Comme tous les matins, entre neuf heures et dix heures, un fou fait sa promenade dans la cour de l’asile. Mais ce matin-là ne va pas être comme les autres, car quelque chose l’intrigue : l’espace qu’il parcourt toujours de la même manière, depuis bientôt quinze ans, cet espace est entouré de murs.
Comment se fait-il qu’il ne l’avait jamais remarqué ? Que peut-il y avoir derrière ces murs : le néant, un autre monde, l’au-delà peut-être ?
Pris par la curiosité de savoir, il grimpe sur l’un des murs et, arrivé en haut, se penche vers l’autre côté pour regarder.
Là, il voit des gens qui circulent dans un autre espace.
Quelque peu étonné, il arrête l’un des passants et lui demande : “Dites-donc, mon brave, vous êtes nombreux là-dedans ?”
Cette histoire de fou, comme on dit, me paraît tout à fait exemplaire de la manière dont se construit la conscience de l’identité culturelle.
Il faut d’abord que soit perçue, dans le monde qui nous entoure, une différence, quelque chose qui, au milieu de l’apparente tranquillité de notre environnement, contraste, fasse tache, se démarque, se donne à voir et soit vu.
Cela n’est pas une évidence. Nous pouvons vivre entourés d’êtres insolites sans que, pour autant, ceux-ci soient perçus ; parce que nous les regardons avec les yeux de nos références culturelles, à travers nos codes de reconnaissance, nos habitudes de vie. Ce n’est qu’après quinze ans de promenade dans sa cour, que notre fou s’avise de l’existence des murs. À partir de ce moment, se déclenche chez lui un processus qui va l’amener à découvrir l’autre, et, du même coup, à prendre conscience de sa propre identité. À force de ressemblance, d’homogénéité, l’individu disparaît, l’identité individuelle se fond dans une identité collective abstraite (comme dans une chorale ou une manifestation).
Ce n’est qu’en brisant le continuum de la ressemblance que peut naître une conscience identitaire. La perception de la différence constitue d’abord la preuve de sa propre identité : il est différent de moi, donc je suis différent de lui, donc j’existe. Il faut corriger légèrement Descartes et dire “Je pense différemment, donc je suis”.
La différence étant perçue, il se déclenche alors chez le sujet un double processus d’attirance et de rejet vis-à-vis de l’autre.
D’attirance, d’abord, car il y a une énigme à résoudre. On pourrait l’appeler l’énigme du Persan en pensant à Montesquieu : comment peut-on être différent de moi ? Car découvrir qu’il existe du différent de soi, c’est se découvrir incomplet, imparfait, inachevé. Et qui peut supporter sans émoi cette incomplétude, cette imperfection, cet inachèvement ? D’où cette force souterraine qui nous meut vers la compréhension de l’autre ; non pas au sens moral, de l’acceptation de l’autre, mais au sens étymologique de la saisie de l’autre, de sa maîtrise, de son absorption (figure de prédation). En voyant pour la première fois les murs qui entourent son espace, le fou ne peut s’empêcher d’aller voir ce qu’il se passe au-delà, et en apercevant des gens qui circulent dans cet au-delà, il ne peut s’empêcher de les interroger. Il ne peut
Nous ne pouvons - échapper à cette fascination, Lacan dirait peut-être, à “ce désir inessentiel d’un autre soi-même .
De rejet ensuite. Car cette différence représente une menace pour le sujet : cette différence rendrait-il l’autre supérieur à moi ? Serait-il plus parfait ? Aurait-il ses raisons d’être autrement ? Aurait-il tout simplement davantage de raisons d’être que moi ?
C’est pourquoi la perception de la différence s’accompagne généralement d’un jugement négatif. Il y va de la survie du sujet. C’est comme s’il n’était pas supportable d’accepter que d’autres valeurs, d’autres normes, d’autres habitudes que les siennes propres soient meilleures, ou, tout simplement, existent.
Lorsque ce jugement se durcit et se généralise, il devient ce que l’on appelle traditionnellement un stéréotype, un cliché, un préjugé.
Ne méprisons donc pas les stéréotypes. Ils sont une nécessité, Ils constituent d’abord une protection, une arme de défense contre la menace que représente la différence.
Évidemment, ce jugement négatif a une conséquence fâcheuse, non pas pour l’autre mais pour le sujet lui-même. En effet, le sujet en protégeant son identité ne la met plus à l’épreuve de la différence et donc lui fait perdre de sa consistance, au lieu que la confrontation la consoliderait. Et voilà le paradoxe dans lequel nous nous débattons tous au contact de l’autre : juger négativement c’est protéger son identité, mais protéger son identité c’est, à chaque fois, perdre un peu de son identité.
Et notre fou n’échappe pas à ce paradoxe. Sans hésitation aucune, et avec l’assurance de celui qui se croit dans le vrai, il enferme l’autre dans un espace clos sans pouvoir considérer que c’est lui qui est enfermé. Il est vrai que l’une des morales de cette histoire consiste à nous faire nous demander : Où sont le dedans et le dehors de la société ?”, mais elle illustre par là même le phénomène de l’aveuglement sur sa propre condition qu’entraîne la découverte de l’altérité.
C’est ainsi qu’au contact de l’étranger, on jugera celui-ci trop rationnel, froid ou agressif, persuadé que l’on est soi-même sensible, chaleureux, accueillant et respectueux de l’autre. Ou bien, à l’inverse, on jugera l’autre anarchique, extraverti, peu fiable, persuadé que l’on est soi-même rationnel (raisonnable), maître de soi, direct, franc, fiable.
Et, d’une manière générale, puisque l’autre commence avec son voisin, on jugera celui-ci d’autant plus négativement que l’on sera convaincu que nos normes sont les seules possibles.
Voyez-en l’illustration dans cette bande dessinée de Jacques Faizant.
Pour se manifester, le phénomène culturel obéit à une certaine mécanique et se configure dans certains objets.
Elle se compose de comportements et de représentations.
Les membres d’un groupe social quelconque ont besoin, pour coexister, d’établir des règles d’échanges et des signes de reconnaissance. Ils agissent donc en fonction d’un certain nombre de normes comportementales (qu’ils les respectent ou les transgressent) qui constituent les critères d’appartenance au groupe en question.
C’est ainsi que naissent les rituels. Par exemple les rituels de politesse ou d’excuse.
Les Français ont pour habitude de se serrer la main pour se saluer. Et se rencontreraient-ils vingt fois qu’ils se serreraient vingt fois la main (la caricature ne fait que forcer le trait). Les Espagnols, en revanche, se serrent la main la première fois (lorsqu’ils ne sont pas intimes) puis se contentent d’un signe de la main ou d’un hola lorsqu’ils se rencontrent de nouveau.
Voilà deux rituels suffisamment différents pour que le Français moyen juge que les Espagnols “ne sont pas polis ” et pour que l’Espagnol, non moins moyen, juge que le Français est ridicule avec “ sa rhétorique de politesse qui tourne à vide”. Et de fait, on pourra constater que si un Français bouscule, dans la foule, une autre personne, il s’excusera en disant “pardon ” (à quoi il faut ajouter que celui qui a été bousculé, étranges mœurs, dit également “ pardon ”), alors qu’un Espagnol dans la même situation ne s’excusera pas, ou… s’arrêtera pour vous raconter sa vie ”.
Les comportements des individus engendrent des rituels d’ordres divers (voir ci-dessous les objets), et ce sont ces rituels qu’il convient d’observer et de décrire à l’intérieur d’un groupe social, pour, dans un deuxième temps, les mettre en contraste avec ceux d’autres groupes sociaux, si l’on veut travailler sérieusement dans le domaine de l’interculturel.
Mais les comportements ne sont pas le tout de cette mécanique. En effet, comme nous venons de le voir à propos de la prise de conscience de l’identité culturelle, les membres d’une communauté produisent des discours (y incluant un jugement) sur leurs propres comportements (jugement a priori positif) et sur le comportement des autres (jugement a priori négatif). C’est qu’ils ont besoin de se représenter le bien fondé de ces comportements et les normes auxquelles ceux-ci obéissent.
Ces discours de représentation, à la différence des normes comportementales, engendrent des normes évaluatives qui finissent par influencer les normes comportementales. Il se produit d’ailleurs des interactions entre celles-ci et celles-là qui expliquent que les rituels puissent se modifier avec le temps.
Les représentations sur soi peuvent se concrétiser dans des objets ou actes symboliques qui ont une fonction emblématique. ce sont autant d’insignes, badges, manifestations ou slogans, comme on l’a vu avec la revendication de la couleur noire aux Etats-Unis (“ Black is beautiful”), de la ‘ négritude ” dans les pays d’Afrique noire et des Antilles (”masque noir”), du régionalisme occitan en France (“Volem viure al pais”), ou encore, dans ce même pays, de la solidarité des immigrés maghrébins de la deuxième génération, les “beurs” (“Touche pas à mon pote”). Il s’agit, à travers cette manière de revendication, de “faire voir pour mieux se voir”.
Les représentations sur l’autre sont des représentations d’ordre mental qui n’ont pas de valeur en soi et n’ont de sens que dans le contraste où elles naissent. Elles sont comparables - il m’est arrivé de le dire ailleurs (1) - à ce phénomène optique de diffraction qui fait qu’un rayon lumineux projeté sur une surface liquide se réfracte en partie dans le liquide, et, en partie, se réfléchit sur sa surface ; de même les représentations disent quelque chose sur l’autre et disent quelque chose sur le sujet (individuel ou collectif) qui en est à l’origine.
C’est pourquoi il est indispensable de chercher ce qui motive les jugements, et de ne pas s’en tenir à ces derniers. Que l’on entende ici et là que les Français sont prétentieux” - ce qui peut être exprimé de façons diverses et par des mots différents tels que chauvin, donneur de leçons, complexe de supériorité, baveux, etc. -dit quelque chose sur le comportement des Français, qu’il convient d’analyser.
Mais à interroger des gens de pays différents, on s’aperçoit que cet apparent consensus recouvre des motivations différentes les unes des autres qui sont révélatrices de ce que sont les mentalités culturelles de ces pays. Le prétentieux du Latino-américain n’aura pas le même sens que celui de l’Espagnol, de l’Allemand ou du Québécois.
Il n’existe pas une vérité culturelle. Il en existe plusieurs à propos d’un même groupe social.
Je ne m’étendrai pas sur ce lieu de manifestation du culturel pour l’avoir fait lors d’un entretien avec un collèguedans “ Le Français dans le monde ” (2). Je voudrais simplement rappeler que si la littérature, le cinéma et les médias sont les supports privilégiés des traces du culturel, je m’intéresse plus particulièrement à l’observation des comportements et des représentations dans ce qu’il est convenu maintenant d’appeler le quotidien d’une communauté socio-culturelle :
a) comment s’organise l’espace. Ce qui fait qu’un Latino- américain a du mal à se constituer des repères géographiques dans une ville comme Paris, parce que, dit-il, il n’y a pas de place centrale, alors qu’un Français dira la même chose des grandes métropoles latino-américaines.
Pourquoi, interroge un collègue québécois, les gratte-ciel sont-ils nés là où il y avait le plus d’espace horizontal ?
b) comment est structuré le temps. Il y a des peuples pour lesquels le temps est rationalisé de telle sorte que celui-ci est découpé en fonction d’activités précises. Il y en a d’autres qui le rationalisent autrement, ou disent (représentations) qu’ils ne le rationalisent pas. Il y en a qui découpent le temps et d’autres qui le traversent.
c)á comment s’établissent, et sont régulés, les échanges verbaux. Par quels rituels langagiers ? Est-ce que toutes les catégories sociales (femmes, enfants, vieillards, etc.) ont le même droit à la parole ?
Comment le corps prend place dans l’espace social. Est-ce que les corps peuvent être en contact hors d’une situation d’intimité, comme dans certaines sociétés, ou restent-ils à distance ? Est-ce que le corps est montré ou caché, est-ce qu’il est soigné, et comment ?
e) quels sont les tabous gestuels et verbaux et les manières de les transgresser ou de les contourner ?
f) quels sont les comportements et les représentations vis-à-vis de la loi ? Deux communautés peuvent avoir un droit écrit (souvent de même inspiration juridique), et pourtant l’une d’entre elles se comportera comme si elle relevait du droit coutumier (tout se négocie, à tout moment), tandis que l’autre respectera à la lettre le droit écrit.
Cela permet de comprendre que se produisent des incompréhensions radicales entre les membres de ces deux communautés, notamment en ce qui concerne le sens donné à l’engagement de la parole.
Pour travailler sur l’interculturel, il faut se doter d’un certain nombre de moyens, entre autres : faire des observations dans un certain nombre de micro-domaines (un étudiant mexicain, par exemple, étudie les comportements marchand/client dans un marché mexicain et dans un marché parisien), ou procéder à des enquêtes systématiques en contraste, comme nous le faisons avec le Mexique (3).
Qu’obtiendra-t-on au terme de ces observations et enquêtes ? Des descriptions de comportements et des inventaires croisés d’images plus ou moins stéréotypées accompagnées des explications qu’auront fournies les sujets eux-mêmes. Les résultats de ces descriptions et de ces inventaires sont indispensables. Sans eux, rien de sérieux ne peut être dit sur l’interculturel. Pourtant cela ne suffit pas. Ces résultats ne constituent qu’un matériau à l’état brut sur lequel il faut s’appuyer pour essayer de reconstruire les imaginaires sous-jacents à ces comportements et représentations.
C’est là le lieu de véritables hypothèses explicatives sur le pourquoi et le comment des pratiques socio-culturelles qui caractérisent une communauté.
C’est essayer d’expliquer que les raisons qui font que les gratte-ciel sont nés là où il y avait le plus d’espace ne tiennent pas, comme on le dit spontanément, au désir de rentabiliser le sol au maximum (cette explication n’est qu’une conséquence et une rationalisation a posteriori), mais tiennent, dit notre collègue québécois, à une manière de résoudre un problème de “tension” qui s’établit entre les êtres sociaux sur l’espace horizontal (cf. la notion de “territoire”).
C’est aussi essayer de découvrir quelles sont les raisons qui font dire à nombre de communautés latines que les Français sont sales. A y regarder d’un peu plus près, on s’aperçoit que ces raisons sont liées tantôt à un imaginaire des odeurs qui n’est pas le même partout (par exemple les Latino-américains diront volontiers qu’il y a des odeurs désagréables dans toute l’Europe), tantôt à un imaginaire du paraître social (le “faire soigné” dépend de codes différents, par exemple, les gens du peuple dans certains pays d’Amérique latine, principalement les femmes, sortent de chez elles, le matin, avec les cheveux encore mouillés, preuve de leur propreté ; alors que, pour un Français, cela ferait ” négligé”), tantôt à un imaginaire qui relie l’eau au corps (par exemple, en France, jusqu’au XVII” siècle, époque des grandes épidémies, l’eau était considérée comme un vecteur de maladies et la peau comme une surface poreuse dont les pores permettent l’infiltration de cette eau - et donc des microbes - dans le corps ; d’où l’existence d’une “pratique sèche” de la propreté).
On pourrait tenter des hypothèses explicatives sur le fait que tel groupe socio¬culturel considère l’autre comme prétentieux, anarchique, indiscipliné, sérieux, frivole, etc., et l’on s’apercevrait d’une part qu’un même jugement peut correspondre à des imaginaires différents selon la communauté qui juge l’autre, d’autre part qu’un même imaginaire peut traverser des communautés différentes.
Soyons modestes, les choses en sont encore à un stade programmatique, descriptif et expérimental. Ne nous précipitons pas à produire un discours didactique sur l’interculturel et à en faire une mode de plus. L’Interculturel fait partie de l’enseignement d’une langue, mais il est peut-être la partie la plus souterraine de celui-ci.
Je vous propose donc quelques principes -car il faut bien essayer d’être clair sur les enjeux-, et quelques voies d’exploration pour une pratique pédagogique adaptée à ces enjeux.
D’une part, le culturel est un objet d’étude vaste et fractionné. À preuve, plusieurs disciplines s’y intéressent (ethnologie, psychologie sociale, sociologie, histoire, etc.). D’autre part, il existe, dans l’enseignement des langues étrangères, une tradition qui s’appelle “civilisation”.
Je ne reviendrai pas sur ce deuxième aspect pour m’en être déjà expliqué (5), mais je voudrais dire que l’interculturel n’est pas la même chose que la civilisation et que c’est le premier qui m’intéresse. Il s’agit de la découverte des traits culturels qui sont censés caractériser (à travers comportements et représentations) les mentalités des groupes socio-culturels qui se regardent.
Il convient de ne pas confondre les situations de bilatéralité et de multilatéralité. Je veux dire que l’on ne traite pas les problèmes relatifs à l’interculturel de la même manière selon que l’on met en présence deux langues et deux cultures (c’est le cas de classes homogènes du point de vue de la nationalité), ou plusieurs langues et cultures face à la langue et culture étrangères (c’est le cas des classes hétérogènes).
Chacune de ces deux situations d’enseignement présente des avantages et des inconvénients. Les classes homogènes pourront être centrées sur le contraste entre culture étrangère et culture propre, et l’enseignant pourra se spécialiser dans ce domaine pour jouer le rôle de révélateur. L’inconvénient est que le groupe classe fait corps dans sa propre culture et qu’il lui sera plus difficile de regarder ses propres comportements, de faire éclater la carapace qui protège son identité. Les classes hétérogènes rendent difficile le va-et-vient entre culture étrangère et culture propre, puisqu’il y a plusieurs cultures propres en présence et que chacune projettera son point de vue particulier sur la culture étrangère. Du même coup, le professeur, ne pouvant être spécialisé de toutes les cultures, aura du mal à jouer le rôle de révélateur.
En revanche, la classe hétérogène présente l’avantage d’être un lieu de diffraction culturelle, et donc, si le jeu est bien mené, il sera plus aisé de faire émerger différentes identités, condition nécessaire pour l’approche de l’autre. D’où, on le voit, une nécessaire formation de l’enseignant à la connaissance des pratiques socio-culturelles de l’autre et de soi, à la connaissance des pratiques d’animation de groupe, et la connaissance des techniques d’enquête pour qu’il puisse jouer ces rôles de provocateur, de révélateur, de médiateur, etc. Cette formation très spécifique n’existe pas à l’heure actuelle.
Je parle ici d’intervention et pas d’enseignement. On n’enseigne pas ce qui relève de l’imaginaire culturel, encore moins en contraste. On ne peut que sensibiliser, faire prendre conscience de certains traits culturels de l’autre et de soi.
Je veux dire que l’interculturel n’est pas de l’ordre de l’explication, mais de celui du choc. On retrouve ici notre fou du départ de notre réflexion. On aurait eu beau lui expliquer, pendant quinze ans, qu’il était enfermé entre des murs et qu’au-dehors il y a des gens qui sont dits normaux et libres, rien n’y aurait fait. Ce n’est qu’en percevant lui-même quelque chose de nouveau (les murs), puis en prenant une initiative, en faisant une démarche (aller voir), et en se confrontant à une autre réalité que s’est déclenché quelque chose (vite remis dans l’ordre des choses par notre fou, puisqu’il enferme l’autre).
Nous sommes tous enfermés dans nos références culturelles ; et on ne fera prendre conscience de la différence culturelle aux élèves et aux étudiants qu’en déclenchant un processus. Un processus qui permette d’abord de percevoir (car il n’est pas donné de voir la différence), puis de comparer, de mettre en contraste les références (pour dessiller les yeux), et enfin d’analyser.
Notre collègue espagnole vient de nous présenter une expérience qui a été menée entre une classe d’élèves espagnols et une classe d’élèves français. C’est à partir du moment où les élèves espagnols ont découvert que les Français avaient une image folklorique de l’Espagne qu’ils ont réagi, ce qui les a amenés à faire l’hypothèse qu’eux aussi pouvaient avoir une image erronée des Français. Le choc culturel s’est produit qui a permis par la suite un travail plus en profondeur.
Le choc culturel n’est pas toujours facile à produire, surtout lorsque les populations scolaires des deux pays sont séparées par des milliers de kilomètres. On peut alors avoir recours à des procédés qui permettent de créer un effet de miroir. Je pense à l’utilisation, en classe, de techniques d’enquête élaborées par la psychologie sociale, comme celle que vient de nous présenter notre collègue mexicaine.
Évidemment, il ne s’agit pas de transformer la classe en terrain d’enquête. L’objectif n’est pas l’enquête pour elle- même, ni la scientificité de sa procédure. L’objectif est d’utiliser ces techniques comme prétexte, et de faire de l’élève un acteur de ces interrogations. Par exemple, avoir à compléter ces quatre types d’assertions (tirées de 1’” Inventaire d’identité sociale” de Zavalloni (6) qui donnent des résultats si différents : “nous les X sommes…”/”nous les X croyons que nous sommes et “eux les Y sont…”l” eux les Y croient qu’ils sont…”. La simple variable “croire qu’on est… ” oblige l’élève à se mettre à distance de son jugement et provoque des prises de conscience étonnantes. Si, en plus, on peut obtenir la même chose d’une classe d’élèves de la langue étrangère pour mettre ces résultats en contraste, on obtient l’équivalent du choc culturel.
Enfin, l’interculturel doit permettre de relancer le travail sur l’étude des textes authentiques. La seule preuve de l’authenticité d’un texte étant qu’il est imprégné d’implicites culturels.
Ces implicites culturels ont autant de discours qui circulent dans l’univers psycho¬social d’une communauté. Ce sont eux qui sont perçus - plus ou moins consciemment - par les membres de cette communauté, et ce sont eux qui constituent les véritables enjeux de communication sociale.
Je ne donnerai qu’un exemple, déjà ancien pour moi, mais qui me semble illustrer parfaitement le propos. Il s’agit d’un slogan publicitaire qui présente une bière :
“OBERNAI. La première grande bière, avec 1/3 de calories en moins”. Il n’est possible de comprendre ce “1/3 de calories en moins” que si dans une même communauté sociale circulent au moins deux discours, dont l’un valorise la minceur du corps et l’autre l’alimentation diététique.
Si l’on se trouve dans une communauté sociale qui, au contraire, valorise l’embonpoint, les rondeurs et les courbes du corps comme signe de savoir-vivre, d’exubérance, de fécondité ou de sagesse, ce slogan tombe à plat.
Voilà ce que c’est que découvrir “ce que parler veut dire” : c’est confronter le langage aux pratiques culturelles et à leurs représentations (qui sont autant de discours).
N’aplatissons pas trop vite l’interculturel qui est si complexe et si riche. Travaillons dans ce domaine avec passion et modestie car, comme l’a écrit le poète mexicain Octavio Paz, “La compréhension des autres est un idéal contradictoire : elle nous demande de changer sans changer, de devenir autre sans cesser d’être nous-mêmes ”.
L’Interculturel ? Une histoire de fou, je vous dis.
Notes
1. L’interculturel : nouvelle mode ou pratique nouvelle ? in Le Français dans le monde, n° spécial février mars 1987, Vers un niveau 3, Hachette, Paris.
2. id.
3. Enquête interculturelle entre le Mexique et la France, menée conjointement par le CELE de l’université Nationale Autonome de Mexico (UNAM) et le CAD de l’université Paris XIII.
4. VIGARELLO, G., Le propre et le sale, Seuil, Paris, 1985.
5. Voir note 1.