprendre pour opiner et agir en raison (il y va de leur crédibilité), d’autre part, pour des raisons de captation du public (il y va de leur survie économique), ils n’ont de cesse de vouloir satisfaire un citoyen dont ils pensent qu’il est gourmand des drames du monde et qu’il aime se laisser émouvoir. Pour tenter de résoudre cette contradiction, certaines émissions de télévision, comme celles qui sont ici en cause, procèdent à des mises en scène mélangeant raison et passion, sérieux et ludisme, ce qui finit par fausser le débat social. On comprend que les médias soient gouvernés par l’idéologie de la « saillance » qui est constitutive du discours journalistique parce que celle-ci est liée à l’actualité et, comme on l’a dit, à la survie économique du média. Les médias y satisfont de façon variable selon le support (radio, télévision, presse), le type de programme ou de rubrique, le sérieux du journaliste. Mais lorsque la recherche de la saillance domine à tout prix sous forme de dramatisation, de déclarations à l’emporte-pièce, de propos iconoclastes sous couvert d’infor- mation, on peut dire que le contrat d’information dans une démocratie éclairée n’est plus respecté.
Il y aurait pour les médias d’information matière à exercer cette éthique de responsabilité dans la façon d’organiser les débats de l’arène publique, dans la manière de contrecarrer les propos qui s’y tiennent. Mais il semble que ce nou- veau « cathodiquement correct » qui consiste à mettre le conversationnel dans l’espace public, sous prétexte de mettre le téléspectateur ou auditeur de plain- pied dans le studio et lui donner l’illusion d’y participer, a des effets pervers, non éthiques. Cette publicisation de la parole conversationnelle qui, dans un espace privé, voire intime, serait susceptible d’autres interprétations, a, para- doxalement, un effet de discrédit. Elle se voudrait plus vraie, plus authentique parce que spontanée, alors que du fait de sa subjectivité (jugements péremptoi- res) elle ne prête pas à discussion, seulement à des contre-opinions tout aussi radicales les unes que les autres. Ceux qui font profession de cette publicisa- tion « cassent » la possibilité d’échanges argumentés, en leur substituant des échanges éclatés.
Il est peut-être naïf de vouloir que les genres soient séparés [43]. Mais tromper l’opinion en faisant passer le ludique pour du sérieux ou en dédouanant le sérieux par du ludique n’est pas d’une haute volée morale. Ce n’est en tout cas pas la « morale du dialogue » à laquelle en appelait Camus qui, à son époque déjà, déplorait l’ère de la polémique. Pierre Bourdieu qui eut des propos très critiques (eux-mêmes critiqués) [44], parfois outranciers ou inadéquats, à l’égard de la télévision, ne s’est pas trompé sur ce point : « La recherche du diver- tissement, a-t-il dit, incline, sans qu’il soit besoin de le vouloir explicitement, (…) à ramener ce que l’on appelle “l’actualité” à une rapsodie d’événements divertissants, (…) que l’on réduit à l’absurde en les réduisant à ce qui se donne à voir dans l’instant, dans l’actuel, et en les coupant de tous leurs antécédents ou leurs conséquents » [45].
Si la démocratie implique, entre autres choses, la liberté d’expression, des per- sonnes comme Éric Zemmour ou des hommes politiques comme Jean-Marie Le Pen ont droit à s’exprimer, mais à deux conditions : qu’il soit immédia- tement donné lieu à des droits de réponse, de réplique, de discussion, selon les cas et sous des formes diverses ; que puisse s’exercer l’action judiciaire si celle-ci est saisie pour cause de diffamation. De plus, il faut que dans un cas comme dans l’autre soit interrogée la légitimité de parole de celui qui se livre à des déclarations jugées provocatrices au regard des circonstances de diffusion qui y président. Une fois de plus, la première règle éthique est de savoir au nom de quoi/de qui tel acteur d’une parole publique parle pour qu’on puisse juger de sa légitimité. Que Jean-Marie Le Pen tienne en public des propos racistes, il le fait du point de vue de sa légitimité d’homme politique exprimant ses convictions, et l’on saura comment les contredire. Mais qu’un journaliste chroniqueur tienne des propos provocateurs, iconoclastes, popu- listes, parfois mensongers [46], et l’on ne saurait le légitimer, car ce qui fait sa légitimité de journaliste est le contrat d’information lequel exige que les com- mentaires et les analyses sur les faits d’actualité soient conçus afin d’éclairer le citoyen. D’un certain point de vue, les propos racistes d’un homme politique, sont moins dangereux que ceux d’un chroniqueur, parce que le premier, prêchant pour sa paroisse, ne trompe personne, alors que le second parlant au nom de l’information [47] est susceptible d’influer davantage et subrepticement les opinions. Le premier parle de conviction, le second de l’« air du temps ».
Cela est grave parce qu’il y va de la transmission du savoir, problème qui taraude nos sociétés modernes avec Internet. S’il est vrai que l’école se heurte à la question de l’autorité du savoir, du fait de la multiplicité des canaux de transmission qui arrivent aux yeux et aux oreilles des jeunes élèves, on voit les illusions, voire les dégâts que crée ce type d’information. En effet, malgré tous les réseaux d’information existants, l’inégalité face au savoir va crois- sant. Il ne s’agit non pas du savoir de connaissances en tant qu’accumulation de données, qu’alimentent les Google et autres tuyaux de fournitures encyclo- pédiques, mais du savoir de compréhension en tant que possibilité d’analyser, d’évaluer et de se faire une opinion. C’est là l’un des problèmes majeurs de la démocratie moderne que pointe Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage, La Société des égaux [48]. Cette façon polémique de traiter l’information contri- bue à accroître les inégalités au regard du savoir.
Il appartient donc aux organes qui ont à charge de diffuser l’information, au nom du devoir citoyen, de veiller à ce que cette liberté d’expression ne se transforme pas en désinformation, car dès lors, il ne s’agit plus de démocratie mais de propagande ou de commerce sur le marché médiatique. De ce point de vue, on n’a malheureusement pas de raison d’être très optimiste, car, non seulement ces teneurs de propos « hors vérité » ne sont pas sanctionnés par les médias qui les emploient, mais ils gagnent en succès de librairie, reçoivent des prix, et, malgré d’autres livres ou sites dénonçant leurs manœuvres, ils conti- nuent d’être invités à parler sur les radios, les chaînes de télévision et dans les tribunes de certains journaux. Le marché domine bien l’information. C’est pourquoi, me semble-t-il, on est fondé à questionner les machines de média- tion sociale et à mettre au jour les pratiques qui, sous couvert d’information citoyenne, dérogent au principe de responsabilité.