Lorsque dans les années quatre-vingt, j’ai été invité à faire une intervention dans un groupe de travail organisé par l’AUPELF sur l’enseignement du français qui s’appelait "Triangle", et qui réunissait des enseignants britanniques, allemands et français, ma première question a été de leur demander pourquoi il n’y avait pas, dans ce groupe, des Espagnols, des Italiens et des Portugais. La réaction fut unanime de la part des Allemands et des Anglais : « parce que vous les Français, vous représentez toutez la latinité ».
Mon étonnement fut si grand, que je restais un moment sans voix, puis me contentais de répondre « Eh bien, je demanderais à nos amis Espagnols, Italiens et Portugais s’ils pensent que les Français les représentent bien. Mais à partir de ce jour, s’est opérée en moins une prise de conscience : après tout, nous ne sommes peut-être que ce que l’autre dit que nous sommes. Et donc, nous Françaisn serions latins pour les Européens du Nord, et Européens du Nord pour les Européens du Sud.
Le problème de l’identité commence quand on parle de moi. Qui suis-je ? Celui que je crois être, ou celui que l’autre dit que je suis ? Moi qui me regarde ou moi à travers le regard de l’autre ? Mais quand je me regarde, puis-je me voir sans un regard extérieur qui s’interpose entre moi et moi ? N’est-ce pas toujours l’autre qui me renvoie à moi ?
Et puis, on n’est pas seul. On vit en société, pour aussi sauvage que l’on soit. On vit en groupes, on se définit à travers eux et en quelque sorte on leur appartient, du moins en partie. Et alors, se pose de nouveau la question : qui suis-je dans le groupe, ou plus exactement, que suis-je dans le groupe, passant de l’état de sujet à celui d’objet ? Si je suis, en partie, ce qu’est le groupe, quel est-il, lui ? Se définit-il en lui-même, par ce qui lui est imposé ou par opposition à d’autres groupes ?
C’est la grande question de l’identité, en général, et de l’identité culturelle en particulier, une question de regards de soi sur l’autre, de l’autre sur soi, des autres sur nous, de nous sur les autres. Je tenterai de dégager quelques réflexions à ce propos en ayant conscience que cette question est à la fois complexe (plus que jamais), brûlante (elle est toujours politique) et déceptive (serait-ce une illusion ?).
Evoquons d’abord les questions que pose toute étude sur l’identité culturelle.
Tout d’abord, qui juge de l’identité ? Est-ce, comme je viens de le dire, le regard de l’autre sur soi, de l’autre qui me juge de telle ou telle façon ? Est-ce le regard de soi sur soi, comme quand je me juge devant la glace ou quand je fais, parfois, l’aveu de ce que je crois être ? Est-ce le regard de soi sur l’autre, quand je me mets à le juger ?
Une deuxième question est celle de savoir s’il s’agit de moi en tant qu’individu ou en tant qu’appartenant à un groupe. Question difficile à trancher car tout individu est un être social du fait qu’il vit en société. Mais cet individu à quel groupe appartient-il ? A un groupe de référence idéal, imaginé, auquel il croit (désire) appartenir, ou à son groupe d’appartenance réel ? Mais n’appartenons-nous qu’à un seul groupe ou n’avons-nous pas une multi-appartenance du fait de notre âge, notre sexe, notre profession, notre classe sociale, etc. ?
Une troisième question consiste à nous demander, à supposer que l’on ait une identité, d’où nous vient-elle ? La reçoit-on par héritage dans une sorte de filiation génétique ou sociale ? Nous est-elle imposée par ces lieux d’« inculcation » que sont les instituions socialles et particulièrement l’Ecole ? Ou bien est-elle toujours le résultat d’une construction volontariste comme on le voit chez les populations de migrants qui doivent s’intégrer dans un pays autre que celui de leur origine ?
Enfin, cette identité, est-elle un fait de nature ou de culture. Est-elle fixée une fois pour toute ou est-elle mouvante et changeant au gré des aléas historiques ?
Ces questions nous montrent à quel point la question de l’identité culturelle est complexe. Nous essaierons de suggérer quelques réponses en nous interrogeant sur le mécanisme de la construction identitaire et sur les imaginaires qui l’alimentent.
Comme tous les matins, entre neuf heures et dix heures, un fou fait sa promenade dans la cour de l’asile. Mais ce matin-là ne va pas être comme les autres, car quelque chose l’intrigue : l’espace qu’il parcourt toujours de la même manière, depuis bientôt quinze ans, cet espace est entouré de murs.
Comment se fait-il qu’il ne l’avait jamais remarqué ? Que peut-il y avoir derrière ces murs : le néant, un autre monde, l’au-delà peut-être ?
Pris par la curiosité de savoir, il grimpe sur l’un des murs et, arrivé en haut, se penche vers l’autre côté pour regarder.
Là, il voit des gens qui circulent dans un autre espace. Quelque peu étonné, il arrête l’un des passants et lui demande : « Dites-donc, mon brave, vous êtes nombreux là-dedans ? »
Cette histoire de fou est tout à fait exemplaire de la manière dont se construit et fonctionne l’identité culturelle. Ce n’est qu’en percevant l’autre comme différent que peut naître la conscience identitaire. La perception de la différence de l’autre constitue d’abord la preuve de sa propre identité : « il est différent de moi, donc je suis différent de lui, donc j’existe ». Il faudrait corriger légèrement Descartes et lui faire dire : « Je pense différemment, donc je suis ». Mais Descartes était peut-être trop tourné vers la raison et l’esprit pour voir l’autre. La différence étant perçue, il se déclenche alors chez le sujet un double processus d’attirance et de rejet vis-à-vis de l’autre.
D’attirance, d’abord, car il y a une énigme à résoudre. On pourrait l’appeler l’énigme du Persan en pensant à Montesquieu : « comment peut-on être différent de moi ? » Car découvrir qu’il existe du différent de soi, c’est se découvrir incomplet, imparfait, inachevé. Et qui peut supporter sans émoi cette incomplétude, cette imperfection, cet inachèvement ? D’où cette force souterraine qui nous meut vers la compréhension de l’autre ; non pas au sens moral, de l’acceptation de l’autre, mais au sens étymologique de la saisie de l’autre, de sa maîtrise, qui peut aller jusqu’à son absorption, sa prédation comme on dit en éthologie. Nous ne pouvons échapper à cette fascination de l’autre, à ce désir (« inessentiel » dirait Lacan) d’un autre soi-même. « Et si j’étais comme lui ? Et s’il était comme moi ? ».
De rejet ensuite, car cette différence représente une menace pour le sujet. Cette différence ferait-elle que l’autre m’est supérieur ? qu’il serait plus parfait ? qu’il aurait davantage de raison d’être que moi ? C’est pourquoi la perception de la différence s’accompagne généralement d’un jugement négatif. Il y va de la survie du sujet. C’est comme s’il n’était pas supportable d’accepter que d’autres valeurs, d’autres normes, d’autres habitudes que les siennes propres soient meilleures, ou, tout simplement, existent. Lorsque ce jugement se durcit et se généralise, il devient ce que l’on appelle traditionnellement un stéréotype, un cliché, un préjugé. Ne méprisons donc pas les stéréotypes. Ils sont une nécessité, Ils constituent d’abord une protection, une arme de défense contre la menace que représente l’autre dans sa différence, et, de surcroît, ils nous servent à étudier les imaginaires des groupes sociaux. « Non, décidément, il n’est pas ce que je suis », et c’est pour cela que le fou de notre histoire enferme l’autre.
Ces jugements négatifs ont une conséquence fâcheuse : en jugeant l’autre négativement on protège son identité, on caricature celle de l’autre, et du même coup la sienne, et l’on se persuade que l’on a raison contre l’autre. C’est ainsi qu’au contact de l’étranger, on jugera celui-ci trop rationnel, froid ou agressif, persuadé que l’on est soi-même sensible, chaleureux, accueillant et respectueux de l’autre. Ou bien, à l’inverse, on jugera l’autre anarchique, extraverti, peu fiable, persuadé que l’on est soi-même rationnel, maître de soi, direct, franc, fiable [1]. Ainsi est-on amené à juger l’autre d’autant plus négativement que l’on est convaincu que nos normes de comportement et nos valeurs sont les seuls possibles.
On voit le paradoxe dans lequel se construit notre identité. Nous avons besoin de l’autre, de l’autre dans sa différence, pour prendre conscience de notre existence, mais en même temps nous nous en méfions, éprouvons le besoin soit de le rejeter, soit de le rendre semblable à nous pour éliminer cette différence. Mais avec le risque que si on le rend semblable à nous, du même coup on perd de notre conscience identitaire puisque celle-ci ne se conçoit que dans la différenciation, et si on le rejette, on n’a plus personne sur qui fonder notre différence. D’où ce jeu subtil de régulation qui s’instaure dans toutes nos sociétés (seraient-elles les plus primitives) entre acceptation et/ou rejet de l’autre, valorisation et/ou dévalorisation de l’autre, revendication de sa propre identité contre celle de l’autre. Il n’est donc pas simple d’être soi, car être soi passe par l’existence et la conquête de l’autre. « Je est un autre » disait Rimbaud. Il faudrait préciser : « Je est un autre moi-même semblable et différent ». L’identité se construit sur un principe d’altérité qui met en rapport, dans des jeux subtils d’attirance et de rejet, le même et l’autre, lesquels s’auto-identifient de façon dialectique.
Et cela se passe de manière identique pour les groupes qui tantôt se réfugient autour d’eux-mêmes, dans un mouvement de préservation et de défense de soi (c’est la « force de clocher » des dialectologues), tantôt s’ouvrent aux influences extérieures, vont vers les autres ou les laissent venir à eux, les assimilent ou se laissent pénétrer par eux (la « force d’intercourse »). Lorsque ces mouvements se durcissent, ils engendrent des politiques ségrégationnistes ou au contraire intégrationnistes, comme on le voit à travers l’histoire, et encore aujourd’hui en différentes parties du monde.
L’identité est bien une affaire de regards marqué au coin d’un paradoxe : le vouloir être en même temps l’autre et le non autre, le même et le différent. Et ce paradoxe est soutenu par une tendance forte et naturelle de cahque individu et de chaque groupe à croire que l’identité a une consistence, qu’elle est de l’ordre d’une essence qui colle à la peau de l’individu ou du groupe, dont il ne peut se défaire eet qui réside dans une origine qui s’est perdue. De là deux illusions que l’on nommera l’illusion de l’« essentialisation » et l’illusion de l’« origine ».
C’est au 18ème siècle que naît l’idée que la culture est comme une "essence" qui colle aux peuples, une essence qui est exprimée par les œuvres d’art ; de là que chaque peuple se caractérise par son "génie". Plus rationnel, en France (c’est le siècle des Lumières et le triomphe de la raison sur la barbarie), plus irrationnel en Allemagne (c’est le siècle d’une philosophie anti-scientiste et le triomphe du romantisme).
Au XIXe siècle, cette idée est réactivée, tout en déplaçant le concept de culture du lieu de la connaissance et de l’inspiration qui produisent les grandes œuvres, vers le lieu du comportement des hommes vivant en société : « L’ensemble des habitudes acquises par l’homme en société » (Tylor, 1871). Il n’en demeure pas moins que, si l’on accepte du même coup qu’il y ait plusieurs sociétés et donc plusieurs cultures, chaque groupe social est "sa propre culture", dont il a hérité, contre laquelle il ne peut rien (fatalité), qui le surdétermine, et à laquelle il colle de façon "substantielle". C’est l’époque de la délimitation des territoires, de l’homogénéisation des communautés à l’intérieur de ceux-ci, bref de la constitution des états-nations : « un peuple, une langue, une nation ». C’est au nom de cette conception de l’identité culturelle comme "essence nationale" que se feront les guerres du siècle suivant. Cependant, il est curieux de constater que c’est à cette même époque que l’on reconnaît que cette identité puisse perdre sa pureté originelle. C’est que devant les grands mouvements migratoires qui entraînent des déplacements et des mélangent de populations, force est de constater que certaines de celles-ci perdent leur culture d’origine et s’approprient en partie une nouvelle culture. D’où des processus d’acculturation qui justifient que, du même coup et par réaction, l’on parte à la recherche de sa culture originelle.
C’est à partir de ce dernier constat que le XXe siècle ira jusqu’à déclarer que la culture ne préexiste pas aux individus, que ce sont eux qui, vivant en groupes, créent un « enracinement social » (E. Durkheim et M. Mauss). A force d’échanges, et en essayant de réguler les rapports de force qui s’instaurent dans le groupe (l’interactionnisme symbolique de l’école de Chicago), les individus se dotent de traits qui les caractérisent en propre, mais en même temps créent de multiples sous-groupes à l’intérieur d’un groupe (ce sont les variantes culturelles dont a parlé C. Lévy Strauss). D’où l’idée que l’identité culturelle est à la fois stable et mouvante. Elle peut évoluer dans le temps, mais en même temps elle se reconnaît dans de grandes aires civilisationnelles historiques (c’est ce que les anthropologues appellent l’hypothèse du « continuisme »). Ne dit-on pas que le XVI° siècle fut ibérique, le XVI° et XVIII° français, le XIX° anglo-germanique comme le XX° est américain ? mais qu’est-ce que cela veut dire ? Serait-ce là encore une illusion d’essentialisme ?
Cette idée est née dans le prolongement de l’idée que l’identité culturelle était finalement une sorte de paradis perdu. Elle est particulièrement prégnante à notre époque, et peut-être est-ce une marque de notre modernité. Il fallait pour cela que les guerres s’éloignent dans des horizons de temps et d’espace lointains, que les grandes causes de luttes sociales s’effondrent, et que, du coup, les repères traditionnels disparaissant, les liens sociaux se distendent.
Alors, l’identité du groupe ne pouvant plus se construire dans l’action ni dans la perspective d’un “être ensemble contre un autre-ennemi”, revient en mémoire un passé, une origine vers laquelle on se tourne avec nostalgie et que l’on désire récupérer. Cette origine se concrétise ici dans un territoire (la Corse), là dans une langue (la Corse, le Catalan, le Basque) ; ici dans la résurgence de coutumes anciennes, là dans une ethnie qui s’était mélangée et qu’il faut purifier (Serbie, Pays Basque) ; ou encore dans la relecture des valeurs religieuses (les intégrismes).
Dès lors, s’opère un mouvement de retour vers ces origines aussi bien de la part des individus que des groupes sociaux, avec une volonté plus ou moins affirmée (plus ou moins guerrière) de retrouver ce paradis perdu. Commence alors une quête du soi, au nom d’une recherche de l’authenticité : saisir son identité serait saisir l’authenticité de son être.
L’idée qui veut que l’individu ou un groupe humain fonde son existence sur une pérennité, sur un substrat culturel stable qui serait le même depuis l’origine des temps, sur une "essence", ne peut tenir. L’histoire est faite de déplacements des groupes humains, de rencontres d’individus, de groupes, de populations, qui s’accompagnent de conflits, d’affrontements, dont l’issue est tantôt l’élimination de l’une des parties, tantôt l’intégration de l’une des parties dans l’autre ou l’assimilation de l’une par l’autre, mais toujours à travers des rapports de domination-sujétion. Et si l’une des parties réussit à imposer sa vision du monde à l’autre, il s’est quand même produit des entrecroisements d’ethnies, de religions, de pensées, d’us et coutumes, faisant que tout groupe culturel est plus ou moins composite. Si, cependant, il y a une identité collective, ce ne peut être que celle du partage et donc de la production d’un sens collectif, mais d’un partage mouvant, aux frontières floues, d’un partage dans lequel interviennent des influences multiples.
Quant à la quête d’une origine, voilà une autre idée fausse qui est tout aussi dangereuse. Le "être soi", c’est d’abord se voir différent de l’autre, et s’il y a quête du sujet, c’est d’abord la quête de ne pas être l’autre. De même l’appartenance à un groupe, c’est d’abord la non-appartenance à un autre groupe, et la quête du groupe, en tant qu’entité collective, c’est également la quête du "non-autre". Dès lors, qu’est-ce que l’authenticité d’un individu ou d’un groupe ? Le retour à l’état de fœtus pour l’individu, d’origine de l’espèce pour le groupe ? La recherche de l’origine n’est-elle pas toujours un fantasme ?
C’est donc une illusion de croire que notre identité repose sur une entité unique, homogène, une essence qui constituerait notre substrat d’être. « Il n’y a pas d’identité "naturelle" qui s’imposerait à nous par la force des choses. Il n’y a que des stratégies identitaires, rationnellement conduites par des acteurs identifiables. Nous ne sommes pas condamnés à demeurer prisonniers de tels sortilèges » (J.F. Bayart). Malheureusement, cette illusion —ce sortilège— est ce qui empêche d’atteindre l’identité plurielle des êtres et des communautés, et, malheureusement, c’est une illusion au nom de laquelle bien des exactions sont commises.
La construction identitaire passe nécessairement par le regard de l’autre, car nous avons du mal à nous voir nous-même et avons besoin d’un regard extérieur. Dès lors, cette construction est la résultante de son propre regard et du regard de l’autre, mus que nous sommes par le désir d’« être ce que n’est pas l’autre ». Ce qui nous fait dire que « l’identité est une somme de différences », et la quête d’identité une quête de différenciation, une quête du non-autre. C’est à l’épreuve de la différence que l’on découvre son « quoi être ». Ce quoi être, loin d’être une essence, se résume à un ensemble de traits identitaires stables et mouvants. Mais en même temps on voudrait qu’il soit repérable, percevable, définissable et absolu, car comment avoir le sentiment d’exister si ce n’est en se référant à un absolu ? C’est là, la contradiction qu’on ne résoudra jamais.
Cette rencontre de soi avec l’autre se réalise à travers les actions que les individus accomplissent en vivant en société, mais également à travers les jugements qu’ils portent sur le bien fondé de ces actions, de soi et des autres. Autrement dit, l’individu et les groupes construisent leur identité autant à travers leurs actes qu’à travers les représentations qu’ils s’en donnent. Ces représentations se configurent en imaginaires collectifs, et ces imaginaires témoignent des valeurs que les membres du groupe se donnent en partage, et dans lesquelles ils se reconnaissent ; ainsi, se constitue leur mémoire identitaire. Il convient donc d’étudier ces imaginaires pour prendre la mesure des identités collectives, car ils représentent ce "au nom de quoi" celles-ci se construisent. Des imaginaires, il y en a de nombreux, et leur étude est un vaste chantier qui devrait être au centre des sciences humaines et sociales, dans les décennies à venir. Je n’en évoquerai que quelques-uns, et m’arrêterai plus particulièrement sur l’un d’entre eux, l’imaginaire de la langue.
Il y a les imaginaires se rapportant à l’espace. Ils témoignent de la façon dont les individus d’un groupe social se représentent leur territoire, s’y meuvent, le structurent en y déterminant des points de repère, et s’y orientent. A l’inverse, on peut se demander dans quelle mesure l’extension du territoire, son relief, son climat influent sur les comportements et les représentations des individus y vivant.
Il y a les imaginaires se rapportant au temps qui témoignent de la façon dont les individus se représentent les rapports entre le passé, le présent et le futur, l’extension de chacun de ces moments. Il y a des peuples pour lesquels le temps est rationalisé et découpé en fonction d’activités précises. Il y en a d’autres qui le rationalisent autrement, ou disent qu’ils ne le rationalisent pas. Il y en a qui découpent le temps et d’autres qui le traversent. Et puis l’imaginaire du temps a aussi des incidences sur la place symbolique qu’occupent, dans une société, les âges et les générations, le passé et le futur.
Il y a les imaginaires se rapportant au corps, lesquels témoignent de la façon dont les individus se représentent la place que celui-ci prend dans l’espace social. Comment les corps bougent ? Est-ce que les corps peuvent être en contact hors d’une situation d’intimité, comme dans certaines sociétés (Brésil), ou restent-ils à distance (USA) ? Est-ce que le corps est montrable dans sa nudité et quelles parties peuvent l’être ? Est-ce qu’il est soigné, entretenu et qu’est-ce qui fait qu’on le juge propre ou sale, en relation avec les apparences (bijoux, vêtements) et les odeurs. Quels sont les tabous (gestuels) qui s’y attachent.
Il y a aussi les imaginaires se rapportant aux relations sociales qui témoignent de la façon dont les individus se représentent ce que doivent être leurs comportements en société et qui engendrent ce que l’on appelle des « rituels sociaux ». Rituels de salutations, d’excuses et de politesse, mais aussi les rituels d’injures et d’insultes, et enfin d’humour, d’ironie, de dérision (quand, avec qui, sur quoi peut-on faire de l’humour ?). Est-ce que toutes les catégories sociales (femmes, enfants, vieillards, etc.) ont le même droit à la parole, et est-ce qu’elles peuvent l’exercer de la même façon ?
Il y a, enfin, les imaginaires se rapportant à la langue qui témoignent de la façon dont les individus se voient eux-mêmes en tant qu’appartenant à une même communauté linguistique. Cette représentation est assez largement partagée dans différentes cultures. Elle dit que les individus s’identifient à une collectivité unique, grâce au miroir d’une langue commune que chacun tendrait à l’autre et dans laquelle tous se reconnaîtraient. C’est une idée qui remonte au temps où les langues commencent à être codifiées sous forme de dictionnaires et surtout de grammaires.
En Europe, au Moyen âge, commencent à fleurir des grammaires (1492 est une année marquée par la découverte de l’Amérique, mais aussi par la publication de la première grammaire de la langue espagnole de Juan Antonio de Nebrija instituant le castillan : langue du peuple espagnol) comme tentative d’unifier des peuples dont les composantes régionales et féodales sont en guerre entre elles.
Et plus tard, au XIXe siècle, on sait que la formule « une langue, un peuple, une nation » a contribué à la délimitation de territoires nationaux et, en même temps, au déclenchement de conflits pour la défense ou l’appropriation de ces territoires, dont l’enjeu était la création d’une « conscience nationale ». Cette idée a été défendue avec plus ou moins de vigueur par les nations, selon qu’elles ont réussi à intégrer et homogénéiser les différences et les spécificités linguistiques locales et régionales (comme en France), où qu’elles se sont heurtées à une résistance, créant une situation linguistique fragmentée (comme en Espagne, ou en Grande-Bretagne).
Cet imaginaire de l’identité linguistique est entretenu par deux discours : la langue d’un peuple, c’est son génie ; ce génie perdure à travers l’histoire : la langue serait un don de dame nature qui nous serait offert dès la naissance et constituerait notre être de façon propre. Nous en serions tous comptables, nous la recevrions par héritage et elle devrait être transmise de la même façon ; c’est pourquoi l’on continue à dire que l’on parle ici la langue de Molière, là la langue de Shakespeare, là encore la langue de Goethe, Dante, ou de Cervantès, alors qu’à l’évidence ce sont d’autres langues que nous parlons.
Il est clair que la langue est nécessaire à la constitution d’une identité collective. Il est clair qu’elle garantit la cohésion sociale d’une communauté et qu’elle en constitue d’autant plus le ciment qu’elle s’affiche. C’est par elle que se fait l’intégration sociale et c’est par elle que se forge la symbolique identitaire. Il est également clair que la langue nous rend comptables du passé, crée une solidarité avec celui-ci, fait que notre identité est pétrie d’histoire et que, de ce fait, nous avons toujours quelque chose à voir avec notre propre filiation aussi lointaine fût-elle.
Pourtant, on peut se demander si c’est la langue qui a un rôle identitaire ou le discours, c’est-à-dire la manière de la mettre en œuvre. Contre une idée bien répandue, il faut dissocier langue et culture, et associer discours et culture. Si langue et culture coïncidaient, les cultures française, québécoise, belge, suisse, voire africaine, maghrébine (à une certaine époque) seraient identiques, sous prétexte qu’il y a communauté linguistique. Et il en serait de même pour les cultures brésiliennes et portugaise d’une part, et pour les différentes cultures des pays de langue espagnole ou anglaise en Amérique et en Europe. Or, est-on sûr de parfaitement se comprendre malgré l’existence d’une langue commune ?
Ce ne sont pas tant les mots dans leur morphologie ni les règles de syntaxe qui sont porteurs de culturel, mais les manières de parler de chaque communauté, les façons d’employer les mots, les manières de raisonner, de raconter, d’argumenter pour blaguer, pour expliquer, pour persuader, pour séduire qui le sont. Il faut distinguer « la pensée en français, en espagnol ou en portugais » de « la pensée française, espagnole, argentine, mexicaine, portugaise ou brésilienne ». On peut exprimer une forme de pensée construite dans sa langue d’origine à travers une autre langue, même si celle-ci a, en retour, quelque influence sur cette pensée. A l’inverse, une langue peut véhiculer des formes de pensée différentes. Tous les écrivains qui se sont exprimés directement dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle en sont la preuve vivante (maghrébin, polonais, hongrois, latinos).
C’est que la pensée s’informe dans du discours, et le discours, c’est la langue à laquelle s’ajoute la spécificité des procédés de sa mise en œuvre. Or, cette mise en oeuvre dépend des habitudes culturelles du groupe auquel appartient celui qui parle ou écrit. La grande question est : est-ce qu’on change de culture quand on change de langue ? La réponse n’est pas simple.
Il est d’autant plus difficile de répondre à ces questions, que, parfois, dans certaines circonstances historiques, l’identité linguistique en tant que langue se fond avec une identité ethnique, sociale ou nationale. Cela se produit chaque fois qu’une communauté se sent menacée (comme au Québec), ou veut reprendre une identité perdue (comme dans les pays ou régions qui ont connu une colonisation culturelle ou politique). Il faut se poser ces questions et ne pas donner pour acquis ce qui est symptôme de l’état identitaire d’un groupe social. En tout cas, cela nous incite à reconnaître qu’aucune langue, en soi, n’a vocation à l’universalité. D’ailleurs, on le sait, les langues ne disparaissent pas à cause d’une faiblesse inhérente à leur système, mais pour des raisons politiques, économiques et sociales : la volonté des Etats qui cherchent à étendre leur hégémonie (imposition) ou à préserver leur intégrité (défense), la volonté des peuples de faire vivre leurs différences.
C’est au nom de ces imaginaires que se créent divers communautarismes : d’états-nations, de territoires, de groupes, d’ethnies, de doctrines laïques ou religieuses. Mais le communautarisme renferme des pièges : le piège d’enfermement des individus dans des catégories, dans des essences communautaires, qui ne les fait agir et penser qu’en fonction des étiquettes qu’ils portent sur le front ; le piège de double exclusion, de soi vis-à-vis des autres et des autres vis-à-vis de soi, qui parfois les fait déclamer des slogans de « mort à l’autre » ; le piège d’autosatisfaction qui consiste à se complaire dans ses propres revendications, revendications qui ne peuvent qu’exacerber les tensions entre communautés opposées et qui empêchent de voir comment est le reste du monde,. C’est là l’origine des conflits pour le marquage d’une différence et l’appropriation d’un territoire, comme on le voit dans les Balkans, au Moyen-Orient ou en Espagne. A l’inverse, l’imaginaire de la puissance, de l’efficace, voire de la justice (étendre l’égalité au plus grand nombre), conduit à l’extension, l’expansion et le rassemblement du plus grand nombre (force d’intercourse), en suivant un processus d’homogénéisation uniformisante.
Il faut défendre l’idée que l’identité culturelle est le résultat complexe de la combinaison : entre « continuisme » des cultures dans l’histoire et « différencialisme » du fait des rencontres, des conflits et des ruptures ; entre la tendance à l’« hybridation » des formes de vie, de pensée et de création, et la tendance à l’« homogénéisation » des représentations à des fins de survie identitaire.
Ainsi voit-on se dessiner ce que doit être notre responsabilité à nous, enseignants : former, éduquer les esprits pour donner des armes qui permettent d’analyser les événements sociaux et rendent les générations à venir plus conscientes des enjeux de la vie sociale. L’enseignement, et particulièrement celui des langues, devrait être l’occasion d’inculquer cette complexité identitaire, L’occasion de découvrir « l’autre pour soi », d’apprendre que « l’être-moi » se fait à travers « l’être-autre ». Évidemment, c’est plus facile à dire qu’à faire. Mais que cela ne nous empêche pas d’essayer de traiter cette question lorsqu’on enseigne une langue étrangère ou seconde. Que cela ne nous empêche pas de nous demander comment arriver à créer ce rapport de miroirs. Chacun s’y prendra comme il pourra, selon le public auquel il a affaire et les circonstances dans lesquelles il enseigne. Mais peut-être que cela n’est possible que si les enseignants, eux-mêmes, prennent la mesure de ce que les différences identitaires mettent en jeu.