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Pour une interdisciplinarité focalisée. Réponses aux réactions

Revue Questions de communication, n°21, 2012, 2012

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Il n’est de plus grande noblesse de l’esprit que d’accepter la discussion, cette façon de s’affronter à la pensée de l’autre. Je dis ici discussion que j’oppose à débat et controverse. La controverse est une confrontation de points de vue en pour ou contre autour d’un questionnement polarisé : peut-on distinguer le clonage reproductif et le clonage thérapeutique ? L’expérimentation sur l’embryon est-elle légitime (Charaudeau, 1999) ? Est-ce la fin de l’histoire ? Les Indiens ont-ils une âme [1] ? Faut-il abolir la peine de mort ? Doit-on établir des quotas d’immigrants ? Et comme on le voit, selon le contenu thématique du questionnement, la controverse peut-être dite scientifique et technique, doctrinale ou politique et sociale, mais dans tous les cas la finalité est un enjeu de vérité. Le débat peut partir d’un questionnement polarisé, mais il met en présence divers acteurs représentant divers corps sociaux, sur une scène publique diversement organisée (médias, instituts, fondations…) qui fait que la polarisation de départ éclate en de multiples problématisations dont il est bien difficile, au bout du compte, d’en voir l’enjeu et de se prononcer en vérité. La discussion est pour moi ce moment privilégié où quelques personnes confrontent (et non point s’affrontent) leurs pensées, leurs opinions, leurs savoirs (savant ou personnel) à propos d’un sujet, d’une question, d’un problème avec l’objectif, non pas tant d’établir une vérité définitive que de clarifier les tenants et aboutissants de la question. Selon les cas, c’est-à-dire les partenaires en présence, la discussion peut être de confrontations d’opinions ou de savoirs techniques et scientifiques. C’est, me semble-t-il, le cas de la rubrique « Échanges » que propose la revue Questions de communications, puisqu’il s’agit d’échanges à propos de questions qui se posent dans le domaine des sciences humaines et sociales, entre spécialistes de diverses disciplines. Évidemment, dans l’usage courant des mots on emploie le terme de débat, mais il me semble nécessaire d’en distinguer diverses formes. On pourra remarquer, à ce propos, qu’il est curieux que dans un pays comme la France dont la culture est marquée par le goût de la parole, de la discussion, du débat, voire de la polémique élevée au rang de sport national (Charaudeau, 2008), il y ait si peu de discussion à l’intérieur de nos disciplines, que les écrits des uns et des autres ne soient pas discutés, sauf à les excommunier comme à une époque où positionnements scientifiques et idéologiques interféraient les uns sur les autres.

Au terme de ces « Échanges », il m’appartient de répondre aux diverses réactions qu’a provoquées mon premier texte. Il est évidemment impossible d’entrer dans la démonstration de chacun. De plus, je ne voudrais pas tomber dans le travers qui consiste à faire semblant d’être spécialiste de toutes ces disciplines. Je ne pourrai discuter tous les arguments. La plupart sont propres à chaque discipline, et même si, par ce souci d’interdisciplinarité que je défends, je lis autant que possible les écrits des historiens, philosophes, sociologues, anthropologues, psychologues, et ceux d’autres disciplines, je ne peux prétendre avoir le degré de savoir suffisant pour tout discuter. Et s’il m’arrive de mésinterpréter les propos des uns et des autres, je m’en excuse par avance, mais c’est la loi de la discussion : qui croirait être clair et s’être parfaitement exprimé ne pouvant donner lieu à aucun malentendu, et qui croirait avoir parfaitement interprété les écrits et les paroles des autres montrerait qu’il ignore ce qu’est le langage et le phénomène de communication. Toute discussion appelle d’autres discussions, et pourquoi pas, un colloque. Chacune de ces réactions apporte à elle seule de nouveaux éléments de réflexion sur l’interdisciplinarité. À la limite, je n’aurais rien à ajouter, seulement à laisser se développer d’autres réactions qui toutes enrichiraient la réflexion sur le sujet, laissant au lecteur le soin d’y puiser ce qui lui conviendrait. Mais alors, je ne jouerais pas mon rôle de discutant. Il s’agit ici pour moi de réagir, de mon point de vue, de mon « horizon de pertinence », comme le dit Sylvie Leleu-Merviel (2010), à des réactions sur un texte précédent, et donc mon discours sera d’une autre teneur. Se créera une intertextualité à partir des suggestions, critiques et autres remarques de ces différents auteurs à des fins de clarification. Je ne reprendrai pas les réactions dans l’ordre d’apparition, et m’attacherai à reprendre des points qui me tiennent à cœur. Parmi les réactions de ces différents articles, certains partagent partie de mon point de vue, le prolongent ou l’illustrent : je n’ai rien à y ajouter. D’autres discutent certaines de mes positions ou certains de mes arguments : celles-là, je les discuterai à mon tour. D’autres encore mettent en doute, voire contestent en bloc, mes propositions : je chercherai à en comprendre le pourquoi.

La constitution d’une discipline entre ciel et terre

Le ciel, non pas comme un lieu fini, un espace circonscrit, mais comme un objet de quête infini, engendrant une tension vers un inaccessible qu’on ne cesse de vouloir représenter, et donc un désir de transcendance s’accompagnant d’un mouvement incessant d’élévation. Élévation au-dessus des contingences du monde, et donc travail de l’esprit, travail de la pensée qui plonge dans « les profondeurs inouïes de l’abstraction et de la spéculation » [2]. C’est là le lieu de naissance du concept, de l’activité de théorisation, de fabrication de ces objets de pensée idéels, de cette activité spéculative qui répond au désir de maîtrise du monde, du moins à celui de son intelligibilité. La terre, elle, parfois circonscrite en territoire, parfois sans frontières, retrouvant l’infini du monde, mais le plus souvent découpée, bornée par les activités humaines. La terre qui s’impose à l’homme par l’entêtement de sa présence, qui s’oppose à la spéculation par l’évidence de sa matérialité, qui rabat l’universel sur le circonstanciel. C’est là le lieu de l’empirie, du désir du monde d’être regardé pour lui-même, dans sa présence inéluctable. Le lieu où les objets se donnent à voir avec obstination, le lieu de l’entêtement des faits. Aussi, par voie de conséquence, le lieu qui exige observation, auscultation, parfois, prospection, fouille, manipulation pour tenter de mieux saisir cet apparent désordre du réel. Ainsi en va-t-il de la constitution d’une discipline : entre activité spéculative créant des concepts et contraintes d’une matérialité qui impose la loi du concret. Jérôme Bourdon (2011 : 156) le rappelle dans la première partie de son article : « D’un côté, une discipline peut se définir par des concepts fondateurs ; de l’autre, par son territoire d’études », en s’appuyant sur Roger Chartier qui, dit-il, « oppose ainsi la sociologie, discipline très conceptuelle, qui regarde vers la philosophie et se nourrit de concepts, et la géographie, science de la terre, ou plutôt du paysage, littéralement engluée dans le concret » (ibid.).

L’impossible définition

Mais si Jérôme Bourdon fait ce rappel, ce n’est point pour développer cette idée, c’est pour la battre en brèche. Aussi faut-il commencer par reprendre son argumentation qui est complètement opposée à la mienne. Outre cette opposition entre concept et territoire, il en rappelle d’autres qui ont eu cours dans l’histoire des sciences humaines et sociales. Oppositions entre théoriciens et empiristes, les premiers donnant dans l’abstrait, les seconds dans le concret, ce qui correspondrait en même temps à des différences de cultures de recherche – France/États-Unis (ibid. : 157). Opposition entre philosophie, lieu de la spéculation et sciences humaines, lieu de l’empirie et de la technique, en se référant à Émile Durkheim : « Nous n’admettons plus aujourd’hui qu’on puisse spéculer sur la nature de la vie, sans s’être initié, au préalable, à la technique biologique ; par quel privilège pourrait-il être permis au philosophe de spéculer sur la société, sans entrer en commerce avec le détail des faits sociaux » (ibid. : 158). Opposition encore entre disciplines dites fondamentales, celles qui auraient un canon bien établi s’appuyant sur des textes fondateurs, et des disciplines dites partielles qui en seraient dépourvues et dépendraient peu ou prou des fondamentales. On retrouve ici de vielles querelles entre disciplines théoriques et disciplines appliquées, ou dérivées, les secondes n’ayant pas la noblesse des premières. Mais ces oppositions sont pour Jérôme Bourdon inopérantes. D’abord parce que « les auteurs canoniques peuvent être revendiqués par des disciplines différentes », et de citer Max Weber qui est canonique pour des sociologues, historiens, politologues [3] (ibid. : 156). Ensuite parce que, pour lui, « si l’on maintient qu’une discipline construit ses concepts à partir de textes canoniques, on notera que le "canon" de la communication est aujourd’hui fait de bric et de broc […] et qu’il n’y a pas d’accord international sur ce canon » (ibid. : 159). En revanche, les disciplines dites « partielles », qui ne goûtent pas qu’on les rejette du côté des disciplines dérivées, ne seraient partielles que parce que « les grandes disciplines établies s’emploient à les enclore, ou à les renvoyer dans leurs champs » (ibid. : 157). Ce ne serait qu’une affaire de circonstances et d’histoire si l’on se réfère par exemple au cas de la science politique qui a maintenant pignon sur rue, mais dont Jérôme Bourdon se demande si elle est « la science des institutions politiques » ou celle « "du" politique », ce qui finalement mélange concepts et territoires. Et pour en rajouter sur ces distinctions qui seraient inopérantes et ces mélanges qui rendraient inutile toute tentative de définir une discipline, il cite en exemple la sémiologie, science des systèmes de signes [4], et les études de genres (gender), arguant que tout serait dans tout, qu’il y a des signes partout et du genre partout, et donc que, soit « l’on glisse vers la vocation impériale » (ibid.), soit cela brouille la distinction entre concept et territoire. On peut donner raison à Jérôme Bourdon de montrer la difficulté à établir des catégories, à proposer des distinctions entre des notions dont on peut observer à l’usage qu’elles ont du mal à se maintenir, mais cela me semble contreproductif dans une démarche scientifique. Car le propre de toute démarche scientifique est précisément de tenter d’expliquer les phénomènes à travers des catégories, certes construites, mais qui pour le moins ont valeur heuristique. Sans cela, pourquoi tenter d’expliquer. Est-ce là le point de vue d’un historien qui a toujours du mal avec les catégories ? Je reviendrai là-dessus, mais pour l’heure, je voudrais dire que ce n’est pas mon point de vue.

Si je définis la société comme « ensemble de signes », ce n’est ni dans une prétention impérialiste ni, comme le dit Jérôme Bourdon (ibid. : 160), dans un souci « œcuménique ». C’est pour définir l’objet de l’analyse du discours s’agissant de la société. En effet, on peut soutenir, à titre d’hypothèse heuristique, que toute la vie sociale est faite de signes, y compris dans des manifestations locales (les signes du cinéma, de la télévision, de la publicité, de l’urbanisme, de l’architecture, du vestimentaire…), sans considérer que la sémiologie serait la seule à pouvoir les étudier. De même, on peut poser que tout est langage sans prétendre que les sciences du langage aient le monopole de son étude. Également pour la communication, si celle-ci est un des objets des sciences du langage et de la sémiologie, elle peut être aussi l’objet de la sociologie, de la psychologie, de l’histoire, ce qui est le cas lorsque ces disciplines font de l’analyse de contenu.

Il ne s’agit pas pour moi de trouver une « définition consensuelle », mais de définir l’objet au regard d’une discipline et ce faisant de voir en quoi elle peut être objet d’attention pour une autre. S’il s’agissait par exemple de définir l’analyse du discours au regard de la psychologie, je parlerai en termes d’énonciation : « Tout acte d’énonciation révèle quelque chose de la psychologie du sujet parlant ». L’exemple du concept de domination que Jérôme Bourdon (ibid. : 161) reprend de mes propos pour dire qu’en fait « ce n’est là qu’une sociologie, au minimum », est proposé par moi, non pas pour déterminer tout le champ de la sociologie, mais pour montrer, qu’à un moment donné (c’est-à-dire selon l’objet d’étude et la finalité de celle-ci) il existe une préoccupation commune à la sociologie, à la psychologie sociale et à l’analyse du discours qui est d’étudier le jeu des rapports de force entre les individus et leur régulation. Dire de certaines notions qu’elles peuvent être partout peut être considéré comme un truisme. Si c’est pour souligner le flou des notions et argumenter en défaveur de la définition des disciplines, cela ne me semble pas la bonne méthode. En tout cas, pour moi et a contrario, cela plaide en faveur de l’interdisciplinarité : c’est parce que bien des notions sont communes à plusieurs disciplines que se justifie une réflexion les mettant en regard les unes, les autres. En revanche, j’abonde dans le sens de Jérôme Bourdon (ibid.) lorsqu’il dit que « nous aurions besoin d’intra-disciplinarité », du fait des rivalités qui s’instaurent à l’intérieur des disciplines. Pour sa part, Dominique Maingueneau (2010 : 194) avance : « Je ne suis pas certain qu’il y ait davantage d’échanges à l’intérieur d’un même champ disciplinaire qu’entre tel ou tel secteur de champs qui sont supposés distincts. L’idée même que, dans le même champ disciplinaire, les chercheurs partageraient un certain nombre de présupposés et de méthodes est loin d’aller de soi ». Ce n’est pas un analyste du discours, qui se bat depuis des années pour tenter de fédérer, à l’intérieur des sciences du langage, linguistique de la langue, linguistique du discours, sémiologie, sémiotique, argumentation et communication, tout en reconnaissant à chacune de ces sous-disciplines ou courants [5] des spécificités, qui dira le contraire. On pourrait évidemment dire la même chose pour la psychologie avec ses différentes spécialités (cognitive, sociale, pathologique, clinique, etc.), et même de l’histoire si l’on en croit l’historien Marc Ferro, mais je vais revenir à l’instant sur cet aspect à propos de la notion de champ disciplinaire.

Loin de moi, l’idée de vouloir « ébaucher une typologie fine de ces rapports de sens et de force entre disciplines », car précisément comme le dit Jérôme Bourdon (ibid. : 157) lui- même : « En tout état de cause, les intentions scientifiques y apparaissent comme constamment mêlées ». Mon propos n’est pas de créer des catégories définitives qui permettraient de classer des disciplines dans des cases avec des rapports hiérarchiques, mais de s’interroger sur ces questions de concepts, territoires, objets, méthodes, procédures pour voir comment situer les pratiques analysantes les unes par rapport aux autres autant que de besoin (c’est-à-dire au coup par coup autour des études menées), et non de façon définitive.

Une possible définition

On ne peut mieux définir le processus de construction d’une discipline que ne le fait Jean- Paul Resweber (2011 : 172) en se référant à Michel Foucault :

« Si l’on avalise la logique à laquelle obéit la genèse de la discipline selon Michel Foucault, on observe que celle-ci s’organise autour de savoirs empiriques, disons de savoir-faire qui, peu à peu, vont être soumis à un travail de formalisation. Ainsi mis en perspective, les savoirs se transmuent en connaissances. Mais ce processus de formalisation s’accomplit dans et par la détermination de lois qui leur donnent une structure organique : tel est le moment de la scientificité, celui où la discipline obéit à des règles et se dote de méthodes spécifiques ».

Je souscris à cette définition de la constitution d’une discipline. Ce jeu de « transmutation des savoirs empiriques en connaissances théoriques […] formalisées » avec retour à la pratique, qui croise des « impératifs de pouvoir complexes qui renforcent ou infléchissent les règles disciplinaires » (ibid. : 173) est ce qui, à la fois, rend complexe la détermination d’une discipline, et ce qui la rend possible. En effet, il faut distinguer ce qui définit une discipline de ce qui la justifie, tout en sachant que l’un ne va pas sans l’autre. C’est le contexte de pouvoir qui justifie (valide ou invalide) une discipline, mais je tiens que, sans ignorer le poids de l’institutionnel et de la raison administrative (serait-ce pour sa dénomination) [6], une discipline se fonde essentiellement sur ce jeu de va-et-vient entre description empirique et théorisation. C’est lui qui détermine des démarches, des formes de pensée, des formes de constitution de l’objet d’étude, des modes d’interrogation de cet objet, des outils méthodologiques. Sinon, on confondrait sociologie, psychologie, anthropologie, histoire, sciences du langage, etc. Ces distinctions ne tiennent pas seulement à des découpages économiques ou bureaucratiques : « Comme l’a montré Michel Foucault, le terme "discipline" renvoie à ensemble de règles qui débordent les découpages scientifiques et académiques » (ibid. : 190). On peut donc défendre l’idée qu’une discipline a, pour une part, une existence autonome, ce que rappelle Dominique Maingueneau (2010 : 192) en citant Jean-Michel Berthelot : « Espace social de légitimation de savoirs, une discipline est, indissociablement, un espace logique de construction d’argumentations ».

Discipline et hiérarchie sous-champs et hétérogénéité et brouillage

Cela dit, la proposition que je fais de distinguer champs disciplinaires, disciplines, sous- disciplines et courants disciplinaires fait problème, je le reconnais. Mais une fois de plus, il ne s’agit pas pour moi d’imposer de nouvelles catégories, mais de proposer à la réflexion des notions qui méritent d’être interrogées. Ma démarche est heuristique. Dominique Maingueneau (ibid. : 191) part du constat qu’il y a une grande hétérogénéité des référents disciplinaires et que vouloir juxtaposer des disciplines autour de ce que j’appelle un champ disciplinaire « atténue leur hétérogénéité » et constitue un facteur de brouillage car, comme le soulignent Béatrice Fleury et Jacques Walter (2010 : 148) dans leur introduction, « chaque sous-champ ne se définit pas nécessairement en fonction des mêmes disciplines ». À titre d’exemple, Dominique Maingueneau (ibid.), qui se situe essentiellement dans le cadre des sciences du langage, rappelle que la grammaire générative « s’est constamment présentée comme une branche de la psychologie » alors que, pour ses praticiens, « elle est apparue avant tout comme une approche qui permettait de modéliser des propriétés du système linguistique mieux que ne pouvaient le faire d’autres courants linguistiques. Les considérations d’ordre psychologique jouaient finalement un rôle marginal dans cette affaire » (ibid.). Et pour ce qui concerne le brouillage, le cas de l’analyse du discours est, pour lui, encore plus parlant. Car, « cette dernière se situe par nature aux frontières de multiples sciences humaines et sociales, ce qui n’est pas le cas de n’importe quelle sous-discipline des sciences du langage ». Et donc s’il s’agit de raconter l’histoire de l’analyse du discours, les auteurs identifiés comme « ayant joué un rôle dans sa fondation […] se trouvent placés dans des situations d’interdisciplinarité très diverses » (ibid.). Et de conclure : « Autant dire que même l’inscription de l’analyse du discours dans l’orbite des sciences du langage ne peut aller de soi » (ibid.). Il est vrai que si l’on entre dans le détail de chaque discipline, sous-discipline ou courant, on pourrait y voir plus d’hétérogénéité que d’homogénéité. Et je lui accorde que l’analyse du discours n’a pas le même statut que d’autres sous-disciplines, ce qui rend difficile cette communauté disciplinaire. Mais ce qui, pour moi, fait cette communauté, c’est d’abord une sorte d’état d’esprit dans la façon d’aborder les questions du langage : croire en la « matérialité discursive » (ce qui n’est pas nécessairement le cas d’autres disciplines comme l’histoire ou la sociologie), continuer de raisonner selon des principes communs : constitution de corpus, observation inductive, jeu des oppositions syntagmatiques et paradigmatiques, règles de combinaisons en concaténation, hiérarchisation, opérations de commutations, classifications en termes ordonnés et super-ordonnés, etc. et, de ce point de vue, la grammaire générative qui se voulait en rupture avec le structuralisme n’y a pas échappé.

Pour ce qui me concerne, venant de la linguistique structurale, et ayant fait une grammaire sémantique, je ne me sens en porte-à-faux ni par rapport à l’analyse du discours ni par rapport à d’autres types d’analyse linguistique. Je ne nierai pas pour autant qu’il faut être vigilant sur les filiations disciplinaires affichées. Pour ce qui concerne l’analyse du discours, se posent un certain nombre de questions : quel est le poids de la tradition, et par exemple l’influence de ladite École française d’inspiration althussérienne portée par Michel Pêcheux dont on trouve des représentants ici et là [7] ? Tous les chercheurs peuvent-ils se reconnaître dans certains travaux des historiens d’analyse de discours ? Les travaux sur l’argumentation, les interactions verbales et analyses des conversations s’y trouvent-ils ? Les sémioticiens et sémiologues font- ils de l’analyse de discours ? Pour moi, oui. Mais renvoyons ce problème à ceux de la discipline, s’ils conviennent d’en discuter. La réflexion menée par Dominique Maingueneau (ibid. : 194) le conduit à « se demander si cette notion de "champ disciplinaire" n’est pas trop laxiste, si par exemple les sciences de l’éducation sont un champ disciplinaire au même titre que les sciences du langage », et à conclure : « Il me semble que la notion de champ disciplinaire perd un peu de son intérêt, en cela qu’elle ne peut pas être généralisée à l’ensemble des sciences humaines et sociales » (ibid.). Reproche reçu. Mais je ne dirai pas que cette notion est « laxiste » ; c’est une notion générique et à déterminer. D’une part, elle devrait permettre d’éviter des querelles inutiles ; d’autre part, de faire l’effort de reconnaître ce que partagent différentes disciplines, et à quel niveau de généralité ou de particularité. Évidemment, les champs des sciences de l’éducation et des sciences de l’information et de la communication ne sont pas du même ordre que ceux des sciences du langage, de la psychologie ou la sociologie. Mais peut-on pour autant dénier à ces premières un statut disciplinaire, comme le font certains ? Certains champs sont plus hétérogènes que d’autres. Les uns ont recours à diverses disciplines, les autres se composent de divers courants, mais il me semble que la notion de champ disciplinaire, à condition d’en spécifier à chaque fois les caractéristiques, permettrait certaines prises de conscience.

Pour ce qui est des sciences de l’information et de la communication, poser que ce qui les distinguent de la sociologie, de la psychologie sociale, des sciences du langage et de la sémiologie, est le projet d’étudier sur un objet de communication donné l’ensemble de la chaîne de fabrication, tout en intégrant les méthodes de différentes disciplines afin de tenter d’articuler les différents moments de ce processus de fabrication. Pour les sciences de l’éducation, au lieu de s’opposer, par exemple, à la didactique des disciplines que chacune revendique comme étant son domaine privilégié de résolution des problèmes d’enseignement, se positionner comme cherchant à articuler l’ensemble des problèmes que pose le processus éducatif (terme ambigu, s’il en fut) en ayant recours à diverses disciplines sans en renier l’apport. Donc ni ostracisme ni exclusivisme, mais une attitude qui respecte la pluralité des disciplines, sous-disciplines et courants, à condition de ne pas s’en servir comme une défense de son pré carré. Laurent Vidal (2011), à partir de son expérience de terrain, nous rapporte la discussion qui a opposé les tenants d’une anthropologie médicale considérant qu’il s’agissait là d’une discipline à part entière (Benoist, 1993) et ceux qui, dans le sillage de Marc Augé, estiment que l’anthropologie demeure la discipline, le « champ disciplinaire » de référence : aussi, travailler sur un objet – la santé, la médecine ou la maladie – c’est d’abord faire œuvre d’anthropologue et qu’il n’y a donc pas lieu de revendiquer le statut de discipline – ni même de sous-discipline – à « l’anthropologie de… ». Cet exemple de discussion autour du statut de l’anthropologie et de ses variantes montre la difficulté que l’on rencontre lorsque l’on veut définir une discipline, mais en même temps qu’existe une réflexion – sinon une lutte – autour du positionnement de divers « sous-quelque chose » par rapport à une référence. Outre les querelles de territoire institutionnel, on voit qu’apparaît quelque chose comme la « noblesse de la discipline ». Il s’agirait de dire quelle est la discipline de référence, source de ses divers dérivés qui seraient considérés comme secondaires, et en tout cas dépendant de la discipline- mère qui, elle, aurait seule droit au label la désignant dans toute sa pureté. Je l’ai signalé, dans mon précédent article, à propos des sciences du langage, certains défendant une linguistique pure et dure (celle qui se formalise), les autres formes d’analyse étant rejetées dans une périphérie molle (Charaudeau, 2010 : 197). Pour Marc Ferro (2011 : 297), il y a trois types d’histoire : « La philosophie de l’histoire qui cherche à donner un sens à l’histoire et qui s’appuie sur une théorie construite extérieurement […] ; l’histoire dite scientifique, qu’on devrait appeler érudite […] ; l’histoire qui part d’une problématique et utilise la démonstration ». Mais, par ailleurs, il tente « une classification des différentes approches » en distinguant « histoire institutionnelle », « contre-histoire », « histoire-mémoire » et « histoire expérimentale ». Il en donne des définitions et laisse entendre à quelles sourdes querelles ces différentes pratiques de la discipline ont donné lieu. La question qui se pose à ce propos est de savoir quel est le statut de ces différentes manières de faire de l’histoire, les unes par rapport aux autres. On peut toujours éviter de se poser cette question et de pratiquer « son histoire » sans se préoccuper des autres, mais une interrogation de la sorte permettrait de traiter la question de la vérité en histoire. Pour ce qui me concerne, je considère comme Laurent Vidal (2011 : 203) « qu’au travers de cette labellisation ("discipline", "sous discipline"), ce sont des conceptions de l’anthropologie qui se jouent à la fois comme corpus théorique et épistémologique (recherche fondamentale, appliquée, impliquée ?) ». Mais en proposant cette distinction entre « discipline », « sous-discipline » et « courant disciplinaire », j’ai bien précisé qu’il ne s’agissait pas d’établir une hiérarchie d’importance entre ces notions. Pas plus d’ailleurs que je n’en établirais entre disciplines dites fondamentales et disciplines appliquées. Ce sont des pratiques différentes avec des finalités propres à chacune de ces activités qui ont droit chacune au qualificatif de « scientifique », le label de scientificité n’étant pas dans la discipline, mais dans la manière de la développer. Je serai plutôt pour une représentation en étoile d’un champ disciplinaire autour d’un noyau comprenant les attendus conceptuels et de procédures communs aux différentes pratiques disciplinaires, mais en considérant que ce noyau n’est pas un état pur de la discipline. Une discipline n’existe pas en soi, seulement comme une méta-construction, un « champ », à l’instar de ce qu’en linguistique on appelle le « noyau sémique » d’un champ lexical. Insistons : il n’y a pas de différence de valeur, pas de hiérarchie axiologique entre discipline, sous-discipline et courant disciplinaire. Le fait que l’on puisse déterminer ici des liens de dépendance, là de hiérarchie, dans l’organisation des activités de recherche n’implique pas la soumission des uns ni la domination des autres. Lorsque, en sémantique lexicale, on décrit des champs lexicaux dans une organisation taxinomique composée de termes hyperonymes (« fleur ») et de termes hyponymes (« rose »), on ne dit pas que « fleur » est plus important que rose, même si, du point de vue sémantique, « rose » implique « fleur » alors que « fleur » n’implique pas nécessairement « rose ». Il s’agit là de relations d’interdépendance tantôt symétriques, tantôt asymétriques sans rapport de domination : « Fleur » a plus d’extension, « rose » plus de compréhension. L’exemple de la littérature cité par Dominique Maingueneau (2010) est en effet un bon exemple de champ disciplinaire, ayant recours à diverses « sous-disciplines » : l’histoire littéraire, la narratologie, la stylistique, etc. ; à des divisions par courants (analyse thématique, psychanalytique, théorie de la réception, etc.), par périodes (ancien français, XVIIe siècle, etc.), par genres (roman, théâtre, etc.) ; sans compter la sociologie de la littérature, l’histoire de l’édition, la codicologie, la littérature comparée, etc. Car on peut dire que l’objectif est, en tout état de cause, et même si l’objet construit est à chaque fois différent, de rendre compte du fait littéraire, de son esthétique, de sa signification et de sa place dans une histoire et un espace social déterminés.

« Dans la mesure où la littérature relève des "discours constituants", elle implique le partage des études littéraires entre ces deux paradigmes : l’un relevant des sciences humaines et sociales, l’autre d’une herméneutique des œuvres. Pour le premier, le discours littéraire ne bénéficie pas d’un régime d’extraterritorialité – ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas sa spécificité – mais se trouve intégré dans l’ensemble des pratiques d’une société. Pour le second, le "littéraire" a pour mission de faire vivre un thésaurus à travers lequel une communauté construit une identité. Mais ces deux paradigmes à l’intérieur du même "champ disciplinaire" n’ont rien d’étanche : les mêmes acteurs peuvent passer de l’un à l’autre et les tenants des approches herméneutiques empruntent et réorientent nombre d’éléments issus des sciences humaines et sociales » (Maingueneau, 2010 : 195).

Et si, ajoute-t-il, « on aurait bien du mal à discerner des concepts ou des présupposés communs aux acteurs de ce champ » (ibid. : 194), il n’empêche, il s’agit de rendre compte du fait littéraire. On est bien dans le champ disciplinaire de la littérature et non dans celui de la sociologie, même si l’on a recours à cette discipline pour en éclairer tel ou tel aspect. D’ailleurs, si l’on suit Jean-Paul Resweber (2011 : 194), la littérature « se présente comme étant le milieu même de la pluri-, de l’inter- et de la transdisciplinarité […], le roman est une illustration spécifique de ce travail interdisciplinaire. Le génie de l’auteur consiste à utiliser les langages savants pour en extraire le message humain qu’ils contiennent. Ainsi les observations scientifiques, psychologiques, économiques ou sociologiques se trouvent-elles échangées, fondues dans un récit, à tel point que l’on a peine à remarquer les références scientifiques, sur lesquelles elles s’appuient ». Il s’agirait ici d’une interdisciplinarité dont l’objectif n’est pas tourné vers les sciences elles-mêmes.

Disciplines et institution

Il me faut répondre maintenant à une objection qui m’a été faite à plusieurs reprises. Jean- Paul Resweber (ibid. : 197) rappelle qu’un champ disciplinaire « est labouré par les pouvoirs scientifiques, économiques et politiques » :

« C’est un ensemble de pouvoirs qui fait la discipline : sociétés de discours, découpage des thèmes et des problèmes, sacralisation des références et culte des grands auteurs, incursion du politique et de l’économie dans la définition des programmes, dans la planification de la recherche, dans l’agrément des laboratoires de recherche, dans la reconnaissance et l’habilitation des diplômes, dans la valorisation professionnelle de certaines disciplines au détriment d’autres et surtout, de nos jours, dans l’institution de normes d’évaluation qui se justifient moins par l’efficacité qu’elles garantissent que par la rhétorique de la performance qui les légitime. Cet aspect que Patrick Charaudeau ne signale qu’incidemment est pourtant capital ».

Dominique Maingueneau (2010 : 192-193) en avait fait la remarque dans la livraison précédente : « Il existe une tension permanente entre les critères heuristiques et les critères institutionnels dans le découpage des disciplines. Ce qui conduit à faire communément une distinction entre les disciplines au sens institutionnel, celles que reconnaissent les pratiques de l’administration universitaire, et les disciplines qui structurent la recherche, celles qui permettent aux acteurs des champs scientifiques d’élaborer leurs modélisations. Patrick Charaudeau ne traite pas de cette dimension institutionnelle ». Et, dans leur propos liminaire, Béatrice Fleury et Jacques Walter (2010 : 149) insistent sur le fait qu’« une discipline est indéniablement formatée par un cadre organisationnel. Ce qui fait dire à Edgar Morin que les idées y font corps avec l’organisation qui les constitue ». Je reconnais ne pas avoir développé ce point que j’ai écarté en rappelant que pour Pierre Bourdieu tout champ scientifique est aussi un champ de pouvoir (Charaudeau, 2010 : 196). Bien sûr, on ne peut nier cet aspect, à savoir qu’« un chercheur en analyse du discours ou en sociologie qui veut travailler avec des psychologues peut minorer la psychologie cognitive, mais s’il le fait, il aura de moins bonnes chances d’accéder à des financements et d’être reconnu dans son domaine » (Maingueneau, 2010 : 189) ; à savoir qu’« il faut se battre pour des postes, des programmes, des subventions (on pourrait faire l’histoire des sciences sociales à travers la distribution des crédits de recherche, et voir ainsi monter et descendre la cote des concepts) » (Bourdon, 2011 : 159). Pire, dirais-je, les chercheurs eux-mêmes intègrent ces diktats socio-institutionnels parce qu’ils se trouvent ainsi protégés dans leur pré carré disciplinaire, ce qui leur permet d’ignorer toute production scientifique ne s’inscrivant pas explicitement dans leur champ, même si l’objet étudié les concerne. J’en sais quelque chose, moi qui ayant analysé le discours politique, me suis trouvé ostracisé par certains politistes. Je sais tout cela. Et pour corroborer ce que dit Dominique Maingueneau (ibid. :193), à savoir « qu’en général l’analyse du discours apparaît surtout comme une discipline qui – du moins pour le moment – n’a guère d’existence institutionnelle forte », j’ai écrit naguère sur la non visibilité de l’analyse du discours aussi bien au regard des médias [8] que des autres disciplines des sciences humaines et sociales et à l’intérieur même des sciences du langage [9].

Il s’agit là d’un double combat institutionnel : vis-à-vis des instances politiques, administratives et bureaucratiques, et dans le champ même des sciences humaines et sociales. Car le plus dramatique dans cette affaire est que les jeunes chercheurs sont assignés, par le jeu de critères d’avancement de carrière, des évaluations bureaucratiques (publications à comités), de la recherche de financement pour des recherches, à se soumettre à la raison administrative. Et pour ce faire, on satisfait aux axes de recherches imposés par l’Administration, au vocabulaire à la mode faisant passer l’outil d’analyse pour un concept fondateur. Ainsi en est- il des mots magiques, « cognition », « cognitif », « cognitiviste » et des modes de traitement statistique qui impressionnent par la quantité de données que ces outils permettent de traiter. Bien des chercheurs des sciences physiques, biologiques et autres sciences dites dures, se plaignent de l’importance croissante de la technologie qui souvent commande les objectifs des études, oriente l’investigation, voire guide de façon a priori la démarche d’analyse et empêche d’en percevoir d’autres aspects. Je partage cette inquiétude, mais ce n’était pas mon propos dans le texte de 2010. J’ai considéré que cela était une évidence et que cela devait être assumé. Ma problématique est autre. Elle n’est pas de traiter l’interdisciplinarité du point de vue institutionnel (qui d’ailleurs ne fait guère de distinction entre inter-, pluri-, et transdisciplinarité) [10], ce qui nous renverrait à un combat politique. Elle est de la traiter en entrant dans les procédures de constitution des disciplines pour tenter de voir la pertinence des concepts et leur possible mise sur le métier. Cela dit, ces auteurs font bien de souligner que, comme le dit Dominique Maingueneau (ibid. : 192),

« s’il est indéniable que la discipline comporte un versant épistémologique, "heuristique", et un versant sociologique, il n’en est pas moins vrai que les relations entre ces deux versants sont très variables », et que l’un influe sur l’autre dans « une tension permanente entre les critères heuristiques et les critères institutionnels dans le découpage des disciplines ».

Retour sur l’interdisciplinarité. Définition, enjeux

Mais voyons à présent le concept d’interdisciplinarité. Les réactions des différents auteurs posant des problèmes spécifiques, je me vois contraint de les passer successivement en revue.

Interdisciplinarité du point de vue d’un horizon de pertinence

Dans leur présentation, Béatrice Fleury et Jacques Walter (2010 : 152) reprennent les propos de Sylvie Leleu-Merviel décrivant les raisons pour lesquelles les disciplines ont du mal à se comprendre. J’en redonne la liste :

« - Extraire des fragments différents d’une même réalité sans s’apercevoir que ce ne sont pas les mêmes fragments ;

  • les examiner sur la base d’aspects qualifiants différents, en ignorant qu’ils sont différents ;
  • procéder à la qualification par des méthodologiques ou via des outils qui n’ont strictement rien à voir les uns avec les autres ;
  • prendre pour argent comptant les données des autres alors qu’elles résultent d’un canon descriptionnel totalement inadapté à sa propre approche ;
  • dissimuler sous un même "étiquetage verbal", un même vocable de "concept", des horizons de pertinence ne partageant rien ».

Toutes ces objections à la tentative d’établir une interdisciplinarité, je crois bien les avoir faites moi-même, en précisant que chaque discipline construit son objet d’étude, ses instruments d’analyse avec sa propre terminologie, que c’est là l’obstacle majeur à la rencontre des disciplines, chacune pensant qu’elle est souveraine en son domaine, ce pourquoi je proposais de considérer avec attention le contexte d’origine des notions empruntées avant de se les réapproprier avec une redéfinition. De son côté, Dominique Maingueneau (ibid. : 188) rappelle les trois écueils que je suggérais d’éviter :

  • « Penser que seuls de grands systèmes explicatifs permettraient de rendre compte des phénomènes sociaux » ;
  • « Penser que le recours simultané – et non critique – à plusieurs disciplines devrait permettre de mieux expliquer les phénomènes. Ce serait pratiquer un amalgame qui pourrait faire illusion mais ne serait que de la poudre aux yeux » ;
  • « Défendre un relativisme neutre accumulant des études empiriques locales sans autre visée que d’apporter un petit caillou à l’édifice d’une cathédrale du savoir dont on ne verrait jamais que quelques pierres », se demandant cependant si « cette liste ne mêle pas des phénomènes d’ordres distincts ; en particulier, s’il ne faut pas distinguer deux sortes de "grands - ismes" : ceux qui sont de véritables systèmes explicatifs à visée totalisante et ceux qui sont plutôt ce qu’on appelle péjorativement des "modes intellectuelles" ».

En effet, il faut distinguer entre les « grands-ismes ». Il y a ceux qui se construisent par sédimentation progressive à l’issue de l’activité pensante d’une communauté de chercheurs, réflexion qui circule dans différentes disciplines, de façon non nécessairement consciente, et qui finit par trouver une explicitation et une dénomination en « -isme » par l’effet de la trouvaille d’un chercheur ou d’un groupe. Ainsi en fut-il du structuralisme ; ainsi en est-il du constructivisme. Ce phénomène crée un champ de théorisation qui sert de cadre de recherche : on appelle cela un « paradigme ». À ce phénomène, on ne trouvera rien à redire. En revanche, le « -isme » devient problématique lorsqu’il se convertit en référence absolue, en dogme, hors duquel il n’y aurait point de salut. Ce fut le cas avec la grammaire générative de Noam Chomsky. Pour leur part, Edgar Morin et Serge Moscovici ont souligné que la psychanalyse balance entre théorie – lorsqu’elle est objet de discussion scientifique –, et doctrine – lorsqu’elle est objet de polémique débouchant sur la constitution de champs de pouvoir. D’autres (dont Pierre Bourdieu) reprochent à certaines théories économiques de se convertir en doctrines ou nouvelles idéologies. Mais il est vrai qu’il est parfois difficile de faire le départ entre paradigme scientifique et mode. Et il est vrai aussi que comme pour les grands projets architecturaux et urbanistiques, il faut, pour les mener à bien, qu’ils soient soutenus par un esprit quelque peu absolutiste, souverain, sinon totalitaire, et Dominique Maingueneau a raison de citer Pierre Bourdieu à ce propos. Certes cela sent le scientisme, cette arrogance qui veut faire d’une discipline un lieu de vérité supérieur, mais peut-être que c’est la condition pour ce que l’on appelle « les grands travaux ». En tout cas, c’est ainsi que se font les écoles scientifiques. Ce que je demande, c’est la prise de conscience de ce phénomène pour ne pas verser dans le scientisme. Mais revenons à Sylvie Leleu-Merviel (2010 : 174) qui développe le concept d’« horizon de pertinence », « savant mixage de l’"horizon d’attente" de Hans R. Jauss et de la théorie de la pertinence de Deirdre Wilson et Dan Sperber », qui permet de cadrer mes propos autour de mon propre horizon de pertinence : « Il convient de ne pas oublier, son "lieu géométrique" qu’il circonscrit lui- même » (ibid.). Cela est une évidence : je parle du point de vue de mon propre horizon de pertinence, celui, comme elle le dit elle-même, « d’une communication mesurée à l’aune des actes de langage et recourant à l’analyse de discours comme point de vue prioritaire – point de vue d’un sémiologue, analyste du discours ayant traversé les sciences du langage de l’époque structuraliste à nos jours » (ibid.). C’est pour cela même que je parle d’interdisciplinarité « focalisée », parce qu’elle ne peut être faite que dans l’horizon d’une discipline. Qui voudrait la pratiquer hors de tout point d’ancrage disciplinaire perdrait précisément toute pertinence. Si je tiens à cette notion de « lieu géométrique » d’une discipline, c’est pour éviter des dérives dans le flou d’une pluri- ou interdisciplinarité où tout serait possible. Or, tout n’est pas possible. Il y faut un principe d’ancrage qui ne devrait s’opposer pour autant à l’activité de création. Et donc je sais gré à Sylvie Leleu- Merviel d’y ajouter ce concept éclairant. En revanche, je ne peux la suivre lorsque, décrivant un échange de paroles dans la situation d’une séance médicale au cours de laquelle entrent en scène des corps et des gestes sans échange verbal (ou du moins minimal), elle conteste qu’il s’agisse d’actes de communication, et me reproche par la même occasion une conception de la communication « qui s’impose en totale déconnexion avec les faits ou action permettant de la qualifier comme telle » (ibid. : 172).

J’ai d’abord précisé que la communication n’est pas un phénomène exclusivement verbal. Qu’elle passe par la mise en œuvre de divers systèmes de signes (mimiques, gestuels, iconiques, etc.), et qu’en outre l’action est elle-même signifiante, porteuse de discours. Dès lors qu’il y a transmission d’information, il y a acte de communication. Lorsque A est entrée dans le cabinet du médecin, bien des choses se sont dites : c’est le contrat de communication reconnu par les deux partenaires de l’échange qui assigne des rôles aux deux partenaires, avant même que d’avoir parlé. Ce contrat étant surdéterminant, bien des gestes et des paroles qui vont s’échanger seront compris en fonction des instructions du contrat, chacun des partenaires de l’échange employant des manières de dire et de faire qui lui sera propre. La communication humaine ne se définit pas par son seul échange langagier. C’est d’abord et toujours un échange – même lorsque le partenaire n’est pas là présent – entre deux êtres liés par un contrat social qui les surdétermine en partie, vis-à-vis duquel ils ont une relative liberté d’action et de parole, avec des moyens d’expression divers. Je ne vois pas en quoi la saynète racontée n’est pas un fait de communication. D’autant que, outre l’échange a minima entre le patient et le médecin (ce qui montre peut-être que ce médecin n’est pas très bon), il se produit ensuite toute une chaîne de transmission communicative : « Ses résultats de scanner ont été transmis à toute une communauté qui en débat, conformément au principe de l’"étude de cas" » (Leleu-Merviel, ibid. : 171). « Le langage », dit-elle, « est donc bien davantage que l’exploitation d’un code commun à l’émetteur et au récepteur : il suppose la compréhension de l’intention qui préside à l’envoi du message » (ibid. : 178). C’est précisément ce que détermine le contrat de communication, à quoi on ajoutera que dans l’échange, bien des interprétations dépassent cette intention. C’est le résultat du jeu entre explicite et implicite de l’acte de communication et de la combinaison entre sens et signification des énoncés (ibid. : 180) [11]. Quant à comparer la saynète avec ma définition de la parole publique : « Dans notre cas, peut-on circonscrire précisément une instance de production conforme aux termes de cette définition ? Est-ce B qui a fait circuler le cas à la communauté ? Ou est-ce la machine, qui a fourni l’image ? » (Charaudeau, 2010 : 173), je dirai que j’ai moi-même distingué, d’une part, communication collective et publique et communication interpersonnelle, d’autre part. Il y a « machine » lorsque la parole publique est prise en charge et mise en scène par des instances de « médiation » et « publicisation » (médias, politique, publicité, etc.). Dans une analyse que j’ai faite de l’affaire dite Zemmour, j’en ai donné les caractéristiques : « Une parole échangée entre deux ou plusieurs personnes qui ne sort pas du petit groupe dans lequel elle a circulé ne peut avoir le même sens ni le même effet que si elle atteint un large public, à moins qu’on la fasse sortir de ce cadre en la reproduisant publiquement, comme dans le cas des propos dits « off » des hommes politiques que certains journalistes prennent plaisir à diffuser » [12]. Le terme d’instance de parole (ou de production) renvoie à une notion générique qui peut être configurée par un individu particulier dans un échange interpersonnel, ou par un individu représentant une entité collective. Il en est de même pour l’instance de réception. De plus, pour montrer à quel point l’horizon de pertinence peut être limité, Sylvie Leleu- Merviel (2010 : 174-175) rapporte les travaux d’une physicienne, Mioara Mugur- Schächter, qui « montre que les deux notions fondamentales et incontournables de la physique, celles que l’on pourrait croire à jamais impossibles à réfuter, l’espace et le temps, sont des construits relativisés », ce qui représente une véritable « révolution épistémologique ». Je ne me sens pas suffisamment compétent pour pouvoir en juger. Et c’est précisément pour cela aussi que j’emploi le qualificatif « focalisé » pour spécifier ma conception de l’interdisciplinarité. Cette focalisation est circonscrite aux sciences humaines et sociales dont les lieux de pertinence sont déjà multiples. Se réclamer d’une interdisciplinarité entre toutes les sciences me semble pour le moins risqué. Mon expérience à l’intérieur du laboratoire Communication et politique du CNRS m’a fait prendre conscience que lorsqu’une discipline scientifique (en l’occurrence la biologie) cherche à collaborer avec une de nos disciplines, ce n’est pas pour donner leur modèle en exemple, ce n’est pas pour remettre en question leurs analyses ni même réinterroger leur méthodologie, c’est pour savoir quelles incidences leur savoir peut avoir sur les décideurs et l’opinion publique via les médias. Ici, ce n’est pas de l’interdisciplinarité, c’est de la recherche de collaboration. Il me semble que l’on peut difficilement faire des analogies entre les modèles, les concepts et les outils d’analyse des sciences dites dures et ceux des sciences humaines et sociales. On pourra donner comme exemple quelques collaborations qui s’instaurent entre la neuro-cognition, la psycho-cognition, la sémantique cognitive ; on se réclamera de nouveau d’Edgar Morin pour établir des rapprochements entre les sciences de la vie et les sciences sociales. Mais, au bout du compte, où est le travail sur les concepts et les outils d’analyse ? Je ne nie pas que ces rapprochements puissent être source de réflexions théoriques et méthodologiques, il n’est pas impossible qu’en d’autres temps à venir, on voie plus clairement des possibilités de rapprochement, mais pour l’heure, je défends l’idée que pour mettre en place une véritable interdisciplinarité à l’intérieur de nos sciences, il est une exigence qui veut qu’on ne discute que les concepts d’une autre discipline que l’on est en mesure de comprendre pour se les approprier autant que de besoin. En tout état de cause, la référence à un tel modèle ne permet pas de dire que se trouve « invalidée l’hypothèse posant un modèle d’analyse de la communication à partir de trois lieux de pertinence séparés : le lieu des conditions de la production, le lieu des conditions de la réception, et le lieu de réalisation de l’acte de communication comme produit fini » (ibid. : 174).

Que l’on dise que quand on change de lieu géométrique, on change de lieu de pertinence, cela paraît logique, mais cela n’invalide pas pour autant le modèle de chacun de ces lieux. Il est seulement mis en regard et interrogé par un autre modèle. Sinon, ce serait considérer a priori que l’un de ces lieux est supérieur à l’autre, péché d’arrogance. Les trois lieux de pertinence que je propose ne sont rien d’autre qu’une hypothèse de travail, l’hypothèse liée à un certain point de vue d’une discipline, comme je l’ai annoncé, et donc d’un certain horizon de pertinence pour reprendre la notion de Sylvie Leleu- Merviel. La question est plutôt : d’hypothèse à hypothèse, voyons leur rentabilité en fonction des analyses engagées ; peut-être que pour telle analyse ce sera l’hypothèse 1 et que pour telle autre, ce sera l’hypothèse 2.

L’interdisciplinarité et ses enjeux

De son côté, Roselyne Koren (2010) apporte un autre type de réflexion relatif à l’interdisciplinarité, celui de l’enjeu que celle-ci implique, corrélativement à ce qu’elle appelle le « statut de l’impensé ». En effet, il ne s’agit pas de dire que l’on fait de l’interdisciplinarité pour faire de l’interdisciplinarité. Il s’agit de l’insérer dans un certain objectif de recherche qui engage, à la fois, un choix théorico-méthodologique et le positionnement du sujet analysant. Mais avant d’aborder cette question, je voudrais reprendre la notion d’« air de famille » que Roselyne Koren emprunte à Ludwig Wittgenstein pour l’envisager de deux points de vue : celui de la communauté des chercheurs et celui des catégories. Il est des chercheurs qui partagent des mêmes préoccupations sans qu’il y ait eu nécessairement concertation ; cela se fait par la logique même de leur pratique analysante qui les conduit à se poser le même genre de questions. Ainsi en est-il du groupe de chercheurs qu’elle cite, Josiane Boutet, Dominique Maingueneau et Catherine Kerbrat-Orecchioni auxquels elle m’associe, et auxquels elle peut s’associer [13]. Je ne les ai pas cités moi-même par crainte du reproche « d’esprit de corps », comme le dit Roselyne Koren elle-même. Mais il est vrai qu’à l’intérieur des sciences du langage et de la sémiologie [14], nous sommes un certain nombre qui cherchent à articuler différents abords du langage : linguistique, sémantique, sociolinguistique, argumentation, interactions, et certains aspects de la sociologie de la communication, et ce du fait de l’hétérogénéité du langage. Bien que des divergences puissent apparaître entre nous, existe cependant une communauté de pensée à distance dont le point commun est peut-être l’idée de la pluralité des références dès lors que celles-ci ont une pertinence. Mais dans la lignée de Ludwig Wittgenstein, cet « air de famille » peut s’appliquer à des mots ou des notions qui auraient entre eux des ressemblances, sans que l’on sache déterminer avec exactitude le trait sur lequel porte la ressemblance. En extrapolant, on pourrait donc dire qu’il existe, non point des similitudes, mais des affinités entre des notions (plutôt qu’entre des catégories) qui circulent dans différentes disciplines. S’agissant du phénomène langagier par exemple, du fait de son hétérogénéité, de ses divers aspects psychologiques, sociologiques, anthropologiques, on ne peut dire d’aucune notion qu’elle appartient de façon exclusive à telle ou telle discipline. « C’est en fait l’hétérogénéité constitutive du langage », dit Roselyne Koren (ibid. : 12 ; 23) en citant l’ouvrage de Josiane Boutet et Dominique Maingueneau (2005), où « langage, discours et société se co-construisent » qui justifie ce décloisonnement et non pas un a priori épistémologique ».

On retrouve ici la notion de « bricolage » chère à Claude Lévi-Strauss (in : Koren, 2010 : 161) : « Un répertoire dont la composition est hétéroclite, […] une sorte de bricolage intellectuel » qui, appliqué à l’analyse du discours, doive inciter le sujet analysant à « se bricoler une boîte à outils diversifiée, plutôt que de s’enfermer dans un modèle dont l’opérativité se limite à certains niveaux seulement, au risque de se rendre aveugle aux autres aspects du fonctionnement de l’interaction », comme le préconise Catherine Kerbrat- Orecchioni. Venons-en à la question de l’enjeu de l’interdisciplinarité que développe Roselyne Koren. Je ne peux reprendre l’entier de son argumentation, mais voudrais pointer un aspect de sa réflexion en ce qu’elle a des incidences sur la position du sujet dans sa pratique analysante. Elle souligne (ibid. : 167) que l’interdisciplinarité se fait au risque d’une transgression de l’orthodoxie disciplinaire, et que s’agissant des sciences du langage, « il reste un impensé […] : la prise en charge du juste et du bien et de leurs contraires, soit de valeurs autres que la vérité auxquelles réfère nécessairement tout locuteur, et notre compétence rhétorique en matière de justification rationnelle de nos prises de position éthiques ». Ainsi les sciences du langage auraient-elles pour enjeu le vrai, mais non point la mise au jour de positions éthiques. Dans les sciences du langage, cet « impensé » est à considérer avec précaution et à mettre en relation avec des contextes historiques, la caractéristique des disciplines, les postures des chercheurs. Il est vrai que la linguistique s’est construite dans une rationalité d’objectivité de description du langage, poussée à son extrême par la théorie générative prétendant décrire le fonctionnement des opérations du cerveau du sujet parlant (« locuteur-auditeur idéal »), à l’aide d’un certain outillage et de procédures pouvant donner l’impression d’une universalité méthodologique.

À ce titre, l’analyste n’a pas de raison d’avoir des états d’âme. La sémiologie et la sémiotique ont quelque peu détruit cette idée. De même, la sociolinguistique avec l’articulation qu’elle tente d’établir entre les positions sociales des sujets parlant et leur façon de parler, la pragmatique avec la théorie des actes de parole qui, parallèlement à la conception benvenistienne de l’énonciation, fonde les actes de langage en altérité, ont, à leur façon, mis en cause la neutralité de l’analyste. En son début, l’analyse du discours est allée plus loin dans la mise en cause de cette neutralité, se donnant comme finalité de dénoncer l’idéologie sous- jacente aux discours en faisant disparaître le sujet énonçant, son existence et sa liberté, et maintenant on retrouve les échos de ce positionnement dans des courants d’analyse du discours qui se disent « critiques » (voir Fairclough, 1992, 1995 ; Van Dijk, 1993). Roselyne Koren (ibid. : 168), elle, s’est tournée vers la conception perelmanienne de « l’argumentation rhétorique [qui] permet de penser la prise de position, la décision et l’aspiration à obtenir l’adhésion de l’autre […]. Il s’agit d’une logique des valeurs et du préférable, d’une éthique du discours qui insiste sur le caractère indissociable du jugement de fait et du jugement de valeur, sur leur complémentarité et leur interdépendance ». On ne peut lui donner tort. L’argumentation est un bon exemple du problème d’interdisciplinarité interne à un même champ, car elle occupe une position ambivalente depuis sa source aristotéliciennes : tantôt pure technique de raisonnement, quelles que soient les situations, tantôt à visée de persuasion, tantôt instrument de jugement des valeurs. Elle met en évidence un double enjeu : un enjeu quant à l’articulation entre différents outils d’analyse ; un enjeu quant à la position du chercheur. Quant au premier enjeu, il faut accepter ce que j’ai appelé le principe de simplification (qui n’est pas nécessairement réducteur). Coordonnant une recherche sur la façon dont les médias traitent d’une controverse sociale, « la laïcité », on a eu recours à la rhétorique argumentative, comme outil d’analyse et non comme finalité en soi. Quand on analyse des discours sociaux, on s’aperçoit par exemple que les modes de raisonnement ne sont pas les plus importants, que ce qui importe dans le débat social, c’est l’entrechoc des « types d’arguments » du point de vue de leur contenu, c’est-à-dire des valeurs dont ils sont porteurs. Ce n’est donc qu’une partie de la rhétorique argumentative qui est ici mobilisée, et encore au prix d’une redéfinition de ces types d’arguments. Mais elle permet de mettre au jour les différents positionnements des locuteurs au regard des valeurs qui sont en jeu. Pour ce qui est du second enjeu que souligne Roselyne Koren, je me propose de le reprendre en fin de parcours.

L’interdisciplinarité entre pluri- et trans-

C’est aussi d’enjeux que nous parle Jean-Paul Resweber, bien qu’à un autre niveau de réflexion. Mais je voudrais, avant de réagir à ses propos, faire la remarque suivante. Si l’histoire se considère parfois comme la reine des disciplines des sciences humaines et sociales, la philosophie, parfois, se considère comme la discipline de pensée et d’interprétation dominant du haut de l’Olympe les sciences humaines et sociales descendant rarement dans les terres de l’empirie. Or, l’intérêt de l’analyse de Jean-Paul Resweber est qu’il parle en philosophe qui ne se met pas en concurrence avec les sciences humaines et sociales, qui ne cherche pas à savoir si celles-ci on supplanté la philosophie, comme on l’entend dire, ou si c’est cette dernière qui aurait enfin triomphé des premières comme on l’a également entendu dire par certains philosophes médiatisés. On le voit dans la discussion qu’il propose autour de la notion de subjectivité : partant de la façon dont elle est conçue en philosophie autour de l’ego, il montre, en passant par le soi de John Locke, celui de Michel Foucault, et l’ipséité de Paul Ricœur, comment les sciences humaines et sociales « tendent à substituer au modèle du sujet conçu comme substance préexistant à ses attributs le modèle d’un sujet supposé qui émerge dans et par les actions qu’il s’attribue et qu’on lui attribue. Dérivée du « soi », cette notion qui en extrait le « qui ? », voire le « toi », rend compte, en les mettant sous tension, aussi bien de la singularité individuelle que de la généralité structurelle du sujet » (Resweber, 2011 : 189). Voilà un bon exemple de réflexion interdisciplinaire à un niveau épistémologique. N’étant pas philosophe, bien que lecteur de philosophie par goût et par nécessité, je voudrais considérer quelques unes des suggestions qu’il fait. Jean-Paul Resweber (ibid. : 174) rappelle que, selon Michel Foucault,

« les sciences humaines se développent à partir de trois disciplines-souches : la biologie, l’économie et la linguistique. Ainsi la psychologie naît-elle de la biologie à laquelle elle emprunte les concepts basiques de fonctions et de normes, la sociologie de l’économie à laquelle elle emprunte les concepts de conflits et de règles, les sciences du langage de la linguistique et de la logique auxquelles elles empruntent les concepts de sens et de systèmes ».

Dire que les sciences humaines se constituent à partir de trois disciplines souches suppose que l’on se réfère à des façons d’aborder la réalité empirique et à des méthodes d’analyse dont on peut observer les filiations. C’est un point de vue intéressant à discuter, mais il n’et pas sûr qu’il soit partagé par toutes les disciplines, particulièrement l’histoire. Mais l’intérêt de cette remarque réside dans la notion de « filiation » : même quand cela n’est pas dit explicitement, toute discipline s’inscrit dans plusieurs filiations, et il est bon, même nécessaire, de tenter d’en faire le parcours. Par exemple, on peut voir comment l’analyse du discours s’est constituée, à travers l’histoire, au point de rencontre de diverses filiations : grammaticale, rhétorique, philosophique, puis linguistique, sociologique et psychologique [15]. Mais Jean-Paul Resweber ajoute deux notions que j’aimerais faire mienne : celle d’« inter-champ » et celle de « transfert ». Ce jeu de filiation (il parle de discipline dérivée, mais il faudrait préciser dans quel sens) « ne se fonde pas exclusivement sur ce transfert basique de notions paradigmatiques, dit-il : elle se constitue autour d’un inter-champ référentiel qui intègre les concepts, les règles et les méthodes d’autres disciplines. Par exemple, la psychologie en vient à s’organiser autour de notions fédératrices dominantes comme celles de "fonctions-normes", mais aussi de notions fédératrices annexes, empruntées cette fois à la sociologie et à la linguistique : en l’occurrence, celles de "conflits-règles" ou encore de "sens-systèmes" ». Et comme je l’ai dit plus haut, cette activité de transfert oblige à opérer un certain « braconnage sur d’autres champs ou un bricolage d’outils transversaux, de modèles ou de cadres alternatifs qui permettent de mieux cibler l’objet » (ibid. : 192). Cela conforte mon point de vue comme quoi les disciplines se constituent, bougent, se modifient par et à travers des concepts, des modes de pensée, des démarches. Cet « inter-champ référentiel qui intègre les concepts, les règles, et les méthodes d’autres disciplines » est le lieu où s’interrogent, se discutent, voire se sédimentent progressivement – sans toujours une parfaite conscience – des notions, concepts et démarches que l’on retrouve dans différentes disciplines selon un mouvement interdisciplinaire. J’ai dit que l’interdisciplinarité n’était pas une nouvelle discipline ni un nouveau paradigme, mais une démarche, un « état d’esprit », tout en essayant d’éviter d’essentialiser des modèles d’analyse. Dans ce jeu de transfert, Jean-Paul Resweber (ibid. : 178) dit qu’on peut repérer deux logiques : « Une logique d’annexion de concepts propres à une "discipline source" et une logique d’annexion de concepts appartenant à des disciplines déjà constituées ou en cours de constitution ». Et il ajoute que « la mise en œuvre de l’interdisciplinarité comporte deux moments dont Patrick Charaudeau ne retient que le second. Le premier est celui du "conflit des méthodes" (Methodenstreit), comme le souligne Hans G. Gadamer ou encore, puisque toute méthode vise à interpréter la réalité, celui du "conflit des interprétations", pour reprendre la terminologie de Paul Ricœur ». On ne peut mieux dire. Mais je ne néglige aucune de ces logiques. Je n’ai peut-être pas été assez explicite, mais en distinguant deux mouvements d’interdisciplinarité, l’un interne d’emprunt des concepts, l’autre externe de confrontation des interprétations, je retrouve ces deux moments de « conflit des méthodes » et de « conflits des interprétations ». Ce sont évidemment des moments de conflit, fructueux mais angoissants, car surgit, chez celui qui veut aller pêcher des notions dans d’autres disciplines, ou qui veut voir ce que d’autres disciplines disent de son objet d’étude, une interrogation sur la pertinence des concepts empruntés au regard des siens propres et une interrogation sur la validité de ses interprétations. Arrive alors un moment de vérité : rejeter (en la critiquant) l’interprétation de l’autre ou l’intégrer à la sienne. Car, comme le dit Jean-Paul Resweber (ibid. : 179), « sans pour autant renoncer à la logique spécifique de sa discipline, le chercheur en vient à adopter un autre regard qui subvertit le sien propre et peut l’amener à se positionner différemment au sein même de sa discipline ». Autre point de vue intéressant, la proposition qu’il fait de placer l’interdisciplinarité entre la pluridisciplinarité et la transdisciplinarité :

« L’interdisciplinarité s’inscrit sur un parcours qui implique, en amont, le moment de la pluridisciplinarité et, en aval, celui de la transdisciplinarité. Pluri-, inter- et transdisciplinarité ne sont pas des procédures distinctes, mais des étapes d’un même processus dont l’interdisciplinarité constitue le "milieu", au triple sens de ce terme : l’écart ou la marge, l’espacement ou l’intervalle et le juste milieu visé par l’interprétation » (Resweber, ibid. : 175).

Conception à laquelle je souscrirais volontiers si n’existaient déjà des emplois de ces termes et des pratiques qui ne permettent pas de distinguer les opérations qu’implique chacune de ces notions parce qu’elles sont employées l’une pour l’autre. C’est en me plaçant du point de vue de l’observateur de ces pratiques que je distingue ces trois notions : on fait passer pour interdisciplinaire le simple traitement en parallèle d’un même objet par diverses disciplines (que ce soit dans des colloques ou des publications), quand ce n’est pas une raison purement administrative pour justifier des montages de structures polyvalentes (des groupements de diverses institutions scientifiques) ; on fait passer pour interdisciplinaire des pratiques transdisciplinaires qui consistent simplement à se réclamer de diverses disciplines par le subterfuge de citations sans entrer dans les concepts, ce que l’on constate de plus en plus dans certaines thèses. Si, en revanche, la pluridisciplinarité est considérée comme un premier moment « indispensable au développement de l’interdisciplinarité » (Resweber, ibid. : 176) pour obliger différentes disciplines à se rencontrer à propos d’un même questionnement, ce que Jean-Paul Resweber appelle « la logique d’une mise en convergence de plusieurs disciplines, en vue d’examiner, sous plusieurs aspects, une question donnée » (ibid.) alors, oui, se justifie ce moment. Car il permet précisément une véritable prise de conscience de la façon dont de chaque discipline pose ses problématiques, développe sa démarche, définit ses concepts, manipule ses outils. Moment salutaire, car ce n’est qu’en entendant l’autre œuvrer que peut se faire cette prise de conscience ; prise de conscience de ce qu’apportent les outils de l’autre, et a contrario des limites explicatives de telle discipline en comparaison de telle autre, elle-même limitée.

Mais il ne faut pas que ce moment de pluridisciplinarité serve d’alibi et occulte l’interdisciplinarité, comme en témoigne les « actes » de certains colloques dont la lecture laisse perplexe, non pas quant à la validité de chacune des communications, mais dans la prétention à articuler différentes disciplines. Quant à la transdisciplinarité, elle serait, d’après Jean-Paul Resweber (ibid. : 184), qui s’appuie pour ce faire sur Paul Ricœur, le moment ultime de « cette double opération [qui] se trouve commandée par une herméneutique philosophique qui constitue le terrain d’exercice de la transdisciplinarité ». Cette façon de concevoir la transdisciplinarité comme étape ultime de ce double mouvement pluri-/inter-, me séduit, mais je m’interroge de savoir si cette étape doit être considérée comme une herméneutique philosophique qui « reprend et dépasse les deux moments [antérieurs] », comme une traversée qui « guide et inspire la recherche ». Cela me paraît participer d’un point de vue philosophique qui se situe à un niveau plus épistémologique que méthodologique. Lorsque, pour avancer que l’enjeu des savoirs n’est pas la vérité, Jean-Paul Resweber (ibid. : 182) dit à la suite de Jürgen Habermas que « le critère majeur est celui de l’intérêt émancipatoire, intérêt relevant d’une anthropologie de la liberté (cette) capacité de se débarrasser des illusions et des idéologies, pour faire la vérité sur soi et sur les autres », il se situe sur un plan épistémologique. Et lorsqu’il dit que « chaque discipline se définit moins par l’arsenal convenu du champ, du principe ou du paradigme, du cadre et des concepts, que par les logiques rationnelles qu’elles mettent en œuvre et par les intérêts que ces logiques mobilisent » (ibid.), il définit ce que l’on pourrait appeler des « formes de pensée » (communicationnelles, discursives, rhétoriques, philosophiques), des démarches de la pensée, et non point des méthodes. Mon projet est bien plus modeste que celui d’une transdisciplinarité herméneutique. Mon souci est de situer l’interdisciplinarité au niveau des concepts et des méthodes. Une fois de plus, ce qui importe est, d’une part, le moment de mise en regard et en discussion, des concepts et outils de diverses disciplines autant que de besoin ; d’autre part, le recours aux études d’autres disciplines portant sur un même objet à des fins d’interprétation. Je ne sais si on peut partager cette idée, selon Paul Ricœur, que c’est la philosophie qui aurait pour fonction d’unifier les disciplines. Certains philosophes pensent de même, et je ne saurais juger sur le plan philosophique. Ce qui est certain, en revanche, c’est que dans les sciences humaines et sociales, on a un besoin impératif de réflexion philosophique pour interpréter. Mais ce recours ne peut être le même selon la discipline, selon que l’analyse empirique ou expérimentale est sociologique, psychologique, discursive, etc. On ne peut donc prétendre que la philosophie ait une vocation unificatrice. D’autant que le propre de la démarche philosophique n’est pas de se doter d’instruments pour décrire l’empirie du monde. À chacun sa « rationalité » pour reprendre le terme de Jürgen Habermas. On ne peut qu’apprécier le positionnement de Jean-Paul Resweber (ibid. : 199) qui, pour avoir « surtout insisté sur les finalités anthropologiques qui cristallisent les intérêts ou les enjeux de l’interdisciplinarité et sur la méthode herméneutique nécessaire à leur réalisation », n’a pas pour autant pas négligé « les marqueurs qui témoignent du croisement et de la récollection des savoirs ». Et s’il estime que « l’interdisciplinarité "focalisée" sur les sciences sociales s’inscrit dans une visée non seulement interne à leur développement […] mais aussi dans une visée externe, dans la mesure où elles sont habilitées […] à fournir un creuset herméneutique et critique aux autres savoirs » (ibid. : 181), pour éviter tout malentendu, je voudrais préciser que, sans aller jusqu’à une perspective herméneutique, l’interdisciplinarité focalisée que je propose exige certes de rester dans le lieu géométrique de sa discipline, mais c’est en acceptant d’être constamment soumis à des interrogations qui feront évoluer la discipline (on sait bien qu’une discipline évolue par la marge et non point par le centre) : interrogations sur les savoirs, les concepts, les méthodes et les interprétations d’autres disciplines. Mais c’est là que le bât blesse car on constate que, malgré les déclarations de circonstance, il y a peu de retombées d’une discipline à l’autre. Quand on lit de la sociologie, de la psychologie sociale, de l’anthropologie, de l’histoire, on est étonné du peu de cas que chaque discipline fait des autres.

L’interdisciplinarité à l’épreuve du terrain

Un autre point de vue intéressant sur l’interdisciplinarité est celui apporté par un anthropologue qui, fixé sur le terrain, cherche à résoudre de façon pragmatique les problèmes qui surgissent au cours de ses investigations en collaboration avec divers experts et chercheurs de disciplines différentes. C’est un aspect que je n’ai pas évoqué : la rencontre sur le terrain de chercheurs appartenant à diverses disciplines autour d’un questionnement commun. Laurent Vidal met en évidence les possibles collaborations et les possibles blocages, et on ne peut que le suivre lorsqu’il suggère que les obstacles ne peuvent être surmontés que par un vouloir s’entendre de la part des chercheurs participant à un même programme de recherche, et un savoir persuader de la part du ou des responsables de la recherche de façon à aboutir à une action collaboratrice. Car il est certain qu’une attitude de défense de territoire de la part des chercheurs est un obstacle majeur à une collaboration. Mes collaborateurs du Centre d’analyse du discours de l’université Paris 13 et moi-même avons fait l’expérience, il y a quelques années, d’un échec. Il s’agissait d’un programme international devant comparer les campagnes anti-Sida de trois pays européens et trois pays latino-américains, recherche pilotée par une université française. Chaque équipe venant avec ses méthodes d’analyse et se montrant sourde à celles des autres équipes (parfois par méconnaissance, souvent par crainte de se voir déposséder de sa « souveraineté scientifique »), il fut impossible de rendre un rapport commun, et les résultats ne furent jamais publiés. Laurent Vidal (2011 : 210) se demande « comment une telle proximité de centres d’intérêt peut-elle aller de pair avec de difficiles collaborations sur le "terrain" ? ». Et il répond par le fait que, d’un côté, on trouve des chercheurs, de l’autre, des opérateurs : « Des métiers donc différents, qui décident de participer à un même projet mais qui, lorsqu’ils doivent traiter des questions dont ils s’estiment les spécialistes, tendent à vouloir affirmer leur expérience, leur savoir-faire » (ibid.). Cette explication de distinction entre chercheurs et opérateurs (ou concepteurs et applicateurs ?) est à mettre au compte de cette difficulté à s’entendre pour des raisons de défense des territoires d’expertise. A contrario, on retrouve ici les trois conditions pour collaborer : essayer de comprendre la démarche, les concepts et les outils d’analyse de l’autre discipline ; les soumettre à ceux de sa propre discipline ; proposer un questionnement mettant en évidence l’intérêt des différentes démarches. Et l’on peut citer en exemple le programme de recherche international avec neuf pays présenté par Béatrice Fleury et Jacques Walter (2010 : 154) : « Qualifier, disqualifier, requalifier des lieux de détention, de concentration et d’extermination » qui se donne les moyens d’un dialogue interdisciplinaire car on voit ici une tentative de faire se confronter diverses disciplines autour, non point d’un objet, mais de processus discursifs, ce qui oblige les différents équipes de recherche à s’interroger sur les concepts auxquels ils ont recours, au regard des interrogations des autres. En tout cas, est réconfortant que Laurent Vidal, à travers son expérience de terrain, en arrive à insister sur le fait qu’il faut « garder son identité », ce sur quoi j’ai moi-même insisté en parlant de « lieu géométrique ». Et je continue à penser que l’existence d’un cadre disciplinaire (serait-il malléable, transformable) est nécessaire à tout travail de recherche comme condition de discussion et de validation des analyses, comme principe de pertinence. Cela dit, je n’aurais pas d’objection à employer l’expression de « co-disciplinarité » que propose Sylvie Fainzang (2003 : 213), encore que cette expression laisse entendre qu’il s’agit d’un compagnonnage parallèle de deux disciplines dans leur totalité, alors que pour moi il s’agit de l’interrogation ou de l’emprunt de tel ou tel concept d’une discipline à une autre, chacune restant elle-même, parce que cela s’impose à un moment donné. On abondera plutôt dans le sens de Laurent Vidal qui préconise une distance mesurée entre les disciplines tout en encourageant des moments d’explication.

Le problème de l’histoire

Il me faut terminer ce parcours des réactions par la reprise du point de vue d’un historien, Jérôme Bourdon. Point de vue toujours difficile à aborder par un linguiste, sémiologue ou analyste du discours, car l’historien est toujours rétif à la catégorisation et à entrer dans des notions au risque du métalangage. Il rappelle lui-même que l’un des obstacles à la reconnaissance des disciplines les unes par les autres réside dans le vocabulaire employé, le métalangage de chaque discipline, avec cette difficulté supplémentaire qu’il peut diverger selon les écoles ou les traditions comme il l’a remarqué entre la France et le Canada (Bourdon, 2011 : 162). Pour ma part, j’ai souvenir de la réflexion d’un grand historien de chez nous qui, à la remise du prix de l’Inathèque à l’auteur d’une thèse de sémiologie sur la télévision, fit une présentation élogieuse du travail de recherche mais regretta que l’on y trouva tant de mots étranges, un vocabulaire qui frisait le jargon. Et de se demander si cela était bien utile pour une telle recherche. Je me souviens également que lors des « Rendez-vous de l’Histoire » organisés, comme tous les ans, dans la ville de Blois, et cette fois consacrés au thème de l’opinion, il me fut donné de faire une conférence que j’intitulais : « Opinion et éthique politique ». J’y analysais d’abord les différents types d’opinion (individuelle/collective ; d’intention, d’évaluation, de préférence), ce qui me semblait nécessaire pour comprendre quelle opinion était en jeu lorsque les mondes politique et médiatique s’en emparaient, et surtout pour essayer de comprendre dans quelle mesure elle pouvait être manipulée. Je constatais qu’aucun des historiens que j’ai écoutés ne s’était posé cette question, voire ne percevait l’utilité de telles distinctions. L’histoire est une discipline qui a ses techniques de recherche et d’interrogation des archives, de classement, de rapprochement de documents, de relevé des données, un travail qui s’apparente à l’investigation d’un détective, et dont la restitution du savoir construit se fait sous forme de récit : une organisation descriptive et narrative du discours dont la visée explicative est faite de causalités diverses, temporelles, spatiales et motivationnelles. Aussi est-elle relativement étrangère à un discours qui catégorise et a besoin pour ce faire d’un certain métalangage, d’une terminologie. Il lui est donc aisé de considérer qu’il n’y a pas besoin de terminologie spécifique pour rendre compte de ses recherches. C’est aussi pourquoi elle peut se sentir plus proche de la sociologie ou de l’anthropologie, lorsque ces disciplines racontent, décrivent leurs observation empiriques, mais elle se sent plus éloignée de la psychologie dans sa démarche expérimentale ou de la sémiologie qui a besoin de catégoriser les phénomènes pour en rendre compte (l’image, l’énonciation, les imaginaires) [16].

Mais venons-en à ce que Jérôme Bourdon (ibid. : 163) dit de l’interdisciplinarité. Étant le seul à nier l’interdisciplinarité (« On pourrait dire que l’interdisciplinarité est partout, c’est-à- dire nulle part ») on peut se demander par quoi s’explique son scepticisme : par ce qu’est sa discipline, l’histoire, ou par sa propre expérience d’historien travaillant sur la télévision, ou par une combinaison entre les deux ? Ce qu’il raconte de sa soutenance de thèse (ibid. : 162) témoigne d’une incompréhension entre un chercheur qui est resté, à bon droit, « focalisé » sur sa discipline, et d’un spécialiste d’une autre discipline qui, voyant que le sujet peut faire l’objet d’une autre approche, réclame qu’il en soit fait état. Il est à souhaiter que le sociologue qui lui a fait cette remarque l’ait fait dans le cadre du jeu discursif de la soutenance de thèse et non comme une critique de fond. Ces incompréhensions sont légion. Je le sais par expérience. Lors de certaines de mes conférences, je me heurte à des objections venues de chercheurs d’autres disciplines, et dois expliquer que ma discipline se fonde sur la prise en compte de la « matérialité discursive » des phénomènes sociaux, ce qui est différent de l’analyse de contenu que pratiquent d’autres disciplines comme la sociologie et l’histoire. Mais cela ne met pas en cause la possibilité même d’une interdisciplinarité. Il me semble d’ailleurs que l’argumentation de Jérôme Bourdon (ibid. : 163) laisse entendre que l’interdisciplinarité est un fait « pour la bonne raison que l’effort scientifique est composite par nature ». En effet, une discipline se structure à la fois par des caractères conceptuels, méthodologiques, territoriaux et institutionnels. Mais Jérôme Bourdon ne l’envisage que par ses motivations qui sont à la fois institutionnelles et personnelles : « Les dynamiques sociales, institutionnelles (et personnelles, de surcroît […]) nous forcent à des affiliations disciplinaires qui peuvent être vécues comme profondes, mais qui demeurent largement artificielles ». Or, s’il est vrai que, dans mon premier article, j’avais négligé quelque peu l’aspect institutionnel de la discipline sur lequel je suis revenu plus haut, c’est surtout aux aspects conceptuel, méthodologique et territorial de la discipline que je me suis attaché pour parler d’interdisciplinarité. De ce point de vue, si, comme le dit Marc Ferro (2011 : 182 ; 297), l’histoire des mentalités – ce qu’il appelle « un troisième type d’histoire » – inaugurée par Fernand Braudel est « celle qui part d’une problématique et utilise la démonstration », levant des hypothèses, élargissant le champ du contexte dans l’espace et dans le temps, on ne peut pas ne pas aller voir ce que d’autres disciplines proposent et conceptualisent. Par exemple, on ne peut pas travailler sur l’histoire des mentalités sans s’interroger sur les notions d’imaginaires et de représentations sociales étudiées par d’autres disciplines : particulièrement la question de la hiérarchie entre les représentations, les unes étant plus centrales et pérennes, d’autres plus périphériques, comme le propose la psychologie sociale (Guimelli, 1999), ou le problème des niveaux d’imaginaires, certains étant de surface d’autres de profondeur, comme le proposent certains anthropologues (Durand, 1969).

On ne peut faire l’histoire de l’opinion sans s’interroger sur les différentes sortes d’opinion travaillées par d’autres disciplines. On ne peut pas faire l’histoire du populisme sans observer comment fonctionne le discours populiste. On ne peut pas faire l’histoire de la propagande sans étudier les mécanismes psycho-socio-discursifs de la manipulation des opinions, ni sans procéder à des études en réception. On ne peut pas utiliser l’image comme élément d’archive témoignant de faits historiques, sans en passer par une étude sémiologique de l’image. Il est vrai que dans ces autres disciplines, le discours explicatif (voire démonstratif) s’appuie sur des catégories, et elles sont donc obligées de se doter d’un langage codé, d’une terminologie, dont les historiens ont horreur, ce qui fait peut-être dire à Jérôme Bourdon (2011 : 167), à tort, que « la sémiologie dure est condamnée, par une langue spécifique, à s’isoler », même s’il lui reconnaît, par là même, sa force. Évidemment, les proximités disciplinaires ne sont pas les mêmes entre histoire et sociologie, histoire et géographie, histoire et sémiologie, histoire et philosophie mais, une fois de plus, la question n’est pas de considérer l’autre discipline dans sa totalité mais dans les outils et formes de pensée qu’elle propose. Marc Ferro (ibid. : 177) reconnaît lui-même la dette qu’il a envers des chercheurs d’autres disciplines. Certes, il s’agit d’anthropologues (Claude Lévi-Strauss) et de philosophes de prestige (Jean-François Lyotard et Gilles Deleuze), dont il reconnaît qu’ils lui « apportaient l’immense innovation de leurs travaux ». Mais il a ouvert la revue des Annales, lorsqu’il en était le rédacteur en chef, « à la linguistique avec la contribution de Régine Robin, puis à la psychanalyse avec un article superbe de Georges Devereux sur Sparte. Suivirent les contributions d’Alain Besançon, enfin Julia Kristeva sur la mutation sémiotique » (ibid. : 186).

On est en droit de se demander s’il n’y a pas une part de dénégation chez Jérôme Bourdon (2011 : 168) car, après tout, citer le travail d’Annette Kuhn comme « exemple, cette fois bien réel d’interméthodologie réussie », et en se demandant si c’est de l’interdisciplinarité, conclure en disant que « c’est de la bonne histoire et de la bonne sociologie qui pratiquent tout simplement, une diversité de méthodes, plus précisément, de deux méthodes seulement, mais combinées de façon cohérente et systématique » (ibid. : 169), n’est-ce pas faire ce que j’appelle de l’interdisciplinarité focalisée ? Je ne connais pas l’ouvrage d’Annette Kuhn et ne peut en juger. Il faudrait voir de quelle façon elle intègre sociologie et histoire. Mais à dire qu’elle l’a fait, c’est reconnaître que l’on a affaire à deux disciplines différentes qui ont dialogué en quelque manière. De même l’argument du fétichisme qui fait qu’une discipline crée « un attachement primitif qui seul donne du plaisir (le discours m’importe, la statistique m’importe, l’inconscient m’importe) qui travaille des individus et crée des attachements durables, constitutifs pour beaucoup d’entre nous » (Bourdon, 2010 : 164) n’est pas non plus un argument contre l’interdisciplinarité. Si l’on ne peut nier ce goût, ce plaisir que l’on peut avoir pour telle méthode, telle interprétation, tel concept, il est dommage que le chercheur se voit la proie d’un tel fétichisme sans prendre quelque distance vis-à- vis de ses désirs. Quant à dénier aux Michel Foucault, Roland Barthes, Paul Ricœur et d’autres que j’ai cités, le statut, si je puis dire, d’« interdisciplinaires » en disant qu’il « appartiennent pour partie à une époque révolue, où une conception de la société inspirée de la linguistique et baptisée structuralisme prétendait retrouver les mêmes logiques à l’œuvre dans des champs extrêmement divers » (ibid. : 165), et que ce fut un échec, me paraît pour le moins injuste. Je ne sais si leur réflexion participait d’une « tentation totalisante qui a fait long feu », comme le dit Jérôme Bourdon, mais on ne peut nier que c’est eux qui ont fait tomber des cloisons qui encalminaient les disciplines auxquelles ils ont eu recours. L’historien ne peut-il faire le travail que fait l’anthropologue, à l’instar de ce que nous dit Laurent Vidal (2011 : 213) sur l’anthropologie :

« L’anthropologie est le moyen [d’étudier la fabrique d’une discipline]. Le moyen mais aussi la fin car, en se penchant sur cette fabrique de l’anthropologie dans des situations bien spécifiques […], on tire insensiblement les fils de toute réflexion sur l’interdisciplinarité. Le moment de la recherche s’érige alors en objet d’analyse et donne forme à des réflexions, des explications […] ici sur l’action, le développement, l’implication de l’anthropologue et, là, sur la nature d’une discipline et de l’interdisciplinarité ».

Quant à moi, je vois parfaitement à quel moment un travail d’analyse du discours des médias ou du politique a besoin d’avoir recours à des travaux d’historiens, sans nécessairement en faire un travail historique. Sur un point, je coïncide avec Jérôme Bourdon, quand il s’interroge : « A défaut d’une "grande" définition de l’interdisciplinarité, qui suppose une "grande" définition des disciplines qui se rencontreraient et se fertiliseraient mutuellement, peut-on se rabattre sur une définition modeste ? » qu’il appelle « petite interdisciplinarité » (ibid. : 166). C’est pour moi l’exemple même de ce que je préconise comme forme d’interdisciplinarité focalisée m’étant opposé à tout projet d’interdisciplinarité globalisante ou totalisante. Qu’elle soit modeste, pourquoi pas, mais qu’il la tienne pour « illusoire » (ibid. : 167) est dommage. D’où lui vient ce scepticisme, ou ce refus, presque viscéral (du moins dans ses propos) d’une démarche qui, une fois de plus, n’est, pour ce qui me concerne, ni une panacée, ni une définition essentialisante de ce qui se voudrait plutôt un mouvement, une méthode de travail et de pensée ? Mais peut-être est-ce parce que, historien prenant comme objet d’étude la télévision, il pratique tellement l’interdisciplinarité qu’il n’éprouve pas le besoin de la conceptualiser.

De quelques aspects non traités

L’interculturel

Béatrice Fleury et Jacques Walter (2011 : 152) concluent la présentation de la seconde série de réactions en soulignant l’importance de l’« ancrage culturel » :

« La comparaison entre la situation de la communication en France et celle dans les pays anglo-saxons est éclairante : elle montre la singularité du cas hexagonal et prouve l’ancrage culturel du débat ici initié. En effet, si l’interdisciplinarité est au fondement du caractère identitaire des SIC en France, en Amérique du Nord, le domaine est désigné comme étant un champ de recherche ».

Évidemment, la dimension culturelle est importante, n’en déplaise à ceux qui croient la science universelle. Après lecture de mon premier article, Catherine Kerbrat-Orecchioni m’a fait remarquer que je ne mentionnais pas la dimension des « variations d’approche selon les "aires culturelles" », ce à quoi elle était constamment confrontée dans le domaine anglo-saxon à propos de l’analyse des conversations ; et elle ajoutait que moi qui suis plongé dans le monde roman, je devrais y être sensible. En effet, j’y suis très sensible, passant mon temps, du fait de ma formation d’hispaniste, à comparer les faits de discours dans des contextes culturels différents et les méthodes d’analyse employées par les chercheurs de différents pays des mondes hispanophone et lusophone, évitant de présenter mes propres analyses comme universelles. Mais il est vrai que la question est délicate à traiter et fait débat : entre « culturalistes » et « anti-culturalistes », y a-t-il place pour un point de vue qui n’exclue ni l’une ni l’autre de ces positions, qui tienne compte de la nécessaire visée universaliste et de la toute aussi nécessaire correction que peut apporter une vision relativiste ? La réponse est peut- être dans ce que nous rapporte Jean-Paul Resweber (2011 : 190) de la position de Michel Foucault qui prône un recyclage entre ces deux pôles :

« Il ressort des considérations précédentes que c’est bien la culture qui est le point de départ et le point d’arrivée du travail interdisciplinaire, son "archê" et son "télos". En distinguant savoirs et connaissances, Michel Foucault indique comment ce sont les connaissances disciplinaires qui, en mettant en perspective les savoirs, les arrachent à la culture pour les mettre en question, les reconfigurer et ensuite les reverser au compte de la culture, ainsi enrichie de nouvelles références, qui prennent la forme de signes, de valeurs et de règles ».

L’enseignement

C’est encore Jean-Paul Resweber (ibid. : 191) qui ouvre cette perspective vers l’enseignement en écrivant que « l’enseignant ne peut se passer de pratiquer l’interdisciplinarité » : « [En restant] fidèle à la visée didactique de sa discipline, [il lui faut transmettre] un savoir bien délimité et ciblé. Mais, précisément, pour assurer cette transmission directe, il se doit de situer le savoir ainsi enseigné par rapport aux autres disciplines et, pour cela, il est amené à faire des incursions ou des excursions dans d’autres champs du savoir comme, notamment, ceux de l’histoire, de la littérature, des pratiques scientifiques, des arts et des techniques ». À l’époque où je m’occupais de la didactique du français langue étrangère et langue maternelle, je me suis toujours opposé à la notion de « linguistique appliquée », arguant que l’enseignant n’avait pas à appliquer un savoir de recherche pointu, mais à aller voir dans diverses disciplines ce qu’elles proposent pour résoudre au coup par coup le problème posé dans la relation pédagogique. Évidemment, je ne fus pas entendu étant donné la place qu’occupait alors la linguistique appliquée dans le champ de l’enseignement des langues. Mais il s’agit bien là d’une autre forme d’interdisciplinarité focalisée, car autour de sa discipline principale, l’enseignant va chercher ailleurs la réponse aux questions posées par la difficulté à trouver des explications satisfaisantes, explications qu’il s’agit ensuite de transposer dans un langage accessible aux élèves, selon leur niveau [17].

La recherche

Si l’interdisciplinarité s’impose de fait dans l’enseignement, car on est dans un lieu d’explication de savoirs déjà établis, elle est une nécessité dans la recherche, car aucun chercheur ne peut prétendre épuiser, à travers sa discipline, son objet de recherche. Comme le dit Jean-Paul Resweber (ibid. : 192) :

« Lorsqu’il s’agit de la recherche, la compétence à l’interdisciplinarité est requise à plus d’un titre. Au titre de la spécialité d’abord car, lorsque le chercheur se heurte à une question qui ne peut recevoir une réponse appropriée dans le seul cadre de sa discipline, il lui reste à vérifier si cette question ne gagne pas à être reposée, en recourant à une formulation analogue, empruntée à une autre discipline. La plupart du temps, il ne peut mener à bien la résolution des problèmes qu’en pratiquant un braconnage sur d’autres champs ou un bricolage d’outils transversaux, de modèles ou de cadres alternatifs qui lui permettront de mieux cibler l’objet ».

J’ai toujours pensé – et l’ai pratiqué – qu’un chercheur devait être un braconnier, mais avec une base disciplinaire solide. Évidemment, il ne faut pas confondre braconnage et éclectisme, ce que les tenants de la rigueur scientifique auraient beau jeu de nous reprocher. Car l’éclectisme, lui, n’est pas focalisé, la focalisation disciplinaire étant, en revanche, la condition pour pouvoir pratiquer un braconnage de bon aloi. En outre, cette pratique est la condition d’évolution des disciplines qui bougent toujours par la marge.

L’expertise

Autre question qu’aborde Jean-Paul Resweber (ibid. : 194), l’expertise : « Elle a pour objectifs soit de critiquer les logiques d’action qui ont abouti à une situation problématique, soit de juger de la faisabilité d’un projet en recensant les logiques d’action susceptibles de le mettre en œuvre ». Il montre que cependant l’expertise se distingue de la recherche-action en ce qu’elle est toujours sollicité par une instance qui a besoin de prendre une décision et qui pour se faire a recours à diverses disciplines ; c’est donc « la mise en œuvre du processus interdisciplinaire qui conditionne la décision […]. Le jugement d’expertise engage donc un parcours pluri, -inter et transdisciplinaire ». Oui, l’expertise devrait être un lieu d’interdisciplinarité. Malheureusement, l’observation de son fonctionnement dans les lieux institutionnels laisse perplexe. Souvent, comme dans le domaine juridique, une expertise est simplement confrontée à une contre-expertise de la même discipline (deux psychiatres sur un même cas, deux ingénieurs sur une même catastrophe), sans qu’il y ait véritable discussion contradictoire : c’est opinion contre opinion, au mieux analyse contre analyse. Étant donné qu’une expertise est toujours requise par des non-spécialistes, comment pourraient-ils prendre une décision s’ils multipliaient les disciplines ? C’est là une question complexe qui exige que l’on distingue « savoir savant », « savoir d’expert », « savoir d’opinion » – toutes choses qui sont allégrement confondues dans les médias –, et que l’on se pose la question de savoir quelle incidence peut avoir sur l’expert le fait qu’il est commis par une consigne et un objectif, autrement dit, quelle est son indépendance de jugement.

Conclusion

Je voudrais terminer cette réaction aux réactions en me penchant sur une question fort délicate qui devrait, je crois faire l’objet d’un colloque : la question de la posture du chercheur dans les sciences humaines et sociales, au regard d’une problématique de l’éthique. Tout d’abord, débarrassons-nous de ce que l’on peut appeler l’arrogance scientifique et qui malheureusement sévit encore dans certains lieux, de la part de certains chercheurs, surtout quand ils sont en position de pouvoir administratif. Béatrice Fleury et Jacques Walter (2011 : 146) y font allusion en l’attribuant à un

« besoin de légitimation de soi qui passe – est-il besoin de le dire : parfois, souvent ? – par le refus de l’autre ou le déni de ce qui singularise celui-ci. À cet égard, une phrase, adressée récemment dans une réunion aux auteurs de cette introduction, est emblématique : "Mais comment pouvons-nous travailler avec vous à un tel programme ? Vos problématiques ont trente à quarante ans de retard !" […] Si méprisant et faux soit-il, le propos exprime clairement ce que beaucoup pensent tout bas : les disciplines ne se valent pas. Elles sont régies par une échelle de grandeur – à peine masquée – au sommet de laquelle peuvent se situer les plus anciennes d’entre elles, comme la philosophie ».

Nous avons tous, à un moment ou l’autre de notre carrière, entendu ce genre de propos qui relève de ce « scientisme » qui peut être assumé, mais qui témoigne plus d’une position de pouvoir et de la personnalité de celui qui énonce que d’une réflexion sérieuse sur l’interdisciplinarité. Malheureusement ce genre d’attitude existe, et il faut la combattre quelle que soit la position de pouvoir de celui qui parle. Plus importante et difficile à traiter est la question de la position et de l’action du chercheur au regard de ses propres convictions. C’est une question que je n’ai pas voulu traiter dans mon précédent article par crainte d’ouvrir la conclusion sur une nouvelle problématique. Mais, pour ne pas encourir le reproche de me défiler devant cette question si brûlante et délicate à traiter, je dirai brièvement mon point de vue. Reprenons Roselyne Koren (2010 : 167) et ce qu’elle dit à propos de l’« impensé » dans les sciences du langage – que l’on peut étendre à d’autres disciplines : « La prise en charge du juste et du bien et de leurs contraires, soit de valeurs autres que la vérité auxquelles réfère nécessairement tout locuteur, et notre compétence rhétorique en matière de justification rationnelle de nos prises de position éthiques ». Elle formule en guise d’explication une hypothèse :

« Cela est dû à un problème scientifique majeur : la rigueur de la construction de l’objet d’une discipline exigerait que les questions d’éthique soient uniquement traitées par ceux qui disposent du cadre théorique et méthodologique adéquat, en l’occurrence les philosophes ; mais si le vrai et le juste, les jugements de réalité et les jugements de valeur, sont également soumis à l’énonciataire par le biais du langage, pourquoi seule la mise en mots du vrai est-elle intégrée dans l’épistémologie des sciences du langage ? » (ibid. : 168).

Et elle en conclut, en s’appuyant sur les propos de Josyane Boutet et Dominique Maingueneau, en référence à l’un de leurs articles paru en 2005, que cela devrait conduire :

« Nécessairement à la problématisation de l’éthique du chercheur, confronté à la subjectivité de ses choix et donc à la nécessité d’exercer une réelle distance critique à l’égard de ses propres cadres théoriques et méthodologiques afin de problématiser la finalité intellectuelle de ses pratiques » (ibid. : 161).

Je partage ces interrogations, mais il m’apparaît nécessaire de distinguer la position des locuteurs dont on analyse les propos et la position du chercheur vis-à-vis de ses objectifs d’analyse et de ses interprétations. Autrement dit, je distinguerais, d’un côté, l’objectif d’analyse critique qui permet de mettre au jour les positions (éthiques ou non) des sujets parlant à travers leurs dires et, de l’autre, le jugement personnel que le sujet analysant peut porter sur ces positions, le risque, dans ce deuxième cas, étant que le chercheur projette ses propres convictions sur les analyses et les interprétations qui en sont faites. Se pose ici un problème d’éthique mais aussi de crédibilité. Certes, maintenir cette distinction n’est pas facile. On peut se demander, à chaque fois que l’on s’engage dans une étude, pourquoi on a choisi cet objet, qu’est-ce qu’on veut démontrer, et, au fond, veut-on démontrer ou dénoncer ? Je me suis posé ces questions travaillant sur le discours médiatique et politique. Analyser le discours populiste, n’est-ce pas pour en dénoncer ses méfaits ? Et surtout, le discours populiste est-il l’apanage de l’extrême droite ? Ne le trouve-t-on pas également à l’extrême gauche, n’est- il pas partout lors des campagnes électorales, et, finalement, n’est-il pas constitutif du jeu de la parole démocratique ? Dès lors, est-il condamnable ? Ne faudrait-il pas se poser ce même genre de questions lorsqu’on étudie le racisme, le sexisme, l’islamisme, le laïcisme et autres - ismes en vigueur dans l’espace public ?

Ma position sur cette question est que toute analyse dans le champ des sciences humaines et sociales est, par définition critique. C’est d’ailleurs pourquoi il n’est pas nécessaire d’accoler le qualificatif de critique à une théorie ou courant disciplinaire particulier. La question est de savoir ce que l’on peut entendre par critique. Il s’agit d’une capacité de l’esprit à examiner, discerner, évaluer et expliquer les caractéristiques d’un phénomène indépendamment de l’autorité des dogmes, des conventions et des préjugés. Dans le domaine scientifique, la critique est cette démarche par laquelle on met au jour les significations non apparentes des phénomènes, et qui parfois s’opposent aux doxas qui cherchent à les justifier. La démarche critique révèle et s’oppose à d’autres explications convenues pour différentes raisons. En tout état de cause, la critique ne doit pas être confondue avec la dénonciation : la critique révèle en s’opposant à d’autres explications, la dénonciation met en cause, voire accuse, sur l’apriori de ce qu’il existe un mal caché dont il faut trouver (dénoncer, stigmatiser) les responsables. En outre, on pourrait se demander quel crédit apporter à la parole d’un chercheur dont on saurait par avance qu’il a le projet de dénoncer. On y verrait là un parti pris qui ôterait tout crédit à sa parole, c’est-à-dire à son travail scientifique. Il me semble que le chercheur doit essayer de mettre entre parenthèses ses propres opinions par rapport à l’objet qu’il traite et à l’objectif qu’il se propose. Il doit, autant que faire se peut, et même si cela est parfois difficile, s’appuyer sur un principe de distance. Ne pas le faire, c’est prendre le risque de gauchir le résultat de ses analyses. C’est une question de probité intellectuelle, et donc comme le dit Roselyne Koren, d’éthique de responsabilité. Ce qui évidemment ne doit pas empêcher le chercheur d’avoir ses propres opinions et engagements dans l’action humaine. Si l’on veut m’objecter qu’il y eut des chercheurs engagés tels des Jean-Paul Sartre, Michel Foucault ou Pierre Bourdieu, je répondrais ceci : d’abord que ces personnalités qui marquèrent les sciences humaines se trouvèrent dans un contexte de guerre idéologique exacerbé (marxisme, structuralisme, lacanisme) au point d’être constamment interpellées sur leur positionnement ; ensuite que c’est plutôt l’instrumentalisation qui a été faite de ces penseurs qui a brouillé les cartes. Certes, il y a eu le Jean-Paul Sartre vendant le journal La Cause du peuple, mais son œuvre philosophique, tout en s’inscrivant dans l’air du temps, relève d’un positionnement de penseur indépendant.

Certes, il y a eu le Foucault du Comité d’action des prisonniers mais son œuvre, même si elle tire parti de son expérience militante, participe davantage d’un désir d’analyse critique que de dénonciation. Certes, il y eut le Bourdieu soutenant les intellectuels algériens, les mouvements de grévistes et de chômeurs, et ces derniers ouvrages (La misère du monde, 1993 ; La Domination masculine, 1998) qui témoignent plus que d’autres d’une volonté de critique sociale, mais à le lire attentivement on voit qu’il était mû davantage par le désir de mettre au jour, à l’aide d’analyses approfondies, les jeux de domination sociale que par une pulsion dénonciatrice s’exprimant de façon pamphlétaire [18]. Jean-Paul Sartre contribue surtout à créer une philosophie existentialiste, Pierre Bourdieu initie une sociologie constructiviste, Foucault une philosophie socio-anthropologique, c’est cela qui compte. Lorsque Roland Barthes écrit ses mythologies mettant au jour la doxa « petit-bourgeois », ce n’est pas tant pour la dénoncer que pour en révéler le non dit et si, Michel Foucault analyse les sociétés d’enferment, c’est pour en montrer les mécanismes avant que de les dénoncer. Évidemment, le choix de ces sujets d’étude et les analyses qui en sont faites peuvent laisser croire qu’attitude scientifique et positionnement idéologique sont confondus, mais cela était dû à l’air du temps et aux polémiques qu’il a suscitées orientant les positionnements vers une éthique de conviction. Maintenant, comme le dit Roselyne Koren (2010 : 168) : « On peut […] arborer une éthique de conviction qui se refuse de déroger à ses principes, mais on peut aussi préférer une éthique de responsabilité, consciente des risques encourus et aller chercher hors des frontières de son champ des concepts et des prises de position permettant d’affronter cet impensé ». Le tout est d’en avoir conscience.

Références

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Notes
[1] Allusion à la « Controverse de Valladolid » qui s’est déroulée en deux séances, d’une durée d’un mois chacune, d’août à septembre 1550 et de mi-avril à mi-mai 1551. « Demandé par Charles Quint au collège Saint-Grégoire de Valladodid », ce débat devait statuer sur le cas indien (voir : http://www.lettres-histoire.ac-aix- marseille.fr/Docs/La_controverse_de_valladolid.pdf). Consulté le 10/01/12.
[2] V. Hugo, Les misérables, 1ère partie, chapitre XIV.
[3] Et j’ajouterai pour des analystes des discours.
[4] En fait, cette définition correspond à ce que F. de Saussure nommait la sémiologie et non la sémiotique définie par C.-S. Peirce, C.-W. Morris, R. Carnap et A.-J. Greimas.
[5] Je reconnais au passage la difficulté d’établir une différence entre ces deux notions, mais elles ne valent que de façon opératoire.
[6] Voir la bataille pour faire reconnaître en France les sciences de l’information et de la communication.
[7] Particulièrement dans certaines université du Brésil, au point que seul ce label est considéré comme désignant cette discipline.
[8] Pour les médias, un linguiste est quelqu’un qui parle beaucoup de langues ou qui s’occupe de correction grammaticale, ce que je me suis souvent entendu dire.
[9] Texte envoyé à l’Association des linguistes de l’enseignement supérieur (ALES) et l’Association des sciences du langage (ASL), lisible sur mon site, dans la rubrique « Textes de réflexion », sous l’intitulé : « Discipline Sciences du langage ». Accès : http://www.patrick-charaudeau.com/D….
[10] Sauf à en faire une mode, pour justifier de grands projets de regroupements académiques (campus et autres pôles d’excellence).
[11] Un point d’histoire. En 1972, j’avais publié dans les Cahiers de Lexicologie (n° 21, Didier-Larousse, Tome II) un article intitulé « Sens et signification », ensuite repris dans mon ouvrage Langages et discours de 1983. J’y propose cette inversion à l’encontre d’une certaine tradition saussurienne (voir O. Ducrot, T. Todorov, 1972), développée ensuite par O. Ducrot (1991 :108 et sq.) et ce, à la suite de la distinction que G. Guillaume (1964) opérait entre « sens » et « effet de sens ». Cette inversion est donc antérieure aux travaux de Fr. Rastier.
[12] « Que vaut la parole d’un chroniqueur à la télévision ? L’affaire Zemmour, comme symptôme d’une dérive de la parole médiatique », Réseaux (à paraître).
[13] Il y en a d’autres
[14] J’associe toujours la sémiologie à l’analyse du discours parce que cette dernière s’intéresse à divers systèmes de signes
[15] Ce point mériterait d’être développé, mais il ne le sera pas ici.
[16] Sauf les quelques historiens des médias qui se sont frottés à leur collègues sémiologues.
[17] De 1969 à 1979, j’ai été responsable d’un groupe de recherche au sein de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), et j’ai eu maintes occasions de pratiquer ce genre d’interdisciplinarité avec les enseignants du primaire et du secondaire.
[18] On mettra cependant à part sa charge contre les médias et la télévision, qui, elle, malgré son argumentation, participe d’un esprit de dénonciation. Voir à ce propos la critique qu’en fait J.-N. Jeannenay (2006).
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "Pour une interdisciplinarité focalisée. Réponses aux réactions", Revue Questions de communication, n°21, 2012, 2012, consulté le 21 décembre 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Pour-une-interdisciplinarite,283.html
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