Le thème de ce colloque — “Texte et compréhension” — exige que l’on ait à proposer une définition de ce qu’est le “texte” et une position quant à la façon de traiter le phénomène de la “compréhension”.
Pour ce faire il faudrait passer en revue les différents définitions et points de vue qui courent dans notre vaste domaine scientifique psycho-socio-sémio-linguistique (de la psychologie cognitive à la linguistique du discours en passant par la sémantique cognitive, la sémiotique et une certaine sociolinguistique) sur ces deux réalités empiriques, et, comme pour la rédaction d’une thèse, en faire une critique raisonnée avant de présenter sa propre vision des choses.
Loin de moi cette idée, dans le cadre d’une communication de colloque. Je voudrais seulement pointer les problèmes qui, de mon point de vue, se posent pour le traitement de chacune de ces deux questions : « qu’est-ce que le texte ? », « qu’est-ce que le problème de compréhension ? ».
Pour le “texte”, il m’apparaît que depuis longtemps — je veux dire depuis au moins le temps de la Rhétorique — se pose le problème de savoir si le sens dont celui-ci est porteur (je ne touche pas ici à l’autre problème qui concerne les critères de segmentation du texte) existe en lui-même, indépendamment de ses conditions de production, ou au contraire s’il dépend intrinsèquement de celles-ci et donc de son producteur, le sujet parlant ou écrivant. Autrement dit, se pose le problème de savoir si l’on considère que le texte parle par lui-même ou s’il témoigne de la parole de quelqu’un.
Roland Barthes, naguère, dans sa présentation du numéro 19 de la revue Communications consacré au “Texte” (1979) opposait le « ça parle » qui caractériserait un texte sans auteur au « je parle » qui serait le résultat de « cette longue opération à travers laquelle un auteur (un sujet énonciateur) découvre (ou fait découvrir au lecteur) l’irréparabilité de sa parole… » (p.5).
J’aurais envie de dire pour ma part qu’un texte considéré hors de ses circonstances de production est en effet porteur de sens, mais d’un sens ouvert, pluriel, non encore domestiqué, témoignant de multiples voix (le “ça” de R. Barthes). En revanche, un texte considéré dans les circonstances qui l’ont produit est porteur de sens, encore pluriel, mais cette fois filtré, organisé, ordonnancé, bref domestiqué par le projet de parole de celui qui en est le géniteur (le “je” de R. Barthes). Dans le premier cas nous aurions affaire à du discours, nous serions en pleine “discursivité”, dans le second à un texte, nous serions en pleine “textualité”.
S’agissant du phénomène de la “compréhension”, il m’apparaît que se pose un double problème :
— d’une part se pose le problème qui consiste à se demander s’il existe, ou non, une structuration de la perception du monde avant la structuration linguistique, et donc une compréhension du monde indépendante du langage verbal. Autrement dit, si la transformation des perceptions sensorielles en représentations mentales à propriétés symboliques se fait indépendamment du langage verbal ou à travers celui-ci. Évidemment, même lorsque l’on met en regard les positions des psycho-cognitivistes et des sémanticiens cognitivistes celles-ci ne sont pas aussi tranchées, du moins dans les déclarations d’intention. Il n’empêche que quand on lit les travaux des uns et des autres, on voit bien, au-delà d’une certaine alliance objective, ce qui les sépare : d’un côté est visée une expérimentation qui cherche à neutraliser le plus possible les propriétés spécifiques au langage comme discours, pour rendre compte de propriétés cognitives générales, de l’autre est visée une description qui cherche à rendre compte des propriétés du langage pour lui-même [1].
— d’autre part se pose le problème qui consiste à se demander si le sens dont on rend compte lors de la description d’énoncés effectivement produits doit tenir compte, ou non, de la situation dans laquelle a été produit cet énoncé. Ce qui nous ramène à la problématique du “texte” ci-dessus évoquée, mais ici en termes légèrement différents : est-on fondé à procéder à une première analyse du “sens hors situation” avant d’en arriver à un “sens en situation”. Autrement dit : existe-t-il un sens de langue indépendant d’un sens de discours ?
Les sciences du langage, qui au départ ne se posaient pas ce genre de problème (malgré la dichotomie “langue/parole” de Saussure, dans laquelle la “parole” a un statut d’extériorité par rapport à la langue, puisque celle-ci est complètement conformée avant son utilisation comme parole), se divisent sur ce point : celles qui étudient les systèmes de la langue dans leur conceptualisation, sans tenir compte des situations particulières de mise en discours — même lorsque ces systèmes sont étudiés dans une perspective pragmatique [2] —, celles qui étudient les relations entre les énoncés et les conditions sociales dans lesquelles ils ont été produits.
Le débat sur ces deux questions est loin d’être clos, mais il me faut maintenant dire quelle est ma propre position dans celui-ci, position qui n’a que la force des postulats qui la sous-tendent.
Le texte, sans préjuger de ce que pourrait être son unité ni ses critères de délimitation, est la résultante (au sens que la physique donne à ce terme) des diverses composantes d’un processus qu’on appelle processus de communication et qui consiste en une transaction de sens entre deux partenaires liés, en partie, par une même finalité actionnelle, ce qui me fait dire — avec d’autres [3] — que ce sens est le résultat d’une co-construction et qu’il ne se réalise pleinement que finalisé.
Cette définition permet de proposer une première simulation de ce processus dans lequel chacun de ces partenaires joue un rôle qui lui est propre :
Cette première simulation correspond aux quatre principes sur lesquels repose le postulat d’intentionnalité, et que j’ai déjà défini par ailleurs [4], à savoir : le principe d’altérité qui pose que tout processus de communication se construit à travers une interaction (réelle ou supposée) entre deux partenaires, le principe d’influence qui pose que chacun de ces partenaires cherche à modifier les comportements ou les pensées de l’autre, le principe de régulation qui pose que chacun de ceux-ci doit gérer l’échange de manière à le rendre possible, enfin le principe de pertinence qui pose que les partenaires, pour rendre le processus valide, doivent avoir un certain savoir en commun.
Ce sont ces quatre principes qui expliquent que l’on soit amené à définir le processus de communication en termes de “co-construction du sens” et de “sens finalisé”.
Le texte, comme résultante, est donc une configuration de sens réalisée au terme du processus de communication ; il s’institue en objet de transaction dans un cadre d’intentionnalité qui détermine une finalité interactionnelle ; il est donc gros d’une part des “conditions de réalisation” de ce processus, lesquelles surdéterminent, en partie les deux partenaires (« ça parle »), d’autre part du “projet de parole” propre à chacun d’eux (« je parle »).
Dans une deuxième simulation j’essaierai de présenter les opérations de construction du sens auxquelles se livrent, chacun à sa façon, ces deux types de sujets.
Pour signifier le monde à l’adresse d’un autre, à certaines fins, on dira que le sujet communiquant doit intervenir dans deux espaces d’organisation du sens : un espace de “thématisation” et un espace de “relation”.
a) Dans l’espace de “thématisation”, il se livre à plusieurs types d’opérations langagières qui consistent à rendre compte d’un mode d’existence des êtres du monde (opération d’identification), de leurs propriétés (opération de qualification), de leurs changements d’état (opération de représentation des faits et actions), de leur raison d’être et de faire (opération d’explication).
Pour mettre en œuvre ces différentes opérations qui articulent sens et formes — c’est cela la “sémiotisation du monde” —, il lui faut :
— d’une part, mobiliser le sens des mots et leurs règles de combinaison. Le sens des mots résulte d’un processus sémantico-cognitif d’ordre catégoriel qui consiste, dans un mouvement centripète de structuration du sens, à attribuer aux mots des traits distinctifs les caractérisant, étant donné le réseau de relations dans lequel ils se trouvent insérés. Cette activité classificatoire détermine les “instructions de sens” (ou, comme le propose F.Rastier-1991, les “molécules sémiques”) descriptives et fonctionnelles qui s’attachent aux mots selon un certain degré de “typicalité” [5]. Ainsi, en mobilisant le sens des mots le sujet communiquant construit un sens que l’on pourra appeler littéral ou explicite, un sens de langue qui se mesure selon des critères de cohésion. [6]
— d’autre part, construire un sens qui corresponde à son intentionnalité, qui lui permette de passer du sens de mots au sens de son discours. Pour ce faire, il doit suivre un processus sémantico-cognitif qui consiste, dans un mouvement centrifuge de structuration du sens, à mettre en relation les mots et séquences porteuses de sens de langue avec d’autres mots et séquences qui se trouvent enregistrés dans la mémoire expériencielle du sujet. Il s’agit là d’un processus d’ordre inférentiel qui produit des glissements de sens (d’ordre métonymique ou métaphorique) construisant des “topoï” (O. Ducrot) ou des “stéréotypes” (H. Putnam). Ainsi, en se livrant à cette activité, souvent appelée intertextuelle ou interdiscursive, le sujet communiquant construit un sens que l’on pourra appeler indirect ou implicite, un sens de discours qui se mesure selon des critères de cohérence [7].
b) Dans l’espace de “relation”, le sujet communiquant se livre à des opérations destinées à signifier à la fois la finalité de l’acte de communication et l’identité des protagonistes de la transaction.
Pour ce faire, il doit fournir (ou simplement tenir compte) des indices sémiologiques qui rappellent la situation socio-institutionnelle dans laquelle se trouvent les partenaires, c’est-à-dire les “scénarios” d’action et les “identités” socio-communicatives par lesquels ils sont liés et qui sont inclus dans ce que nous appelons le “contrat de communication” ; mais il doit également fournir, à travers l’organisation énonciative de son discours, les indices de son “identité discursive”. Ainsi en est-il du “statut d’autorité” (identité socio-institutionnelle) et de l’ “énonciation d’un ordre” (identité discursive).
Voilà comment se fait la mise en texte. Une mise en texte qui consiste, non pas seulement à décrire du sens, mais à problématiser du sens en fonction d’une part des contraintes qui sont apportées par le contrat de communication et d’autre part du projet de parole propre au sujet communiquant, à travers une certaine organisation des espaces de “thématisation” et de “relation” qui construira du sens de langue et du sens de discours.
Pour décrypter le texte qui lui est adressé et tenter d’y découvrir le “monde déjà signifié” par le sujet communiquant dans une finalité qui devrait être commune aux deux, le sujet interprétant doit se livrer à différentes opérations à partir de la perception des marques formelles du texte (en fait il s’agit du “co-texte”) :
— d’une part, il lui faut reconnaître le sens des mots qui résulte d’une catégorisation sémantico-linguistique, reconnaître les “instructions de sens” ou “molécules sémiques” les plus probables (il s’agit ici en effet d’un calcul de probabilité) qui s’attachent aux mots, et dont la cohésion contextuelle devra permettre de reconnaître les opérations d’identification, de qualification, etc… qui ont présidé à la construction du sens de langue du monde signifié par le sujet communiquant.
Ce processus d’ordre catégoriel qui aboutit à la reconnaissance du sens de langue peut s’appeler “compréhension”.
— d’autre part, il lui faut reconnaître le sens qui résulte d’une catégorisation sémantico-discursive, c’est-à-dire (re)construire le sens indirect, implicite le plus vraisemblable (on est ici en effet dans un calcul de plausibilité) en fonction des mises en relation (intertextualité) qui peuvent être faites entre les séquences du texte porteuses de sens de langue et d’autres séquences se trouvant dans le co-texte. Ce sont ces opérations d’ordre inférentiel qui permettent de (re)construire la “problématisation” du sens de discours qui se trouve dans le monde signifié par le sujet communiquant (à moins que le sujet interprétant aboutissent à une problématisation qui lui soit propre ce qui stigmatise le “malentendu”). C’est au degré de cohérence du travail inférentiel que se mesure la vraisemblance du sens de discours.
— enfin (mais cet
C’est au degré d’ajustement du travail inférentiel texte-cadre contractuel que se mesurera la justesse (c’est-à-dire la “validation”) du sens de discours.
Ce double processus (discursif et situationnel) d’ordre inférentiel qui aboutit à la reconnaissance-construction du sens de discours problématisé et finalisé peut s’appeler “interprétation”.
Il en résulte un certain nombre de conséquences que je donnerai en conclusion.
Le terme de compréhension peut être compris dans un sens large ou restreint.
Dans un sens large, il se réfèrerait à l’ensemble du processus cognitif auquel se livre le sujet qui se trouve face à un texte.
Dans un sens restreint, il se référerait à une partie seulement de ce processus. Celui qui consiste à reconnaître le sens de langue qui se trouve contenu dans un texte. Sens de langue dont on sait qu’il ne constitue pas le tout du/des sens d’un texte, mais dont on sait également qu’il constitue un incontournable pour saisir les sens d’un texte, une base à partir de laquelle pourront être construits divers autres sens inférentiels.
On a déjà dit que personne (aucun lecteur, aucun récepteur) ne saisit la totalité signifiante d’un texte, parce que si l’on peut considérer que tout texte est gros de potentialités signifiantes, celles-ci ne sont que partiellement activées — “réifiées”, diraient les psychanalystes —, par chacun des lecteurs, et même, faudrait-il ajouter, différemment activées selon le type de lecteurs.
Seulement, on voit maintenant, à partir des propositions faites ici, à quoi tiennent ces différentes activations. Au fait que le travail de décryptage, du lecteur consiste, non seulement à reconnaître du sens de langue, mais aussi à construire du sens de discours en fonction de ses aptitudes à reconnaître-construire des inférences, les unes issues d’une mise en relation intertextuelle, les autres d’une mise en relation situationnelle. C’est cette activité inférentielle qui finalise l’acte de décryptage que j’appellerai alors acte d’interprétation.
Autrement dit, si l’acte de compréhension se limite à reconnaître du sens de langue, l’acte d’interprétation consiste à mettre ce sens de langue en relation avec les conditions qui président à la finalisation pragmatique de l’acte de communication. Ainsi, le “monde signifié” construit par le sujet communiquant, et qui se trouve contenu dans un texte, devient, au regard de plusieurs sujets récepteurs possibles, pour une part un monde communément signifié (“compréhension”), pour une autre part un monde diversement signifié, chaque sujet récepteur étant un agent de cette diversification.
Pour mieux me faire comprendre, je voudrais faire un parallèle entre ce point de vue et celui de Paul Ricœur (1983) qui propose ce qu’il appelle les « trois mimesis » qui président à la construction du récit, lesquelles permettent d’expliquer comment on passe de l’expérience du temps et de l’action à leur représentation.
Pour P. Ricœur, je le rappelle, la mimesis 1 (M1) est le lieu d’une “préfiguration”, dans le champ pratique de l’expérience vécue comme “discordance”, du temps et de l’action qui sont saisis dans des structures intelligibles.
La mimesis 2 (M2) est le lieu de construction du récit, de sa “configuration” comme réponse de “concordance” à la “discordance” de l’expérience temporelle, où se construit ce que P. Ricœur nomme l’ “identité narrative”.
La mimesis 3 (M3) est le lieu de “refiguration” du temps du récit par l’acte de lecture, le temps du “narré” devenant le temps du “raconté”.
Nous pourrions étendre ce cadre à l’ensemble du phénomène de la construction-reconstruction de la signification d’un texte :
Reconnaître du sens en M2 en relation avec M1 serait “comprendre” ; refigurer du sens en M3 à partir de M2 et du cadre situationnel serait “interpréter”. Ceci explique que chacun de ces stades de mimesis constitue en quelque sorte une préfiguration de la configuration-refiguration de la signification de l’autre stade, et qu’interpréter un texte consiste, en paraphrasant Ricœur lui-même, en une “rectification sans fin d’une signification antérieur, par une signification ultérieure”.
Du même coup, ce que l’on appelle l’ “intercompréhension” ne peut être conçue que comme une supputation sur, non pas la reconnaissance du sens de langue qui est un minimum obligé, faute de quoi il n’y aurait aucune compréhension, mais le degré de recouvrement entre le sens du discours projeté par le sujet communiquant, et celui construit par le sujet interprétant. Par définition il ne peut jamais y avoir de recouvrement total entre les deux constructions, si l’on admet que l’univers expérienciel de chacun de ces deux sujets ne peut être en tout point identique à l’autre.
Cette façon de traiter le problème de la signification d’un texte témoigne de ce que j’appelle : une “sémiolinguistique du discours”. Celle-ci s’inscrit dans une problématique qui a pour objectif d’articuler les opérations cognitives d’ordre linguistique avec des opérations cognitives d’ordre psycho-socio-communicatives, à travers un sujet du discours qui en est le lieu-carrefour de construction.
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