Il serait trop long, et peut-être fastidieux pour les non-spécialistes en analyse du discours, d’exposer dans le détail à la fois des présupposés théoriques et la définition d’une notion comme celle de "contrat médiatique". Pourtant, il n’est pas de description d’un phénomène, d’analyse de ses composantes et de son fonctionnement qui ne dépendent d’un cadre théorique. Penser, c’est toujours, qu’on le veuille ou non, penser dans un cadre de référence. Il n’y a pas de pensée universelle, il n’y a que des pensées locales, relatives à des points de vue. C’est du moins la condition pour pouvoir discuter des propositions faites par les uns et lles autres. Deux mots donc sur mon point de vue, nécessaire à la compréhension de la notion qui nous occupe ici.
Je pose tout d’abord que tout acte de communication se fait "en situation". Il n’existe pas d’acte de communication en soi : on ne peut jamais rendre compte d’un acte de communication si on ne rend pas compte aussi de la situation dans laquelle il s’inscrit. Une situation de communication se définit par les réponses qui sont apportées aux quatre questions qui en constituent ses composantes, à savoir : « On communique pour quoi dire ? » dont la réponse définit la finalité ou la visée de tout acte de communication ; « Qui communique avec qui ? » dont la réponse détermine l’identité des partenaires de l’échange ; « On est là pour communiquer à propos de quoi ? » dont la réponse définit le propos, le thème, qui fait l’objet de l’échange entre les deux partenaires ; enfin, « Dans quelles circonstances communique-t-on ? » dont la réponse permet de tenir compte des conditions matérielles et physiques dans lesquelles se déroulent la communication. Toute situation de communication ainsi définit constitue un cadre de contraintes dont devront tenir compte les partenaires de l’échange faute de quoi il n’y aurait pas d’intercompréhension possible. Ces partenaires se trouvent donc dans une relation de réciprocité et de reconnaissance de la finalité de leur situation de communication, de leur identité, du propos qu’ils échangent et des circonstances dans lesquelles ils se trouvent, raison pour laquelle je propose la notion de « contrat de communication » pour expliquer le phénomène de la communication sociale.
Comment se définit un tel contrat lorsqu’il s’agit de la communication médiatique ?
La finalité se caractérise par une double visée : d’"information", de "captation".
La visée d’information consiste à transmettre à l’autre, le citoyen, un savoir qu’il est censé ignorer. Mais pour que cet acte soit justifié, il faut que le savoir en question puisse être reconnu comme vrai. La visée d’information oblige à « dire le vrai ». Pour cela, les médias usent de procédés qui tendent à garantir le vrai de différents points de vue : en authentifiant les faits, à l’aide de documents, de pièces à conviction et de l’image qui donne l’impression que « la réalité, c’est ce qui est montré » ; en reconstruisant les faits passés à l’aide de témoignages et de documents divers susceptibles de présenter la réalité comme vraisemblable ; en révélant ce qui est tenu caché à l’aide d’interviews et d’enquête, de débats contradictoires ; enfin, en expliquant, c’est-à-dire en tentant d’apporter la preuve de ce qui est dit. Ainsi, on voit que les médias ont à résoudre un problème de crédibilité. Pour ce faire, il va leur falloir justifier que les événements dont ils traitent sont bien les plus importants, et cela s’obtient, entre autres procédés, par une solidarité de fait qui s’établit entre les différents supports médiatiques (presse, radio, télévision), chacun traitant des mêmes événements de façon à faire circuler un même type d’information. Dès lors, chaque média tire sa légitimité d’un : « c’est bien cela qui est le plus important, puisque tous les médias en parlent ». Mais leur légitimité passe aussi par un « savoir dire le vrai » qui repose autant sur la description des faits que sur leurs commentaires, l’un n’allant pas sans l’autre.
La visée de captation est orientée vers l’instance de réception. La concurrence économique entre les médias est telle que celle-ci, s’ajoutant à la finalité démocratique de l’information, oblige chacun d’eux à essayer d’atteindre le plus grand auditoire possible. Pour ce faire, les médias utilisent, chacun à sa façon, des types de procédés scénarisations du réel qui tendent à présenter les événements du monde de façon dramatique, en s’appuyant sur les croyances populaires et les émotions collectives [1].
On voit, ici, que la finalité de la communication médiatique avec sa double visée d’information et de captation est marquée au sceau d’une contradiction : la première exige un processus de « faire savoir » austère qui ne peut attirer les foules ; la seconde exige un processus de « faire ressentir », à travers une mise en scène dramatisante, qui ne peut que déformer. Or, une loi discursive de l’information dit que plus grand est le nombre de ceux auxquels on s’adresse, plus faible est la teneur en information, et, symétriquement, plus petit est ce nombre, plus forte peut être la teneur de l’information, mais plus faible, dans ce cas, serait la vocation démocratique des médias. L’information médiatique se soutient donc d’un équilibre difficile à tenir entre ces deux visées et ces trois logiques (commerciale, démocratique, d’influence), ce qui la distingue du discours propagandiste dans lequel prédomine la visée de captation.
L’identité des partenaires n’est pas la même selon qu’il s’agit de l’instance de production ou celle de réception :
L’instance de production doit remplir un certain nombre de rôles qui sont liés aux visées de la finalité : sélectionner, rapporter et commenter. Sélectionner pose évidemment le problème du choix des événements mais aussi celui de l’identification des sources. Les médias se trouvent alors dans un dilemme de vérification/scoop, le premier gage de crédibilité, le second de captation [2]. Rapporter pose le problème évoqué plus haut de fidélité au vrai. Commenter pose le problème du choix du type d’explication qui peut être mis en œuvre sachant qu’il ne peut prétendre ni à la scientificité (il serait incompréhensible), ni à l’historicité (manque de distanciation et absence de méthodologie) ni à la didacticité (trop austère).
Une fois de plus, l’instance médiatique se trouve dans une série de contradictions : elle se voudrait médiatrice, or elle construit et impose ; elle se voudrait révélatrice de vérités cachées, or sa dénonciation a des effets pervers ; elle se voudrait historienne du temps présent, or elle ne peut qu’établir quelques corrélations ; enfin, elle se voudrait accessible, or elle ne fait que simplifier.
L’instance de réception, si on la considère du point de vue de l’instance de production, c’est-à-dire comme cible visée, est construite comme un ensemble flou de connaissances et de croyances dont les médias essayent de toucher diverses valeurs : les unes intellectives (celles qui sont susceptibles de déclencher intérêt et crédibilité), les autres affectives (celles qui sont susceptibles de toucher l’émotion du public par l’inattendu, le répétitif, l’insolite, l’inouï, l’énorme, le tragique).
De par la nature identitaire des partenaires de la communication médiatique, il semble bien que celle-ci soit une « transaction sans échange » comme le dit Jean Baudrillard, du fait que l’instance de production est composite (on ne sait pas qui est le responsable de l’acte d’énonciation) et que l’instance cible est construite par celle-ci, l’instance publique ne servant que d’alibi.
Le propos des médias d’information, ce dont ils parlent, touche à ce qui se passe dans le monde et, plus particulièrement ici, aux événements qui se produisent dans ce qui est appelé l’« espace public ». Si l’on postule que ce n’est jamais la réalité à l’état brut qui est communiquée, mais une construction de celle-ci [3], on comprendra que les médias ne transmettent pas l’événement à l’état brut, mais un événement construit par le média. Cette construction se fait selon trois principes : un principe de perception, un principe de saillance et un principe de prégnance. Selon le principe de perception, il faut que l’être humain soit en mesure de voir ce qui s’est modifié dans le monde. Ce serait le rôle des médias de le faire percevoir, mais cela renvoie au problème de la sélection évoqué plus haut. Selon le principe de saillance, un événement serait d’autant mieux perçu et aurait d’autant plus d’intérêt qu’il briserait le continuum des routines et des normes. Les médias ne se privent pas de procéder à cette mise en évidence. Selon le principe de prégnance, on saisit d’autant mieux la signification d’un événement qu’il s’intègre dans des systèmes de références déjà connus. Les médias, à cette fin, cherche à décrire et commenter les événements en s’appuyant sur ces systèmes de références, les plus larges possibles.
Cela amène à deux conclusions : d’une part, les médias sont quasiment condamnés à construire un monde médiatique selon le principe de saillance au nom de la visée de captation et à produire un commentaire selon le principe de prégnance le moins informatif puisque le plus largement partagé, ce qui tend à produire ce que l’on appelle communément de la rumeur ; d’autre part, l’espace public n’est pas celui d’une supposée réalité, mais celui des médias. Du même coup cet espace public est trompeur dans la mesure où il est présenté comme homogène, alors qu’il est fragmenté du fait de la multiplicité des perceptions que l’on peut avoir de celui-ci (vie professionnelle, domestique, quotidienne, associative, politique). « Il n’y a d’événement que sous une description » dit le philosophe Paul Ricoeur.
La télévision, ce n’est pas seulement de l’image, ni non plus seulement de la parole. La télévision, c’est de l’image et de la parole, de la parole et de l’image, et du fait de cette indissociabilité, c’est un média dans lequel entrent en conflit deux processus cognitifs : visibilité et lisibilité. Le processus de visibilité saisit le monde de façon globale. C’est un processus de perception dans lequel prédominent les sens, et qui a besoin du relais du langage pour ce qui est de son intelligibilité. Le processus de lisibilité saisit la signification du monde de façon "discrétisée", par un processus d’intelligibilité reposant sur un système de "double articulation" qui permet de conceptualiser (c’est-à-dire de procéder à une construction intellective).
Mais la télévision, ce n’est pas pour autant l’image cinématographique dans la mesure où le contrat de communication renvoie ici à une “référentialité”, alors qu’au cinéma elle renvoie à de la "fictionalisation”. L’origine énonciative de la télévision est, par contrat, "référentialisante", chargée qu’elle est de rendre compte du monde de la réalité (ce qui ne l’empêche pas de créer des effets de fiction), alors que l’origine énonciative de la télévision est, par contrat, "fictionalisante", se donnant pour projet son propre imaginaire du monde (ce qui ne l’empêche pas de créer des effets de réel). Cela fait que l’image télévisuelle, dans sa visée informative, développe trois fonctions. Une fonction de désignation-monstration qui donne l’illusion que ce qui est en train de se produire est bien authentique. Une fonction de figuration qui tend à rendre vraisemblable ce qui a déjà eut lieu, en produisant tantôt des effets de réalité, tantôt des effets de fiction dramatisants
. Une fonction de visualisation de ce qui ne se voit pas à l’œil nu (schémas, tableaux, figures) afin d’expliquer le monde et d’apporter un surcroît de crédibilité aux commentaires.
Les particularités du média télévisuel ont des effets, parfois pervers, sur les données du contrat d’information. En effet, c’est là où un média semble avoir, grâce à l’image, le meilleur moyen de prouver l’authenticité ou la réalité des événements que sont produits le plus d’effets de fiction. Et ce pour plusieurs raisons.
L’image se donne comme transparente, or elle ne propose qu’une partie (cadrage) de la réalité, et de plus l’insère dans une scénarisation particulière qui fait lire l’événement d’une certaine façon. La visibilité que propose la télévision est celle d’une "figuration scénarisée" qui ne relève plus de la monstration mais du jeu de la vraisemblance d’une réalité qui n’est plus présente mais seulement possible. Du même coup, ce qui est donné à voir relève d’un imaginaire qui dépend des références expériencielles que chacun a dans sa tête.
L’événement, cette partie de l’espace public dont la télévision est chargée de rendre compte, est construit, au nom du principe de saillance, selon ce qui est le plus en rupture avec l’habituel et ce qui est susceptible de toucher directement l’émotion. D’où une mise en spectacle dans laquelle nous est montrée l’image d’un « monde souffrant » [4] et le spectacle d’une « démocratie en lutte » [5].Dès lors, l’espace public médiatique qui est proposé par la télévision possède deux caractéristiques : d’une part, il est par définition l’espace du « désordre social », et, ce faisant, il ne peut être qu’interpellatif ; d’autre part, ce désordre social étend son champ d’action en allant jusqu’à mettre en scène ce qui se passe dans l’espace privé, comme s’il était maintenant nécessaire de fictionaliser l’intime [6].
L’instance médiatique devient, plus que jamais dans la communication télévisuelle, une instance qui impose un « à voir » par sa sélection des événements les plus saillants, oriente le regard par ses mises en scène, déclenche des imaginaires et pervertit ainsi l’information en la fictionalisant. Mais elle a aussi une autre caractéristique, celle de ne pas avoir une origine énonciative unique (comme serait celle de l’auteur de film et de roman). Son origine énonciative est multiple (l’événement, la filmation, le montage, la diffusion, le commentaire et la régie). Dès lors, on est en droit de se demander qui peut répondre de la validité de l’information ? qui en est le responsable ? Cela pose un certain nombre de problèmes juridiques, mais du point de vue sémiologique la réponse serait : le responsable est « la machine médiatique ». Et, dès lors, ce responsable est vu (dans les représentations sociales) comme un monstre de froideur, un calculateur implacable, un manipulateur cynique. On est en plein genre fantastique.
L’instance constituée par les téléspectateurs, enfin, se trouve placée, par voie de conséquence, dans plusieurs illusions : illusion de « co-temporalité » : ce qui est montré se trouverait dans le même flux que celui de la conscience du téléspectateur, le reste du monde s’abolissant ; illusion de « transparence » : il n’y aurait rien entre moi et ce qui est montré, l’écran ne pouvant être qu’une surface parfaitement translucide (ou un miroir parfaitement fidèle) ; illusion de « compréhension immédiate » : ce qui m’est montré vaut pour son authenticité, ce qui m’est dit vaut pour ce que je dois comprendre. Alors que le temps de l’actualité est un temps présent-passé qui est hors de l’actualité du sujet regardant ; alors qu’entre l’objet montré et le sujet regardant il y a les diffractions des scénarisations., et que le récepteur est placé en position de spectateur sans échange possible ; alors que la compréhension exige un contrôle des mirages produits par les sens que l’image télévisuelle sollicite de manière hypertrophique du fait de sa compacité anti-analytique.
La machine télévisuelle, comme on peut le voir, est une machine complexe. D’une part à cause des procédés de mise en scènes de l’information dont on ne sait jamais quelle réalité ils nous donnent à voir, d’autre part à cause du fait qu’on n’est jamais sûr que les effets qu’elle vise coïncident avec ceux que construisent les téléspectateurs qui sont divers, enfin, à cause des caractéristiques de l’image comme lieu par excellence de projection des imaginaires sociaux.
Du coup, cette machine produit des effets pervers par rapport à ce que serait l’idéalité du contrat d’information médiatique. Elle produit une fictionalisation à outrance, malgré la visée de faire savoir, une simplification exagérée, malgré la visée d’explication, une spectacularisation organisée, malgré la visée de crédibilité. Nous dirons qu’à l’intérieur du contrat de communication médiatique, la télévision d’information représente un sous contrat dont la dominante est la spectacularisation de l’événement.