Accueil du site > Publications > Articles > Analyse de discours > La situation de communication comme lieu de conditionnement du surgissement (...)

Publications

La situation de communication comme lieu de conditionnement du surgissement interdiscursif

in TRANEL n°44, Interdiscours et intertextualité dans les médias, Institut de linguistique de l’Université de Neuchâtel, Neuchâtel, 2006

Version imprimable de cet article Version imprimable

Je ne ferai pas dans cet exposé de différence entre les notions d’intertextualité et d’interdiscursivité, bien qu’il soit possible de le faire : l’interdiscurvité pourrait être considérée comme une notion générique de mise en relation de ce qui a été déjà dit, quelle que soit la forme textuelle sous laquelle apparaît ce déjà dit, alors que l’intertextualité pourrait être considérée comme sous-ensemble de l’interdiscursivité dans la mesure où il s’agit de configurations textuelles répertoriables telles qu’on peut les trouver dans les citations directes ou indirectes, ce que J. Authier Revuz nomme « l’hétérogénéité montrée ». Mais il faudrait pouvoir développer ce point en l’étayant d’exemples, ce qui n’est pas ici mon propos. J’emploierai donc le terme d’interdiscursivité dans un sens générique pour en décrire le mécanisme au regard d’un modèle socio-communicationnel du discours

La production du sens, résultat d’inférences multiples

Voyons d’abord comment est produit le sens des énoncés en situation réelle de communication, et partons pour cela d’un exemple : celui de l’extrait d’une émission littéraire de télévision intitulée Apostrophes, dans laquelle l’animateur, Bernard Pivot, après avoir interrogé l’un de ses invités, Jean-François Revel, à propos d’une interview que celui-ci avait donnée à la revue Play-boy, se tourne vers les deux autres invités et leur demande :

— Bernard Pivot : « Et vous, est-ce que vous lisez Play-boy ? »
— Jean Cau (ton sec) : « Non ! »
— Jean Dutourd (ton bonhomme) : « Oui, ça m’arrive, parfois, chez le coiffeur. »

La réplique de Jean Dutourd peut être interprétée —pour faire vite— de la façon suivante : "Je lis cette revue quand l’occasion se présente, dans un lieu d’attente, sans que j’aie besoin d’aller l’acheter chez le marchand de journaux. De plus, me trouvant chez le coiffeur, c’est-à-dire dans un lieux de détente (il ne s’agit pas d’un cabinet de dentiste), où les sens du corps sont à la fête (parfums, musique, abandon du corps), j’en assume la légèreté, voire la frivolité qui font écho à ce que représente le magazine Play boy". Tout se passe comme si Dutourd faisait appel au discours d’un méta-énonciateur qui dirait : "Un intellectuel institutionnellement reconnu [1] doit aussi être curieux de tout" et, corrélativement, laisserait entendre : "Dans la vie, il faut savoir faire preuve de tolérance".

Cette réplique répond en apparence à B. Pivot, qui, en l’occurrence, devient le destinataire auquel J. Dutourd signifie qu’il n’est pas tombé dans le piège de la question : répondre « non » serait se montrer sectaire, répondre « oui » serait se montrer frivole. Mais aussi cette réplique institue J. Cau en tiers, indirectement adressé, construisant de celui-ci une image de sectaire et, par opposition, J. Dutourd se construisant de lui-même une image de personne tolérante.

De plus, on peut considérer que cette même réplique vise également, et de façon peut-être encore plus indirecte (bien que l’on n’ait pas les moyens de mesurer le degré d’indirection d’une énonciation), J.F. Revel en suggérant quelque chose comme : « Ce n’est pas très sérieux, quand on est un homme de lettres, de donner une interview dans une telle revue que l’on lit de façon distraite, en la feuilletant, chez le coiffeur ».

Enfin, et cela simultanément, cette réplique est comme un clin d’œil adressé au public téléspectateur, autre acteur potentiellement destinataire des propos tenus sur la plateau de télévision, et donc prévu dans le dispositif de l’émission. Un clin d’œil qui signifie : « Vous voyez comment on se sort d’une question piège : en faisant de l’humour ». J. Dutourd appelle donc le téléspectateur à entrer en complicité avec lui. Évidemment, cet appel à complicité ne préjuge pas de ce que sera la réaction effective de ce public, par définition hétérogène, dont une partie pourra porter un jugement positif ("il est vraiment malin") et une autre négatif ("c’est un hypocrite").

On voit comment ces discours s’entremêlent, comment ils interagissent les uns sur les autres, mais on voit également qu’ils sont tirés d’inférences qui ne sont pas toutes du même ordre. Il faut donc décrire ces différents types d’inférence, et pour cela, il nous faut poser las bases de notre positionnement en analyse du discours.

Un positionnement socio-communicationnel

Il s’agit d’un modèle de communication sociale qui n’est pas seulement de transmission d’intention, mais de production de sens et d’interprétation dans des situations d’interaction, l’interaction étant entendue ici comme phénomène général fondateur de tout acte de langage (même en situation monolocutive) et non pas seulement comme ce qui relève d’une situation interlocutive.

Un tel modèle implique que l’on se pose les questions de savoir : « qui parle ? », « au nom de quoi parle le sujet ? » et « comment lui vient le droit à la parole ? », questions qui conditionnent, par voie de conséquence, le processus d’interprétation. La réponse n’est pas simple car le sujet du langage qui s’institue en JE se trouve pris entre trois types d’activité : activité de relation à l’autre, activité de catégorisation du savoir, activité de sémiologisation.

L’activité de relation à l’autre détermine un espace dans lequel le JE se trouve aux prises avec l’autre de la communication dans un rapport d’altérité intersubjective, un autre qui peut être un TU et/ou un IL. Dans cet espace, il agit en fonction de ce que sont les contraintes des dispositifs de communication dans lesquels il se trouve (les conditions situationnelles de la communication), et de la marge de manœuvre dont il dispose dans sa quête pour s’individuer (les stratégies discursives). Cela exige de tout sujet parlant une "compétence communicationnelle" [2].

L’activité de catégorisation du savoir consiste à construire des visions du monde en univers de discours qui résultent de la façon dont les êtres sociaux, à force d’échanges langagiers [3], se représentent le monde. Ils le font en partageant des savoirs de connaissance et de croyance, savoirs qui circulent dans les groupes auxquels ils appartiennent et qui sont mobilisés plus ou moins spontanément. Il s’agit ici d’une activité de sémantisation constructrice d’« imaginaires socio-discursifs » [4]. Cela exige du sujet qu’il possède une "compétence sémantique".

L’activité de sémiologisation (au sens de Saussure) consiste pour le sujet à articuler ces catégories de signifiance avec des catégories de langue et de discours, de telle sorte que celles-ci, loin d’être un simple support ou habillage de celles-là, se donnent à la fois comme la mémoire, la trace et la possibilité des premières dans un jeu de combinaisons à la fois morphologique, syntaxique et discursif, le tout lié au sens. Cela exige du sujet une "compétence sémiolinguistique" [5].

C’est donc dans un jeu de va-et-vient constant entre ces trois types d’activité mobilisant chacun un type de compétence que le sujet construit du sens, ce qui inscrit ce modèle dans une problématique du sujet : un sujet à la fois agissant et agi, conscient et non conscient, surdéterminé et s’individuant. Dès lors, pour l’analyste, tout acte de langage (quelle que soit sa dimension et sa structure) se présente comme un ensemble de « possibles interprétatifs » [6], lesquels doivent être traités sans hiérarchie de niveau (surface/profondeur), mais comme ce que R. Barthes a appelé des « avenues de sens » [7] : ni premières ni secondes, ni au-dessus ni en dessous, mais toujours à côté les unes des autres en une co-existence plurielle.

Les différents types d’inférences

Si l’inférence est cette opération par laquelle on tire du sens implicite d’un énoncé en le mettant en relation avec autre chose que lui-même, alors on pourra distinguer trois types d’inférence.

L’inférence qui a permis de considérer que la réplique de J. Dutourd mettait en évidence la caractère "sectaire" de J. Cau, construisant le locuteur lui-même en image de personne tolérante, et l’inférence qui a permis de dire que J. Dutourd montrait à B. Pivot qu’il n’était pas tombé dans le piège alternatif de sa question n’ont été possibles qu’en mettant en relation la réplique de J. Dutourd avec les autres énoncés faisant partie du contexte conversationnel. On dira qu’il s’agit d’inférences contextuelles  : mise en relation d’un énoncé avec d’autres du contexte linguistique.

L’inférence qui a permis de faire l’hypothèse que J. Dutourd, par sa réplique, faisait un clin d’œil au téléspectateur repose sur la mise en relation de cet énoncé avec le dispositif situationnel de communication, dispositif triangulaire du fait que les débatteurs sur un plateau de télévision savent qu’ils sont vus et écoutés par un acteur, le public, présent-absent [8]. On peut même faire l’hypothèse que l’enjeu de l’échange est davantage tourné vers celui-ci que vers les autres interlocuteurs, ou vers celui-ci via les autres interlocuteurs. Ce type d’inférence sera appelé inférence situationnelle : mise en relation de l’énoncé avec certains éléments de la situation de communication (ici, les différents partenaires du débat).

Enfin, les inférences qui ont permis d’interpréter « le coiffeur » comme : lieu d’attente faisant que celui qui lit ce genre de revue n’est pas responsable de son choix puisqu’on la lui met dans les mains, mais aussi comme lieu de plaisir, de non sérieux, de frivolité, ce qui a des incidences sur l’image de tolérance du locuteur et sur la critique lancée à l’endroit de J.F. Revel, ces inférences-là ont été faites en mobilisant du savoir partagé concernant le type de magazine dont il est question, les salons de coiffure modernes et les jugements de moralité possibles à propos des publications dites érotiques. C’est ce type d’inférence que l’on appellera inférences interdiscursives  : mise en relation de divers discours porteurs de savoirs sur le monde dont on suppose qu’ils sont inscrits dans une mémoire collective.

Les inférences contextuelles sont mises en œuvre par la compétence sémiolinguistique, les inférences situationnelles par la compétence communicationnelle, les inférences interdiscursives par la compétence sémantique, mais, en outre, cette dernière intervient pour l’interprétation des deux autres.

Les savoirs partagés dans le mécanisme de l’interdiscursivité

L’espace d’interdiscursivité est celui où circule des discours en tant qu’ils sont porteurs de savoirs sur le monde dont les uns sont purement descriptifs et les autres des jugements. Ayant déjà traité de cette question dans deux ouvrages récents [9], je me conterai de reprendre la seule partie qui concerne la structuration des savoirs, les uns plus objectivants, de l’ordre de ce que l’on appellera la connaissance, les autres plus subjectivants, de l’ordre de la croyance.

Les savoirs de connaissance tendent à établir une vérité sur les phénomènes du monde, vérité qui est censée exister en dehors de la subjectivité du sujet, le garant étant l’existence d’un quelque chose d’extérieur à l’homme, d’une instrumentation qui peut être utilisée de la même façon par plusieurs individus et donc n’appartient à aucun d’entre eux en propre. Ce savoir est objectivant car il porte sur l’existence des faits du monde, leur description et une explication qui s’énonce à travers un "il-vrai" extérieur au sujet, un il-vrai qui ne peut être énoncé que par un sujet neutre que l’on ne sait nommer que comme : « l’ordre des choses », « la science » ou « la révélation ». On a affaire ici à ce que Berrendonner nomme le « fantôme de la vérité » [10]. Le sujet parlant se réfère à ce il-vrai comme à un savoir préexistant, indépendant de tout acte d’énonciation personnel. C’est pourquoi il faut considérer ce il-vrai comme un impersonnel, ce qui le distingue, on va le voir, d’un "on-vrai". Ce il-vrai n’est porteur d’aucun jugement de valeur de la part du sujet qui n’a qu’à exprimer qu’il le connaît ou l’ignore

Les savoirs de croyance ne portent pas tant sur la connaissance du monde que sur les valeurs, même s’il est bien souvent difficile de faire le départ entre les deux. La connaissance se caractérise par le fait qu’elle est un mode d’explication qui est centré sur le monde, et qui est censé ne pas dépendre de l’homme, ce qui s’exprime dans l’énoncé « la terre tourne autour du soleil ». La valeur, elle, procède d’un jugement, non pas sur le monde (la question n’est pas de savoir si la terre est ronde ou pas), mais sur les êtres du monde, leur pensée et leur comportement (la question est de savoir s’il est bon ou mauvais, raisonnable ou fou de traverser l’Atlantique à la rame). La valeur résulte donc d’une activité mentale polarisée sur ces objets ou comportements (d’où son aspect affectif) et d’une prise de position (d’où son aspect subjectivant). Ici, on n’a plus affaire à un "il-vrai" mais à un "on-vrai", le savoir n’est plus extérieur au sujet, mais il est dans le sujet et il n’est point vérifiable.

Du point de vue de l’analyse de discours, on peut opérer à l’intérieur de ces savoirs de croyances une distinction entre trois types de savoir qu’on appellera des savoirs d’opinion en utilisant deux critères : (i) à quel type de savoir se réfère le sujet pour défendre la valeur de vérité de son discours ; (ii) quelle est la nature du groupe de référence qui en est le garant et qui détermine la portée de cette valeur

  • Un savoir d’opinion commune qui est issu d’un groupe de référence censé constituer l’ensemble de l’humanité, lequel porterait un jugement de raison sur le monde, les êtres et leur comportement. Le jugement aurait donc une portée universelle et serait le plus largement partagé. Ce type d’opinion à prétention universelle pourra être déclarée "générique" (Aristote). Dans ce cas, le sujet parlant n’a pas à revendiquer une position particulière car il se trouve inclus dans le jugement de l’opinion commune. Quelle que soit sa façon de s’exprimer, il dit quelque chose comme : « Je pense comme tout le monde qui pense que… » ou « Tout le monde pense que…et moi aussi ». Les énoncés à valeur générale sont porteurs de ce type d’opinion ; on les trouve dans : les proverbes et dictons (« Pauvreté n’est pas vice », « Il vaut mieux être beau et riche que laid et pauvre »), dans certains slogans (« L’eau, l’air, la vie »), dans certains commentaires de journalistes ou d’hommes politiques : « La guerre est une saloperie ».
  • Un savoir d’opinion relative qui est issu d’un groupe de référence, lequel, contrairement au cas précédent, est limité en extension et constitué de membres qui n’ont d’autre identité que celle du jugement qui les rassemble. Le jugement est partagé, à l’intérieur du groupe, par des membres qui n’ont pas une identité de nature mais de circonstance, certains d’entre eux pouvant se trouver dans d’autres groupes à propos d’autres jugements. Il y aurait conscience que le jugement n’est partagé que par certains et que donc celui-ci est variable et relatif à chacun de ces groupes. C’est pourquoi cette opinion peut être appelée relative. L’opinion relative s’inscrit dès son émergence dans un espace de discussion, non pas à l’intérieur du groupe mais vis-à-vis des autres groupes. Elle est en son fondement critique. C’est pourquoi on peut considérer que le sujet qui émet une opinion relative dit quelque chose comme : « Je pense comme (et/ou contre) ceux (certains) qui pensent que… » ou « Certains pensent que… et moi aussi (ou moi pas) ». Ici le sujet est toujours pour ou contre. D’ailleurs, les exemples qui illustrent ce cas laissent toujours entendre de façon plus ou moins implicite qu’il existe une opposition d’opinions : « Je pense (comme d’autres et contre d’autres) qu’il faut voter pour/contre la Constitution européenne.
  • Un savoir d’opinion collective qui est issu d’un groupe de référence qui, comme le cas précédent, est limité en extension, mais, cette fois, est bien identifié comme un groupe ayant une identité communautaire. Ses membres se voient comme ayant une essence d’appartenance à un groupe dont ils partagent la même opinion dans quelque circonstance que ce soit. De plus, le jugement émis par ce groupe porte toujours sur les autres en tant qu’ils constituent eux-mêmes un groupe et donc ce jugement est intrinsèquement lié à cette nature essentialiste du groupe. Dire : « Les Anglais sont isolationnistes, les Espagnols sont orgueilleux, les Allemands ont la tête carrée, les Français sont frivoles », c’est porter un jugement sur les Anglais, les Allemands, les Espagnols et les Français en tant que groupe essentialisé extérieur à celui auquel on appartient, et c’est en même temps laisser entendre que le groupe auquel on appartient de façon tout aussi essentialisée, lui, n’est pas justiciable de ces jugements, voire possède des caractéristiques inverses : il s’agit d’une opinion communautaire (exprimée par des stéréotypes), à forte valeur identitaire, laquelle a force d’évidence et ne se discute pas.

Jeux entre les savoirs

Ces distinctions permettent de voir quel type de savoir l’interdiscursivité met en jeu. Si maintenant on voit les choses du point de vue du sujet parlant, on peut penser que celui se réfère tantôt à des savoirs de connaissance, tantôt à des savoirs d’opinion commune, relative ou collective, mais ayant plus ou moins conscience que ceux-ci ne sont pas susceptibles d’avoir le même impact sur l’interlocuteur, il se livre souvent à un jeu de glissements entre ces différents types de savoir. Par exemple, le jeu peut consister à présenter un savoir d’opinion en savoir de connaissance, stratégie que l’on trouve souvent dans le discours politique puisque celui-ci cherche la plus grande force persuasive : il s’agit d’ériger en savoir absolu de connaissance ce qui n’est que norme morale d’opinion. Ce type de discours, qu’il soit tenu par l’homme politique ou le militant, cherche à faire se confondre, une vérité d’appréciation personnelle avec une vérité d’opinion universelle. Mitterrand, en répondant à un journaliste qui lui demandait si son passé dans l’administration de Vichy ne lui était pas trop lourd à porter : « Vous savez, c’est l’homme qui construit son destin, pas la fatalité », présente une opinion relative qui pourrait se discuter en opinion commune largement partagée (on est dans le "on-vrai"), mais en laissant penser qu’elle s’impose à l’homme comme un "il-vrai". Le discours sur le « droit d’ingérence humanitaire » semble suivre cette voie, mais la conversation ordinaire est également truffée de ce genre de glissement : sachant que l’opinion à laquelle on se réfère n’est que relative, on cherche à lui donner une allure d’opinion commune, comme chaque fois qu’on l’exprime sous une modalité déontique : « M’enfin (comme dirait Gaston Lagaffe) [11], on ne doit pas déranger les gens quand ils dorment ! ».

A contrario, on peut contester des opinions qui se présentent avec une forte portée généralisante (« Dans la vie, il faut travailler, il n’y a que ça de vrai ») et les transformer en opinion relative (« Ça, c’est ce que disent ceux dont le travail est gratifiant »). Car on n’oubliera pas que ce jeu d’interdiscursivité participe des stratégies discursives que le sujet met en œuvre pour tenter d’influencer son interlocuteur. Aussi doit-il être interprété en fonction de la situation de communication dans laquelle il apparaît, de l’identité des interlocuteurs et du contexte linguistique. Un énoncé comme « Les Français sont chauvins » ne peut être interprété du point de vue de sa valeur d’opinion si l’on ne sait pas qui parle (un Espagnol sur les Français, un Français sur les Français, un Français sur ce que disent les Espagnols) et dans quelle situation (un professeur de français en classe, une conversation amicale, un homme politique).

Un exemple d’interdiscursivité visuelle : le 11.S.

Je terminerai en montrant comment, à propos de la façon dont la télévision française rendit compte des événements du 11 septembre 2001, l’interdiscursivité peut être configurée par une sémiologisation visuelle. Ici, l’interdiscursivité consiste à mettre en relation, d’une part, des modes de scénarisation déjà vus dont chacun témoigne d’une certaine vision sur le monde et de certaines valeurs, d’autre part, des images ayant une valeur de "symptôme", c’est-à-dire renvoyant à d’autres images déjà vues.

Les modes de scénarisation

On voit un entrecroisement entre deux modes de scénarisation : celui, fictionnel, des films catastrophe et celui, explicatif, des reportages qui traitent de conflits, de guerres et de catastrophes naturelles.

Le mode de scénarisation des films catastrophe (type La tour infernale) sont organisés selon le schéma narratif classique du conte populaire : (i) une situation de départ dans laquelle on voit des gens se réunir (ou vivre) dans un lieu (le futur lieu de la catastrophe), se préparer à une cérémonie festive (ou vaquer à leurs occupations quotidiennes), dans un état de joie et de réel bonheur, à moins que ce ne soit de tranquille insouciance ou même de conflits psychologiques (ici, dans la scénarisation du 11S, il n’y eut pas de monstration de la situation initiale, car celle-ci est présupposée comme "ordre tranquille du monde") ; (ii) surgissement de la catastrophe, à l’occasion duquel nous sont montrées en parallèle l’énormité de son effet destructeur (ici ce fut par la hasard de caméras qui filmèrent en direct l’impact des avions et l’écroulement des tours) et les réactions des gens : ceux qui ont peur et crient, ceux qui ont peur et se terre dans un coin, ceux qui cherchent à s’en sortir de façon égoïste, ceux qui enfin font face à la situation et tente d’organiser le salut du plus grand nombre (ici, furent essentiellement montrés les témoins et les victimes) ; et puis, comme ces héros de l’intérieur ne sont pas suffisants, apparaîtront les héros venus de l’extérieur (ici, les pompiers) qui au terme de dures épreuves finiront par vaincre le péril et par sauver le plus grand nombre de gens.

Le mode de scénarisation "reportage" ressemble fortement au précédent, mais ne pouvant créer de toutes pièces un récit imaginé, il se contente d’annoncer le déclenchement de la catastrophe ou du conflit, et de montrer des images d’après l’événement (car rarement la caméra peut se trouver présente au moment du drame) en s’attardant sur le résultat des dégâts matériels et en s’appesantissant sur l’état des victimes et l’action des secours (Croix rouge, ambulances, hôpitaux, médecins, pompiers). Ce type de scénario met toujours en scène trois acteurs : les victimes, les responsables et les sauveurs. Il insiste, selon les cas, tantôt sur les victimes pour produire un effet « compassionnel », tantôt sur l’agresseur, source du mal, pour produire un effet d’« anti-pathie », tantôt sur le sauveur réparateur pour produire un effet de « sym-pathie » [12].

Dans le cas du 11S, on a vu les images habituelles de quelques blessés dont les commentaires dressaient la comptabilité, de témoins spectateurs ou survivants racontant les mêmes choses sur ce qu’ils ont vu, entendu ou vécu, et de sauveteurs, particulièrement des pompiers dont fut souligné l’héroïsme, ainsi que la présence sur le terrain de personnalités politiques, particulièrement le maire de New York, grande figure charismatique, décrété plus tard héros de la journée. Par la suite, apparut le grand sauveur, en fait "grand réparateur", tentant de réparer symboliquement l’outrage fait au peuple américain, à son intégrité, sauveur qui apparaît sous la figure du "vengeur" appelant à une croisade et promettant de faire la guerre au Terrorisme. Il s’agit ici d’un jeu de références qui porte sur des modes d’organisation du discours (dans ce cas visuels) engendrant une interdiscursivité multiple.

Des images symptômes interdiscursives

Une image symptôme est une image déjà vue, une image qui renvoie à d’autres images, soit par analogie formelle (une image de tour qui s’effondre renvoie à d’autres images de tours qui s’effondrent), soit par discours verbal interposé (une image de catastrophe aérienne renvoie à tous les récits que l’on a entendus sur les catastrophes aériennes). Toute image a un pouvoir d’évocation variable qui dépend de celui qui la reçoit, puisqu’elle s’interprète en relation avec les autres images et récits que chacun mobilise. Ainsi, la valeur dite référentielle de l’image, son « valant pour » la réalité empirique, est, dès sa naissance, le résultat d’une construction dans un jeu d’intertextualité qui en fait une réalité plurielle, jamais univoque, de significations. L’image des tours qui s’effondrent le 11 septembre 2001 n’a pas une seule et même signification.

Une image symptôme est donc dotée d’une forte charge sémantique. Toutes les images ont du sens, mais toutes n’ont pas nécessairement un effet symptôme. Il faut qu’elles soient remplies de ce qui touche le plus les individus : les drames, les joies, les peines ou la simple nostalgie d’un passé perdu, renvoyant à des imaginaires profonds de la vie. Mais c’est aussi une image simple, réduite à quelques traits dominants et qui apparaît de façon récurrente, tant dans l’histoire que dans le présent, pour qu’elle puisse se fixer dans les mémoires et qu’elle finisse par "s’instantanéiser". L’image mouvante, à force de répétition, donnant l’impression que ces avions n’en finissent pas de pénétrer dans les tours, que ces tours n’en finissent pas de s’écrouler, devient photographie fixe. Ainsi, chargées sémantiquement, simplifiées et fortement réitérées, les images finissent par prendre une place dans les mémoires collectives, comme symptômes d’événements dramatiques. Pensons à l’étoile jaune des juifs, les barbelés, miradors, corps décharnés et crânes rasés des camps de concentration, les colonnes de populations marchant lentement le corps courbé sous le poids de leur baluchon, fuyant misère ou persécution.

Aussi peut-on dire, sans pouvoir préciser à quelles autres images elles renvoient, que les images de l’avion entrant dans les twins sisters, celles des tours qui s’enflamment puis postérieurement s’écroulent, nous donnent une impression de déjà vu, de déjà vu, comme on l’a dit, dans des films catastrophes et dans des reportages montrant la destruction par implosion d’immeubles des cités ouvrières. Mais aussi, plus profondément, une impression de déjà ressenti : le percement et la désagrégation du coeur de quelque chose, un quelque chose qui représente la vie, ce qu’il y a de vital chez un peuple. Ce peut être le percement et l’écroulement d’une technologie (le défi, depuis les cathédrales, d’élever toujours plus haut une construction contre les lois de l’équilibre et de la pesanteur), le percement et l’écroulement d’une identité collective (fierté de pouvoir se reconnaître dans un monument symbolique ; il suffit de penser ce que cela aurait représenté pour les Français, s’il s’était agi de la Tour Eiffel). Le percement et l’écroulement de tout ce qui dans nos vies peut s’écrouler ou disparaître : des ambitions, des réalisations personnelles, des êtres qui nous sont chers. Il s’agit là d’une analogie plus abstraite, mais tout aussi prégnante, qui est renforcée par le fait que ces images nous sont apparues sans son [13], comme dans un film muet qui leur donne une certaine intemporalité produisant un effet de miroir.

Ici donc, la conjonction entre cet entrecroisement de scénarisations (de fiction et de reportage) et l’apparition d’images symptômes miroir d’écroulement produit une interdiscursivité construisant des variations autour d’un imaginaire de "puissance" : le défi lancé à la puissance du puissant, qui court dans l’histoire des hommes depuis Caïn en passant par David face à Goliath ; la mise en dérision de la puissance technologique par le triomphe de la main sur la machine [14] ; l’ironie du sort comme juste châtiment de Dieu qui rappelle au puissant qu’à se croire invulnérable, il finit par retourner le monde contre lui ; la menace du Mal suprême, devenu d’autant plus puissant qu’il est présenté —du moins en son début—par des figures abstraites (Oussama Ben Laden que personne ne connaissait, les Talibans) ce qui laisse envisager qu’existerait un groupe de personnes occultes ayant la volonté d’agir en sous-main et fomentant un complot.

L’interdiscursivité est omniprésente dans tous les actes de communication, mais elle n’est pas toujours montrée comme dans les citations. Elle est constituée de multiples strates discursives qui sont potentiellement présentes, dont une partie est activée par chaque situation de communication en fonction des instructions discursives qu’elle comporte et une autre par la sujet interprétant en fonction de ses propres références. C’est au repérage de ces strates que doit se livrer l’analyste pour construire ces « avenues de sens » dont parle Roland Barthes.

Notes
[1] J. Dutourd est écrivain et académicien.
[2] Parfois appelée situationnelle, voir Charaudeau, "De la compétence situationnelle aux compétences de discours’, in Actes du colloque de Louvain-la-Neuve, Compétence et didactique des langues, Louvain-la Neuve, 2000.
[3] Mais pas seulement langagiers.
[4] Pour ce concept, voir notre Discours politique. Les masques du pouvoir, Vuibert, Paris, 2005.
[5] Pour ces différents types de compétence, voir Charaudeau : "De la compétence situationnelle…", op.cit..
[6] Charaudeau, Langage et Discours - Eléments de sémiolinguistique, Paris, Hachette 1983
[7] Barthes R., S/Z, Le Seuil, Paris, 1970.
[8] Parfois représenté dans le studio.
[9] Charaudeau P., La voix cachée du tiers. Des non-dits du discours, L’Harmattan, Paris, 2004, et Le Discours politique, op.cit.
[10] Berrendonner A., Éléments de pragmatique linguistique, Ed. de Minuit, Paris, 1981.
[11] Personnage de Bande dessinée du magazine Spirou.
[12] Ces termes recouvrent des catégories décrites par nous comme des topiques discursives de l’émotion, dans “La pathémisation à la télévision comme stratégie d’authenticité”, in Les émotions dans les interactions, Presses universitaires de Lyon, 2000.
[13] Ou un son faible, étrange, qui n’a rien à voir avec ce que l’on entend habituellement dans les reportages télévisés, ni avec le son hautement décibelisant qui nous est envoyé dans les salles de cinéma. Effet du film d’amateur ?
[14] Les terroristes étaient armés de simples cutters.
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "La situation de communication comme lieu de conditionnement du surgissement interdiscursif", in TRANEL n°44, Interdiscours et intertextualité dans les médias, Institut de linguistique de l’Université de Neuchâtel, Neuchâtel, 2006, consulté le 21 décembre 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/La-situation-de-communication.html
Livres
Articles
Textes de réflexion