Le fonctionnement des médias obéit à une double logique commerciale et démocratique. Logique commerciale, car il faut bien que les médias vivent. Ils se trouvent comme toute entreprise dans le circuit économique et doivent donc satisfaire à un principe de profit. Celui-ci se réalise ici par le biais des rentrées publicitaires à proportion du nombre des lecteurs, auditeurs et téléspectateurs qui lisent, écoutent ou regardent tel ou tel organe d’information. mais en même temps logique démocratique, parce que ce qui justifie l’activité des médias (on pouurait dire ce qui constitue leur produit de consommation) est l’information du citoyen, sans parler de ses activités de diverstissement. Et cette logique, elle, est soumise à des impératifs de divulgation qui font que l’information doit être à la fois crédible et captivante. Ces deux logiques, on le voit, sont antagonistes, ce qui fait que les médias d’information fonctionnent comme une machine à la fois puissante et fragile. Et l’on peut dire que les médias, en tant qu’ils sont les ordonnateurs de la mise en scène de l’information, sont autant agent manipulateur que patient manipulé.
Un manipulateur, mais pas toujours volontaire et souvent limité. Pas toujours volontaire, car c’est davantage par des effets indirects que s’exerce cette influence. S’il y a action des médias sur l’opinion publique ce n’est pas tant du fait de la transmission d’un savoir ou de la façon d’analyser un problème, que du fait du surgissement même de ce problème. Aux événements qui surgissent dans l’espace public s’ajoutent les événements créés par les médias. Dès lors, on ne pourrait plus reprocher à cette machine de déformer l’information, de créer et amplifier la rumeur, voire d’être mensongère, puisqu’elle ne ferait que construire son propre événement. Lavée d’un premier soupçon de manipulation (elle ne peut déformer puisqu’elle-même construit), elle se trouve entachée d’une plus grande intention manipulatoire puisqu’elle crée un événement qui lui est propre, tout en le proposant comme reflet de ce qui se passerait réellement dans l’espace public. L’information résulte donc de la conjonction entre l’"événement brut" qui se produit dans l’espace public et l’"événement construit" par les médias selon une activité qui consiste à le mettre en scène tout en prétendant rendre compte de la "réalité". De ce fait, tantôt l’"événement brut" et l’"événement médiatique" se confondent, tantôt l’un prend le pas sur l’autre, comme peut en témoigner le traitement par les médias d’une certain nombre d’affaires, et particulièrement celle de la "vache folle", au point que, ironie maligne, les médias se sont vu attribuer, comme on l’a vu, le qualificatif de « presse folle ». Les médias ne peuvent pas ne pas manipuler.
Mais on a dit également manipulateur limité. Limité dans la mesure où justement les médias ont besoin de l’existence d’un quelque chose d’externe à eux-mêmes qui fait qu’ils dépendent d’autres instances sociales pour exercer leur office. Si par exemple leur arrive une information fausse, parée de tous les atours de la vérité et qu’ils s’en emparent pour la mettre en scène, ils se font les complices de cette fausseté, perdront de leur crédibilité lorsque le pot aux roses sera découvert, et deviendront à leur tour victime [1]. Les médias peuvent donc être manipulés de deux façons : par une pression externe et par une pression interne.
Par une pression externe, en amont de la machine médiatique, du fait de trois facteurs : la prégnance de l’actualité, l’exercice du pouvoir politique, l’existence d’une concurrence féroce. On dit que c’est l’Agenda médiatique qui s’impose aux citoyens comme reflet de l’actualité sociale, mais cet Agenda est lui-même imposé en partie aux médias, à cause d’une certaine vision de l’actualité. L’actualité, marquée par le principe de saillance, impose une information sans suivie, faite de clous qui se chassent l’un l’autre : « Le souci de poursuivre les débats a évidemment pour limite les contraintes que nous imposent la couverture de l’actualité et les nouveaux sujets de discussion qu’elle lance » reconnaît le médiateur du journal Le Monde [2]. Le média, ici, n’a guère de marge de manoeuvre, pris qu’il est dans une concurrence commercial qui l’amène à assurer la visibilité de sa grille d’information par une programmation qui à la fois doit tenir compte de cette actualité médiatique, pour faire comme les autres, et doit s’en distinguer pour prévenir le zapping des téléspectateurs ou l’abandon, serait-ce provisoire, de lecteurs ou d’auditeurs. L’effet de retour pervers qui ressort de cet état de fait est que, pour le consommateur d’information, le monde lui est présenté à travers une vision spatiale et temporelle fragmentée, alors que les médias voudraient en donner une vision cohérente et intelligible. Le pouvoir politique, quant à lui, est partie prenante dans la construction de l’Agenda médiatique et, plus généralement, dans ce jeu de manipulation. C’est bien la guerre, comme on l’a vu, entre politiques et journalistes, guerre symbolique mais guerre dont l’objectif est d’influencer l’opinion publique. Cette guerre-là, ce jeu, les deux belligérants en ont conscience : « Montrés du doigt, volontiers vilipendés, les journalistes reprochent aux responsables politiques, qui se présentent en victimes du système médiatique, d’en être les avisés co-metteurs en scène. Ils accusent à leur tour l’influence grandissante des directeurs de communication, des conseillers en images ou l’écran opaque des “entourages”. Loin de manipuler les politiques, les journalistes ont la sensation, désormais, d’être utilisés. A ce poker menteur de la séduction cathodique, le vainqueur n’est pas toujours celui que l’on croit » [3]. Dans un tel contexte personne n’a à être sincère, et il est vraisemblable que les déclarations récentes de Jacques Chirac fustigeant la presse (« la presse folle »), ou en appelant aux experts (« Que les experts prennent leurs responsabilité ») [4], est purement tactique. D’ailleurs comment imaginer que toute parole politique, dès lors qu’elle est diffusée, rendue publique, puisse être sincère ? Elle ne peut être que tactique [5], et les médias se trouvent piégés, car même s’ils enquêtent pour vérifier la véracité des dires ou dénoncer les faux-semblants, ils sont obligés de rendre compte des déclarations des politiques et donc de laisser se faire le jeu d’influence de cette parole.
Cependant, les médias s’auto-manipulent sous l’effet d’une double pression interne : celle des représentations et celle des dispositifs. D’une part, les représentations que l’instance médiatique se fait de la cible d’information sur ce que peut être l’intérêt et l’affect de celle-ci, représentations qui tendent à privilégier l’émotion sur la raison et à construire cette cible comme un nous consensuel quant aux valeurs et croyances dont elle serait porteuse [6]. D’autre part, les représentations que cette instance se fait d’elle-même quant à son propre engagement, qui est censé apparaître neutre du point de vue politique, mais engagé du point de vue de la morale sociale [7], représentations qui sont à l’origine du discours de “balancier” que nous avons décrit et qui éclaire fort peut l’analyse. Engagement neutre compensé par des représentations d’auto-légitimation sur ce qui justifie la raison d’être des médias. D’où des procédés de verrouillage destinés à conforter l’opinion publique —et soi-même— du bien fondé de l’information médiatique : citations réciproques (la radio citant la presse, la presse la télévision, et celle-ci parfois la presse), enquêtes et sondages périodiques sur les rapports médias-opinion publique [8] ; mais aussi, verrouillage par l’exclusion de ce qui pourrait être une critique des médias [9] ; enfin, verrouillage par une sélection appropriée de logocrates qui ne peuvent que confirmer les médias dans leur bien fondé du fait qu’ils y participent en tant qu’expert, en qu’en même temps ils se soumettent aux conditions de discours de ceux-ci. Les dispositifs, dont les exigences de visibilité et de spectacularisation entraînent la machine médiatique à construire une vision obsessionnelle et dramatisante de l’espace publique, font que l’on ne sait plus si l’on a affaire à un monde réalité ou de fiction. Pour la presse ou la radio, le jeu des titres qui ont un effet d’aveuglement rationnel ; pour la télévision, le jeu des scénarios plus ou moins montés [10] ou reconstitués qui proposent au citoyen des images faussées de ce qui s’est passé [11] ; le jeu des débats, dont le rôle revendiqué par les médias eux-mêmes est d’éclairer l’opinion publique, et qui pourtant ne présentent qu’un simulacre d’échange démocratique, parce qu’ils excluent des médias les sans nom, et « labellisent » ceux qui s’y trouvent convoqués créant une censure par défaut, dans la mesure où la parole y est mise en spectacle de façon quasi exclusivement polémique, « l’unité de base [étant] les "coup de gueule" ou le "coup de coeur" » [12].
Ces représentations et ces dispositifs constituent autant de limitation à la visée d’information de la machine médiatique. Celle-ci, on l’a dit, doit satisfaire aux deux principes de crédibilité démocratique et de captation médiatique. Malheureusement, la balance n’est pas égale, car le second principe est celui qui tient le haut du pavé, même si c’est de façon variable selon le support de diffusion. C’est le discours d’information au prix d’un ensemble de verrouillages qui fait que la machine est par avance piégée. Ce n’est donc pas le journaliste qui est manipulateur, car lui-même est piégé par une machine manipulatrice. L’instance médiatique est victime de son système de représentation dans lequel au lieu que l’échange se fasse entre elle est le citoyen, il se fait entre elle et les acteurs de la machine économique, pourvoyant pour ce faire à sa propre promotion : « Et si l’information ne renvoyait ni à l’événement ni aux faits, mais à la promotion de l’information elle-même comme événement ? » demande Jean Baudrillard [13]. N’y-a-t-il donc rien qui sauve le discours d’information médiatique ?
Pour tenter de répondre à cett question, il faut d’abord régler une question : la déontologie. La déontologie, pour un corps social déterminé, suppose trois conditions : (1) que celui-ci veuille bien se définir une conduite morale dans l’exercice de ses fonctions, au regard de ce qui dans une société est considéré comme bien et mal ; (2) que pour ce faire, il édicte un ensemble de règles qui garantissent cette conduite, lesquelles devant être respectées par tous les membres de ce corps social, sans exception, constituent des obligations, un devoir, de comportement ; (3) qu’existe un mécanisme de contrôle faisant que ces règles agissent davantage de façon négative que positive, à savoir qu’à ne pas les respecter on s’exclue "moralement" du corps social, ce qui en fait un mécanisme de sanction. Par là-même, on comprend que les conditions (1) et (2) doivent être créées à l’intérieur même du corps social concerné, par ses propres membres, mais que la condition (3) exige que le corps social, pour éviter qu’il fasse ce qu’il veut de ses règles, se dote de moyens d’avoir un regard distancié, neutre, non impliqué qui lui garantisse une certaine “objectivation”. Cela peut être obtenu par la création d’une sorte de comité des sages dont le mode de nomination devrait donner une assurance d’impartialité, ou par l’existence d’un système d’autorégulation qui génère la sanction du fait des conséquences qu’entraîne, à l’extérieur, le comportement déviant, et qui par un effet de retour pénalise le manquement à la règle.
Dans le monde des médias, si tant est que les deux premières conditions soient satisfaites [14], la troisième est en revanche absente. Non seulement il n’existe pas de véritable comité des sages ayant un réel pouvoir de sanction comme c’est le cas dans le corps médical [15], mais le système d’autorégulation fonctionne en sens inverse : plus il y a manquement à la règle, c’est à dire transgression, plus, selon le principe de saillance, est assurée la captation du public, c’est à dire la survie de l’organe d’information. Dans les médias comme dans la publicité (voir les campagnes de détournement du genre publicitaire de Benetton [16]), et comme parfois en politique, c’est la transgression qui est payante, et qui lave le pécheur de toute faute [17]. Et du coup, l’absence de transgression ne pouvant plus garantir l’impact auprès du public, c’est elle qui se trouve de fait sanctionnée. La machine médiatique a un tel pouvoir de récupération de ses propres manquements aux règles, qu’il est quasiment impensable qu’existe un quelconque système de contrôle [18]. Quant au débat, à l’intérieur de la profession, de ce sur quoi devraient porter les règles, à savoir l’objectivité de l’information, plus aucun journaliste sérieux n’y souscrit. Bien plus, ils revendiquent tous le droit à la subjectivité dans l’exercice du métier de journaliste. Position raisonnable [19], car l’information est faite d’un entrecroisement de discours qui circulent dans la société, discours sur lesquels les médias opèrent sélection, commentaire et mise en scène, selon une double tentative de crédibilité et de captation, à l’adresse d’un public qu’ils ne maîtrisent pas et qui de surcroît construit ses propres interprétations.
Alors, impossible parole de vérité pour les médias ? Impossible information objective ? Impossible conduite morale et seulement simulacre de démocratie ? Il nous semble pourtant qu’il est une voie dans laquelle une parole médiatique est possible qui puisse avoir un effet positif sur la démocratie. Mais il y faut un certain nombre de conditions qui renvoient à une prise de conscience des strictes limites sociales de la machine médiatique. Condition de "modestie" d’abord. Les médias n’ont pas à se prendre pour la démocratie elle-même, ni pour l’espace public lui-même, comme ont tendance à la suggérer certains discours émanant du monde professionnel. La vision du monde sociale que proposent les médias est à la fois trop fragmentaire et obsessionnelle pour y prétendre. Condition de "courage" ensuite. Les médias doivent accepter de reconnaître que la cible à laquelle ils s’adressent est une inconnue, difficile à maîtriser, dont on ne peut prédire les réactions pulsionnelles ni même rationnelles. Conséquemment, ils doivent accepter de reconnaître que tous les systèmes mis en place pour montrer comment cette cible réagit (enquêtes, sondages, interactivité) ne sont que poudre aux yeux destinée à créer l’illusion qu’on la connaît, et à faire marcher les “industries de l’influence” que sont les instituts de sondage, services de marketing et autres bureaux d’études. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dénier l’utilité de ces industries. Il s’agit seulement de refuser l’illusion de réalisme. Il se produit bien sûr un jeu d’influence entre l’image que les médias construisent de leur public-cible, le public réel qui réagit à sa façon et le phénomène de rumeur qui est créé par la publication des résultats de sondages et d’enquêtes. Mais en dernière instance, c’est pour leur cible que travaille les médias et non pour le public. Condition d’ "inventivité" enfin. Les médias doivent accepter qu’ils ne peuvent prétendre à la transparence. L’événement qu’ils proposent est un “événement médiatique” et non l’événement brut de l’espace public. C’est un événement construit par eux, même quand ils ont la chance de se trouver en prise directe avec quelque surgissement du monde phénoménal. Les médias, pour les raisons avancées plus haut, ne peuvent prétendre être un transmetteur qui s’efface entre un externe (monde de l’événement) et un interne (monde perçu), ni un simple greffier qui enregistre, ni un miroir renvoyant le reflet fidèle —serait-il inversé— du monde. Alors, ils doivent accepter que leur discours n’est pas fait de transparence mais d’opacité, et chercher du même coup ce qui en constitue sa spécificité dans la manière de commenter le monde comme récit de la destinée humaine. La déontologie ici serait de refuser de faire passer pour réalité du monde social ce qui n’en est que l’une des représentations imaginées. Évidemment cet "imaginé" est à forte teneur de référentialité, et c’est peut-être cela le propre du discours de l’information médiatique : construire un récit du monde qui part de ce monde et renvoie une image réfractée de ce monde. Dès lors, ce type de mise en scène est susceptible de jouer un rôle démocratique, la crédibilité aidant. C’est le cas avec la dénonciation des méfaits qui se produisent ici et là, avec la révélation des affaires de corruption (malgré l’amalgame) ou des drames collectifs (sang contaminé), avec la participation de penseurs ou d’experts qui nous apprennent souvent davantage que les commentaires journalistiques, et même, malgré la mise en spectacle, avec la confrontation des opinions citoyennes. Mais il est également susceptible de produire un effet de catharsis sociale qu’on aurait tort de mépriser, et sans laquelle l’information n’aurait pas d’intérêt. Car il n’est pas de société sans rumeurs, sans imaginaires, sans représentation du drame et du tragique, sans désir de capter et d’être captée, sans aspiration à jouer la scène de l’illusion perdue de la vérité. Les êtres sociaux sommes constitués d’un mélange de désir et de rationalité qui nous amène à préférer le désordre à l’ordre, pour pouvoir faire des hypothèses sur les causes de celui-ci, pour imaginer des possibles mises en ordre, pour au bout du compte nous confronter à notre propre destinée en tant qu’êtres collectifs. Si nous avions à répondre à la question « voulez-vous des faits ou des commentaires ? des faits heureux ou du drame ? », nous répondrions « tout cela en même temps » ; car tout cela renvoie en fin de compte à la question du « que sommes-nous ? ». C’est peut-être cela la différence entre le discours romanesque et le discours d’information médiatique : le premier tente de répondre à la question du « qui sommes-nous ? », le second à celle du « que sommes-nous ? ». Voilà peut-être pourquoi les médias apportent moins de connaissances qu’ils ne créent de curiosité, voilà pourquoi nous avons affaire ici à une merveilleuse machine à alimenter la conversation des êtres qui vivent en collectivité.
Ces conditions relèvent de ce que Max Weber appelait une « éthique de la responsabilité » qu’il opposait à une « éthique de la conviction ». La première a partie liée avec l’action dans la mesure où elle se pose la question de la finalité des actes et de leur conséquence. La seconde a partie liée avec la valeur vis à vis de laquelle l’adhésion doit être totale, sans discussion, en s’imposant la totale pureté des moyens et sans se préoccuper des conséquences. La première serait l’éthique de l’homme politique, la seconde celle du croyant ou du chercheur. Il n’y a pas lieu ici de discuter de cette distinction, ce qui nous intéresse est de pouvoir définir une éthique de la responsabilité du discours médiatique comme s’inscrivant dans un cadre pragmatique d’action et d’influence. Pour cela il y faut de la lucidité, c’est à dire prise de conscience du contrat d’action, de la marge de manoeuvre dont on dispose et des effets que produisent les composantes mêmes de ce cadre de contraintes. Or, ce type d’éthique nous semble pouvoir intégrer cette spécificité du discours d’information médiatique : une allure de doxa prise dans les filets de la paradoxa.