Il est difficile de dire ce que signifie un phénomène social sans le rapporter à ses conditions de production. Les conditions de production sont ce qui donne sens aux signes, ce qui permet que l’on interprète le sens des signes. Elles englobent donc l’instance d’énonciation de ces signes et l’instance de réception, l’une et l’autre se définissant dans une interrelation réciproque. Ainsi se crée ce que les philosophes du langage appellent le principe d’intentionnalité.
S’agissant plus particulièrement de la télévision, le sens des informations qu’elle diffuse dépend des conditions dans lesquelles l’instance journalistique est amenée à mettre son discours en scène, et des conditions dans lesquelles le téléspectateur est amené à interpréter ces informations. Le sens d’un événement n’existe pas à priori, n’a pas de vérité en soi. Son sens, sa vérité résultent d’une rencontre entre les conditions de sa production et les conditions de son interprétation. Si l’on observe de plus que, dans toute communication de masse, l’instance de réception est hétérogène, constituée de multiples groupes sociaux, alors il est aisé de conclure qu’une même mise en scène de discours prend des sens divers selon le groupe qui l’interprète. Il s’établit entre l’instance de production télévisée et l’instance de réception téléspectatrice un rapport asymétrique, la première tentant d’imaginer sa cible, la seconde réagissant en fonction de ses propres références.
C’est en tenant compte de cette asymétrie que je voudrais pointer, dans ce bref article, et encore à chaud (car toute étude sérieuse nécessite du temps et du recul), quelques caractéristiques de ces conditions de production pour tenter de poser la question de la vérité des événements rapportés par un média télévisuel. Je l’illustrerai en me référant aux images des journaux télévisés qui nous rapportèrent les événements du 11 septembre 2001.
L’image est susceptible de produire plusieurs effets, des plus “rétiniens”, à travers sa texture, son grain, sa chromaticité, sa luminosité, renvoyant à des sensations et à des pulsions, jusqu’aux plus “symboliques”, renvoyant à des mouvements de l’inconscient. Ce qui m’intéresse ici, c’est la valeur “symptomatique” de l’image. D’abord, le fait que toute image renvoie à d’autres images, soit par analogie formelle (une image de tour qui s’effondre renvoie à d’autres images de tours qui s’effondrent), soit par discours verbal interposé (une image de catastrophe aérienne renvoie à tous les récits que l’on a entendus sur les catastrophes aériennes). Toute image a un pouvoir d’évocation variable qui dépend de celui qui la reçoit, puisqu’elle s’interprète en relation avec les autres images et récits que chacun mobilise. Ainsi, la valeur dite référentielle de l’image, son “valant pour” la réalité empirique, est dès sa naissance le résultat d’une construction dans un jeu d’intertextualité qui en fait une réalité plurielle, jamais univoque, de significations. L’image des tours qui s’effondrent le 11 septembre 2001 n’a pas une seule et même signification.
Mais ce n’est pas tout, car pour qu’une image ait un effet symptomatique, il faut qu’elle soit dotée d’une forte charge sémantique, qu’elle soit simple et qu’elle ait une certaine récurrence d’apparition tant dans l’histoire que dans le présent. Parmi toutes les images qui passent sous nos yeux, toutes ont du sens, mais toutes n’ont pas nécessairement un effet symptôme. Il faut qu’elles soient remplies de ce qui touche le plus les individus : les drames, les joies, les peines ou la simple nostalgie d’un passé perdu. Chargées sémantiquement, se réduisant à quelques traits dominants et fortement réitérées, les images finissent par prendre une place dans les mémoires collectives. Ainsi en est-il, pour n’en prendre que quelques-unes encore présentes dans les mémoires, de l’étoile jaune des juifs, des entassements de cadavres et squelettes, des barbelés, miradors, corps décharnés et crânes rasés des camps de concentration, des colonnes de populations marchant lentement le corps courbé sous le poids de leur baluchon, fuyant misère ou persécution. Cela explique qu’une photo de prisonniers derrière des barbelés, diffusée lors du conflit en ex-Yougoslavie, ait déclenché une analogie avec les camps de concentration nazis de la dernière guerre mondiale [1], ou encore, que l’une des publicités de Benetton, montrant en gros plan un bras portant le tatouage VIH, ait été interdite en France et non en Angleterre, les Anglais n’ayant pratiquement pas connu ni vécu les camps de concentration, alors que ce fut le cas de la France : image-symptôme en France, pas en Angleterre.
Aussi, peut-on supposer, sans pouvoir dire de façon précise à quelles autres images elles renvoient, que les images de l’avion entrant dans les twins sisters comme dans une motte de beurre, celles de la tour qui s’enflamme puis postérieurement s’écroule (que ce soit la même ou une autre, cela importe peu ici), ces images nous donnent une impression de déjà vu (en faisant pour l’instant abstraction de son contexte explicatif) ; de déjà vu dans des films catastrophes ; de déjà vu dans des reportages montrant la destruction par implosion d’immeubles des cités ouvrières. Mais aussi, plus profondément, une impression de déjà ressenti : l’écroulement d’une technologie (le défi, depuis les cathédrales, d’élever toujours plus haut une construction contre les lois de l’équilibre et de la pesanteur), d’une identité collective (fierté de pouvoir se reconnaître dans un monument symbolique ; il suffit de penser ce que cela aurait représenté pour les Français, s’il s’était agi de la Tour Eiffel). Ecroulement qui renvoie à tout ce qui dans nos vies peut s’écrouler ou disparaître : des ambitions, des réalisations personnelles, des êtres qui nous sont chers. Il s’agit là d’une analogie plus abstraite, mais tout aussi prégnante, qui est renforcée par le fait que ces images nous sont apparues sans son [2].
Ces images-symptômes s’imposent à nous de façon têtue et nous éblouissent au point de ne plus voir en elles que leur force symbolique : ces images valent pour ce qu’on ne voit pas et qui est pourtant co-présent par mémoire interposée ; ces images signifient, en quelque sorte, en fonction de leur hors champ. Mais cela n’épuise pas pour autant leur signification. Car elles ne viennent pas de nulle part, elles n’arrivent pas à nous par l’opération du Saint-Esprit. On les reçoit à travers un dispositif, en l’occurrence le dispositif télévisuel.
Les discours que nous produisons et recevons, qu’ils aient forme verbale ou iconique, s’inscrivent toujours dans des situations de communication qui sont le résultat de la ritualisation des échanges que construisent les groupes sociaux et qui du même coup les caractérisent en propre. Ainsi, le sens de ces discours dépend-il des situations dans lesquelles ils apparaissent : dites-moi quelle est la situation, je vous dirai quel est le sens du discours ; changez la situation, et c’est le sens du discours qui change.
Toute situation de communication est structurée par un dispositif qui donne une certaine place aux partenaires de l’échange, qui dit quelle est sa finalité, et donc comment le discours doit être interprété, du moins pour une part. Le dispositif télévisuel d’information [3] instaure cela. Il attribue une place au téléspectateur (celle de citoyen devant s’informer des événements du monde), révèle la position de l’instance d’information (rapporter et expliquer les événements du monde), dit que la finalité de cet échange est de représenter le monde dans son authenticité. Mais il implique aussi, cette situation étant soumise à une logique commerciale [4], que l’information attire le plus grand nombre de téléspectateurs et donc que ceux-ci soient touchés dans leurs émotions. Dès lors, s’instaure un malentendu entre l’instance d’information et le téléspectateur. Celui-ci prend l’image dans sa fonction mimétique, c’est-à-dire comme rendant compte de la réalité du monde, alors que celle-ci est chargée d’effets émotionnels. De plus, le dispositif télévisuel est constitué d’une triple matière, visuelle, sonore et verbale, dont chacune influe sur l’autre pour la construction du sens, avec, selon les cas, des rapports d’influence variables. Parfois, c’est le commentaire qui domine et oriente notre interprétation de l’image ; parfois, c’est l’image qui, dans sa force d’impact, oriente ou gauchit le commentaire qui en est fait ; parfois encore ce sont les effets sonores qui contribuent à la dramatisation de la scène montrée. Donc, loin de rapporter le monde, ce que fait la télévision, c’est en construire une vision particulière, lui donner un sens à travers une mise en scène qui combine images, récits et commentaires [5] dans des scénarios à effet dramatisant [6]. Le doute est ainsi jeté sur la valeur d’authenticité de ce qui est montré. Toute information télévisée est le résultat d’une construction signifiante qui ne fait que rendre visible aux yeux du téléspectateur un certain invisible du monde, lequel se pare des atours du réalisme pour mieux servir des effets émotionnels.
S’agissant des événements du 11 septembre, il n’y a rien là que de très banal, de ce point de vue. On y voit s’entrecroiser deux types de scénarios : les scénarios des films catastrophe et les scénarios des reportages qui rapportent les conflits, les guerres et les catastrophes naturelles.
Les premiers, sur le modèle du film La tour infernale, sont organisés sur le mode du conte populaire : une situation de départ dans laquelle on voit des gens se réunir (ou vivre) dans un lieu (le futur lieu de la catastrophe), se préparer à une cérémonie festive (ou vaquer à leurs occupations quotidiennes), dans un état de joie et de réel bonheur, à moins que ce ne soit de tranquille insouciance ou même de conflits psychologiques. Puis surgit la catastrophe, et nous sont montrées en parallèle l’énormité de l’explosion destructrice (à grand renfort d’effets spéciaux de l’image et du son) et les réactions des gens : ceux qui ont peur et crient de façon hystérique, ceux qui ont peur et se terre dans un coin (les lâches qui au début paradaient), ceux qui s’agitent dans tous les sens de façon désordonnée, ceux qui cherchent à s’en sortir de façon égoïste, sans penser aux autres, ceux qui enfin font face à la situation et tente d’organiser le salut du plus grand nombre. Et puis, évidemment, comme ces héros de l’intérieur ne sont pas suffisants, apparaîtront les héros venus de l’extérieur (ici les pompiers) qui au terme de dures épreuves finiront par vaincre le péril et par sauver le plus grand nombre de gens.
Les seconds se caractérisent par : une annonce du déclenchement du conflit et, dans le suivi de celui-ci, de nouveaux affrontements ; la monstration des images d’après l’événement (car rarement la caméra peut se trouver présente au moment du drame) qui s’attardent sur le résultat des dégâts matériels et, surtout, s’appesantissent sur les victimes et l’action des secours (Croix rouge, ambulances, hôpitaux, médecins, pompiers). Mais un reportage n’est pas fait que d’images, il s’accompagne d’un commentaire qui décrit l’état des lieux et des victimes, et tente d’expliquer les causes des affrontements, des exactions ou de la catastrophe. Il se développe alors un discours narratif dramatisant et un discours explicatif qui oscille entre aveu d’impuissance à élucider le pourquoi des événements, dénonciation du ou des responsables, lorsque cela est possible, et interpellation des autorités internationales pour les inciter à intervenir dans le conflit [7]. Ce type de scénario met toujours en scène trois acteurs : les victimes, les responsables et les sauveurs. Il insiste, selon les cas, tantôt sur les victimes pour produire un effet “compassionnel”, tantôt sur l’agresseur, source du mal, pour produire un effet d’“anti-pathie”, tantôt sur le sauveur réparateur pour produire un effet de “sym-pathie” [8].
Les événements du 11 septembre furent rapportés en empruntant à ces deux types de scénarios avec certaines particularités. Evidemment, il n’y eut pas de description d’une situation initiale faite de tranquillité ou d’ordre du monde avant que n’éclate le désordre. L’ordre du monde est supposé exister avant que les médias ne parlent du désordre. En revanche, comme dans les scénarios de films (rarement dans ceux des reportages télévisés), furent filmés, en direct, l’impact des avions sur les tours et l’écroulement de celles-ci, par le fait du hasard de caméras d’amateurs d’abord, puis par la présence de caméras journalistiques. Que le téléspectateur découvre ces images en différé ne change rien à l’effet de réalité et d’authenticité qu’elles comportaient du fait du dispositif dont on a parlé. Cet effet-là, quels que soient les sentiments qui animaient les téléspectateurs, ne pouvait que laisser sidéré, sans voix. Et puis ce furent les images habituelles de quelques blessés et l’interview des témoins racontant tous les mêmes choses sur le vu, l’entendu et le vécu. On remarquera cependant qu’on ne vit point de victimes mortes ni de cadavres, et que l’on vit peu de corps transportés d’urgence. Bien des commentaires ont été faits à cet égard qui n’ont pas à être pris en compte ici. Mais on remarquera que dans la plupart des autres conflits ou catastrophes, il y a toujours plusieurs sortes de victimes, les plus montrées étant les victimes innocentes [9]. En revanche, furent montrées à satiété l’intervention des secours, particulièrement des pompiers dont fut souligné l’héroïsme, ainsi que la présence sur le terrain de personnalités politiques, particulièrement le maire de New York, grande figure charismatique, décrété plus tard héros de la journée. Enfin, mais plus postérieurement arrivèrent les commentaires sur la source du mal, d’abord présenté comme une entité globale —le “terrorisme”—, avec de longues explications sur les kamikazes et le détail de leur action, puis sous la figure de Ben Laden, accusé d’avoir commandité et préparé l’attentat de longue date, présenté comme le vrai coupable et, au-delà, l’agresseur du monde occidental. La mise en scène dramatisante est bien là, le téléspectateur n’a plus qu’à s’y plonger.
Il y a plusieurs sortes de vérités : il y a la vérité des faits qui pose le problème de leur authenticité ; il y a la vérité de l’origine qui pose la question des fondements du monde, de l’homme et des systèmes de valeurs ; il y a la vérité des actes qui semble émerger dans l’instant même de leur propre réalisation. Et puis, il y a aussi deux autres vérités, celles qui m’intéressent ici : la vérité d’opinion et la vérité d’émotion.
La vérité d’opinion a deux caractéristiques : elle s’appuie sur des systèmes de croyance et elle cherche à être partagée par le plus grand nombre, ce partage établissant un consensus qui serait le garant de la valeur de vérité. On peut cependant distinguer, à l’intérieur de cette vérité, trois types d’opinion : l’opinion commune, la plus largement partagée, exprimée le plus souvent par des énoncés à valeur générale : “On ne tue pas des innocents” ; l’opinion relative qui se discute mais renvoie à une conviction, exprimée à l’aide d’énoncés modalisés : “Je crois que c’est un juste retour des choses” ; l’opinion collective qui porte un jugement sur les autres en les enfermant dans une catégorie qui les essentialise : “Les Américains sont dominateurs” [10].
Il se produit souvent des glissements d’un type de vérité à l’autre, car le propre d’une vérité est d’apparaître le plus universelle possible. Dans la façon dont furent commentés les événements du 11 septembre, on voit bien que l’opinion commune, qui voudrait que la barbarie soit châtiée, vient occulter l’opinion relative qui voudrait poser dans cette affaire le problème de la responsabilité des Etats-Unis du fait de leur action dominatrice dans le monde. Et cette occultation est renforcée par l’opinion collective essentialisante qui voudrait que l’on assiste à la confrontation de l’Occident contre l’Orient, ce dernier étant défini comme l’agresseur. Mais ce pourrait être l’inverse : l’opinion relative qui voudrait dénoncer la responsabilité des Etats-Unis, renforcée par l’image essentialisante d’un Etat dominateur, anti-arabe (Guerre du Golfe et conflit israélo-palestinien), le tout se fondant dans l’opinion commune qui dirait qu’il y a là une juste revanche des petits contre les grands (David contre Goliath).
La vérité d’émotion, elle, sidère ou provoque une réaction irréfléchie. Elle laisse sans voix ou déclenche un cri, elle paralyse ou déclenche une action pulsionnelle. C’est parce qu’elle s’appuie sur l’histoire personnelle consciente, non consciente et/ou inconsciente de celui qui l’éprouve. De ce fait, cette réaction tient lieu de vérité, car rien au monde, aucune raison, ne peut faire changer d’avis celui qui l’éprouve (il suffit de penser au père du petit palestinien qui est mort à ses côtés [11]). Mais en même temps, toute émotion est socialisée, car ce qui touche l’individu s’inscrit dans des systèmes de valeur (on ne réagit pas de la même façon en France, aux Etats-Unis ou dans les pays Arabes). Cette vérité a donc besoin d’être confortée, à la fois, par des effets d’authenticité, et par l’explicitation d’un système de valeurs sociales.
Ici, par exemple, le fait que les événements aient été focalisés du point de vue des victimes, produit des effets de vérité émotionnelle divers selon que le téléspectateur était un des proches des victimes, un ami des américains ou au contraire étranger à ceux-ci. Il peut aussi avoir ressenti une compassion vis-à-vis de ces victimes, pour avoir déjà vécu une situation semblable ; mais il peut aussi l’avoir ressenti au nom d’un principe moral qui n’accepte aucune action contre des victimes innocentes. C’est que la mort, si elle est toujours un scandale pour les êtres humains —y compris quand ils la donnent—, l’est d’autant plus qu’elle est impromptue (le hasard qui ne prévient pas), qu’elle frappe des innocents (expression suprême du mal puisque aucune raison, aucune logique ne peut soutenir une telle ignominie : une mort imméritée est une mort qui renvoie l’homme à sa propre insignifiance), ou qu’elle est le résultat d’un projet organisé, planifié et exécuté avec une froideur implacable (autre folie humaine qui a au moins le mérite de nous désigner un coupable qui ne cessera de hanter le souvenir des peuples).
En fait, par rapport à des événements dramatiques qui sont susceptibles de toucher les êtres humains de quelque culture que ce soit, il se produit constamment des fusions entre les vérités d’opinion et les vérités d’émotion, les unes étant soutenues par les autres, toutes s’alimentant réciproquement afin d’accroître leur force d’évidence. Dans le rendu des événements du 11 septembre, se produit une fusion de ces types de vérité : fusion entre l’acte terroriste (émotionnel), le pourquoi de celui-ci et l’arrogance américaine (opinion), le méchant arabe islamiste Ben Laden (émotionnel) et le sauveur de l’identité américaine, G.W. Bush, comme se présenta son père, lors de la guerre du Golfe. A moins que tout cela soit recouvert par une vérité jubilatoire sado-masochiste, la vérité de qui, en voyant s’écrouler les tours, verrait s’écrouler la puissance exhibée des Etats-Unis : effondrement de l’autre, effondrement de soi.
On peut donc dire que les faits n’ont pas de vérité en soi. C’est de leur mise en scène, dans un certain dispositif, que surgit, au regard de celui qui est pris dans ce même dispositif, une vérité subjective qui tend à s’objectiver dans un mouvement de partage universel.
La vérité d’un événement comme celui du 11 septembre, rapporté par la télévision, est marqué par un paradoxe : ce qui est vu est interprété dans un désir d’authenticité, car il faut que l’on puisse supposer qu’il y a bien de la réalité et que celle-ci nous saute de temps en temps à la figure (et pour cela, on croit volontiers à la singularité du fait et au hasard de la co-présence entre l’événement et un regard caméra, comme ce fut le cas de l’impact des avions sur les tours) ; mais en même temps, l’on sait que cette réalité est mise en scène par une machine à informer pour essayer de nous toucher (d’où la répétition de la monstration de l’événement qui du coup le déréalise). Le paradoxe est que ce que nous croyons être le visible du monde n’est qu’un invisible, intouchable, construit en visible par l’effet conjoint d’une mise en spectacle et de la projection sur ce spectacle de notre mémoire. Le spectacle d’une catastrophe en est un exemple. Il y a des victimes, on nous montre des cadavres, on nous parle de morts, mais jamais personne n’a vu la mort. On n’en a, en tant qu’êtres humains, aucun indice (Lazare, peut-être, en a-t-il eu). Il n’empêche que nous en construisons son spectacle comme un nécessaire fantasme, quête insatiable de vérité, peut-être parce que ce spectacle renvoie toujours à notre propre mort.
Aussi les médias sont-ils également piégés du fait de cette asymétrie entre les intentions (louables ou non) de l’instance de production et les interprétations des téléspectateurs. Que l’on passe des mêmes images de catastrophe, de guerre, de mort, en boucle d’un journal télévisé à l’autre, du matin au soir, de jour en jour, au prétexte (sincère ou non) de les montrer à ceux qui ne les auraient pas encore vues, ou pour en faire un reportage, une mise en perspective, un récapitulatif, un résumé, etc., et la télé sera accusée de faire du sensationnalisme et donc de ne pas informer. Que l’on fasse un usage minimaliste de ces images, qu’on les montre une fois ou deux pour laisser la place à d’autres événements, et la télé sera accusée de ne pas faire son travail d’information, ce qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses sur l’audimat. La télévision est bien prise à son propre piège, entre logique commerciale, sensationnaliste, et logique démocratique, minimaliste.
Et pourtant, ils contribuent à construire (engendrer ?) de l’opinion. L’opinion publique n’existe pas disait Bourdieu. Elle existe, mais diffuse, fragmentée, éclatée, mouvante, instable, suivant des mouvements browniens, se fixant parfois sur la paroi d’une certitude comme des mollusques au rocher battu par les vagues. Du coup, la vérité de l’opinion est celle de sa propre existence, surgissant dans l’instant. Après l’attentat du 11 septembre, que l’on ait réagi au nom d’un principe universel disant que rien ne justifie la barbarie et qu’il faut châtier les coupables ; que l’on ait réagi au nom d’une solidarité émotionnelle qui nous aurait dit qu’il fallait soutenir les Américains et partir en guerre contre le terrorisme ; ou qu’on l’ait fait au nom d’une vérité d’opinion disant qu’il n’y a là que cruelle logique, celle qui fait qu’à se vouloir dominateurs, gardiens du monde, les Américains n’ont que le retour de leur pièce (rappelons-nous le dessin de Plantu dans Le Monde du 13 septembre [12]), dans tous ces cas, il ne s’agit là que d’une vérité. Et si celle-ci venait à être partagée par d’autres, d’opinion relative qu’elle est, elle tendra à devenir opinion d’évidence, non discutable. N’y a-t-il donc pas de vérité, au-dessus de ces vérités d’opinion ? Peut-être, mais alors il faut faire soit une plongée dans l’inconscient, là où se trouverait une vérité refoulée, soit un saut dans l’au-delà, lieu d’une puissance occulte, au-dessus des hommes, détentrice de la seule vérité absolue qui ne pourrait être atteinte que par une parole de révélation. Mais alors, les hommes, eux, ne peuvent-ils être créateurs de leur propre vérité ? C’est là le paradoxe de l’existence de l’absolu.