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L’argumentation n’est peut-être pas ce que l’on croit

revue Le français aujourd’hui n°123, Association Française des Enseignants de français, Paris, 1998

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Introduction

Questions

Il n’y a pas pas de question relative au langage qui soit simple à traiter, mais celle concernant l’argumentation est peut-être l’une des plus difficile, en tout cas l’une des plus piégeante.

Dans quel sens faut-il entendre cette notion ? Dans un sens général, renvoyant au fait que tout acte de langage serait de quelque manière que ce soit argumentatif ? Dans un sens restreint qui considérerait que l’activité argumentative ne serait qu’une activité parmi d’autres comme la descriptive ou la narrative ? Et si l’on accepte l’existence de cette notion, peut-on parler indifféremment d’argumentation, d’explication, de démonstration, de persuasion : sont-ce de simples variantes, d’autres catégories, des sous-catégories ? Est-ce que toute argumentation inclurait une explication, ou serait-ce l’inverse ? Est-ce que toute argumentation serait en même temps une information ?

Si l’on aborde cette question par le biais des types de textes, on a encore plus de mal à s’y retrouver. : une recette de cuisine, une notice pharmaceutique, le texte rédactionnel d’une publicité, un article d’une revue scientifique, la leçon d’un manuel scolaire, telle chronique journalistique, peuvent-ils être parfaitement distingués comme étant argumentatif, explicatif, persuasif ou démonstratif ? Corrélativement, quels seraient les critères qui permettraient de distinguer un texte argumentatif d’autres types de textes ? Seraient-ce les marques d’enchaînement logique (connecteurs) ? Autrement dit un texte serait-il argumentatif au vu de sa seule manifestation explicite, et ne pourrait-il donc être implicitement argumentatif ?

Enfin, on pourrait prendre les choses par un autre bout, et se demander à quoi sert l’argumentation ? Quelle est sa finalité communicative et sociale (qu’est-ce qui fait que dans une circonstance de communication donnée on choisit plutôt de raconter, de décrire ou d’argumenter), et si cette finalité ne permettrait pas de classer différents types de discours ?

Quelques réflexions préalables

Tout d’abord quelques réflexions qui permettront de voir les différents enjeux que révèlent ces questions.

Un premier enjeu autour de la question de savoir si c’est l’argumentation ou le récit qui serait le tout du langage.

Depuis l’Antiquité, existe une double réponse. L’une défend l’idée que “tout est argumentation”, arguant du fait qu’en présence de tout énoncé, serait-ce celui du poète (“le ciel est bleu comme une orange”), on pourrait se demander : “pourquoi dit-il cela ?” ou “pourquoi le dit-il comme ça ?”, ce qui conférerait à tout énoncé ou acte de langage une orientation argumentative [1]. L’autre réponse défend l’idée que “tout est récit”, parce que celui-ci serait ce qui permet à l’homme de raconter le monde et donc de se raconter faisant que le langage servirait essentiellement à décrire une quête, celle de la destinée humaine [2]. Évidemment, ces deux aspects seraient liés, mais dans chacune de ces positions l’un dominerait l’autre : pour l’argumentation, le récit ne serait qu’une expansion descriptive nécessaire à remplir de chair sémantique les arguments de la chaîne de raisonnement ; pour le récit, l’argumentation ne viendrait qu’en appui de la description des faits.

Ainsi récit et argumentation révéleraient deux attitudes différentes mais complémentaires du sujet parlant. Celle qui consiste à produire du récit, c’est à dire à décrire les qualités des êtres du monde et leurs actions, ne s’impose pas à l’autre (celui qui reçoit le récit) ; elle lui propose au contraire une scénarisation narrative du monde dans lequel il peut être parti prenante. Cette attitude peut être dite projective : elle permet à l’autre de s’identifier aux personnages de la narration.

En revanche, celle qui consiste à produire de l’argumentation, c’est à dire à expliquer le pourquoi et le comment des faits, oblige l’autre à s’inclure dans un certain schéma de vérité. Cette attitude peut être dite impositive : elle impose à l’autre son mode raisonnement et ses arguments. Ces deux attitudes se mélangent, s’interpénètrent dans bien des actes de communication, mais on peut considérer que selon les situations et les enjeux de communication chacune sera à son tour dominante.

Un deuxième enjeu autour de la question de savoir si l’argumentation relève d’une activité de pensée, d’une activité de langue ou d’une activité de discours.

Déclarer que l’argumentation relève d’une activité de pensée renvoie à la tradition des études de logique qui dans la filiation de la philosophie platonicienne accordent à la pensée une autonomie vis à vis du langage : la pensée réaliserait des opérations de raisonnement indépendamment du langage, celui-ci n’étant qu’une simple (et parfois mauvaise) manifestation. Ici est affirmée l’existence d’une logique formelle (celle des syllogismes et des conditions nécessaires et suffisantes, reprise et entretenue par la logique mathématique) comme référence et garant de la bonne argumentation.

Déclarer que l’argumentation relève d’une activité de langue témoigne d’une prise de parti radicalement opposée à la précédente. Ce point de vue affirme que ce qui concerne le raisonnement ne peut être saisi qu’à travers l’activité de langage, et que celui-ci impose sa propre logique, dite “logique naturelle” [3]. L’argumentation doit donc être étudiée comme un phénomène strictement langagier. Mais certains vont encore plus loin en tentant de démontrer que c’est “dans la langue” que se trouve l’argumentation [4]. Il s’agit ici de considérer que les mots (grammaticaux et lexicaux) possèdent en eux-mêmes une force d’orientation sémantique ; cette orientation ils l’ont acquise à force d’emplois dans des contextes récurrents, et de plus, elle se trouve renforcée ou infirmée selon les particularités sémantiques des autres mots du contexte. Ainsi tout énoncé participerait d’un faire croire et le choix de chaque mot se ferait selon l’orientation argumentative de celui-ci [5].

Enfin, déclarer que l’activité argumentative relève du discours renvoie à ladite tradition des études de rhétorique argumentative, du moins celles qui tentent de décrire les catégories et les mécanismes de mise en oeuvre du langage à des fins de persuasion. On sait que cette tradition, forte dans la philosophie classique, a connu des moments de déclin puis de résurgence et, à l’heure actuelle, un certain regain [6].

Un troisième enjeu autour de la question de savoir si un texte argumentatif sera déclaré tel par son aspect explicite (on peut y repérer des marques spécifiques comme les connecteurs et un certain type de construction phrastique), ou si peut être également considéré argumentatif un texte par son organisation implicite. Par exemple, peut-on dire qu’une recette de cuisine est un texte argumentatif même s’il ne comporte aucun connecteur ?

Cela pose la question des critères qui devraient permettre de différencier les textes : sont-ce des critères qui renvoient aux caractéristiques formelles des textes, ou des critères qui renvoient à la finalité de la situation dans laquelle s’inscrit le texte ? Un “témoignage” par exemple, qui est à la fois un mini-récit pouvant avoir une valeur de preuve, sera-t-il reconnu à des marques particulières ou au fait qu’il se trouve dans une situation qui lui donne statut de témoignage ? Répondre à ces questions suppose que l’on ait recours à une théorie des genres et des types discursifs.

Enfin, un enjeu autour de la question de savoir quelle est la finalité communicationnelle de l’argumentation.

Si l’on considère cette question du point de vue du jugement social, à travers ce que l’on appelle le “discours circulant” qui est porteur de représentations, on s’aperçoit qu’avoir une attitude argumentative, ou parler d’argumentation, déclenche des jugements opposés : tantôt positifs, au motif que cette attitude révèle, de la part de celui qui argumente bien, rigueur de pensée, maîtrise du raisonnement, force de persuasion et savoir dire (“son raisonnement est sans faille”, “il a des arguments imparables”) ; tantôt négatifs, du fait qu’elle est ressentie comme coercitive, le sujet argumentant s’imposant à l’autre, occupant la parole longuement et se mettant en position haute par rapport à son interlocuteur (“quel raisonneur !”, “quel donneur de leçon !”).

Quant à l’école, autre lieu ayant affaire à cette question, on devine, à analyser ce que disent les instructions, ce que proposent les manuels et ce que révèlent des enquêtes faites auprès des enseignants, un malaise certain qui n’apparaît pas lorsqu’il est question d’autres objets d’enseignement. Comment enseigner l’argumentation ? à l’occasion d’activités telles que la dissertation littéraire, l’analyse grammaticale ou logique, l’analyse des textes, la production de textes non littéraires ? Et d’ailleurs, la classe de français est-elle bien le lieu de l’apprentissage de la logique de la pensée ? ne serait-ce pas plutôt dans la classe de mathématiques ? mais s’agit-il de la même rigueur de pensée que celle qui est exigée pour l’écriture d’un texte [7] ?

On voit, à travers cette série de questions et de réflexions, que l’on ne peut répondre ponctuellement à chacune d’elles sans proposer un cadre général de traitement de cette notion. Le mien sera un cadre d’analyse de discours qui tente de définir les conditions sémiolinguistiques de la communication.

Proposition d’un point de vue

Je continue à défendre l’idée —déjà exposée dans différents écrits— que tout acte de langage ne signifie qu’en fonction de la situation de communication dans laquelle il est produit, de l’identité et de l’intentionnalité du sujet qui en est le responsable, du propos dont il est question (la thématisation), et des circonstances matérielles dans lesquelles il se trouve. L’argumentation est donc considérée comme une pratique sociale (ordinaire ou savante) dans laquelle le sujet voulant argumenter se trouve à la fois contraint par les données de la situation communicationnelle qui le surdétermine, et en même temps libre de jouer avec ces contraintes, disposant d’une marge de manoeuvre qui lui permet de réaliser son propre projet de parole et faire oeuvre de stratégies. C’est donc au croisement de ces deux espaces de contrainte et de liberté que se constitue la spécificité d’un acte de langage. L’argumentation ne doit pas être jugée en référence à un modèle absolu de “pensée logique” (l’argumentation savante) ; celle-ci n’est pas meilleure qu’une autre, elle est simplement différente. Chaque situation de communication produit son propre cadre de référence, et il n’y a donc pas lieu de parler de cadre fallacieux [8].

Cependant, étant donné que tout sujet parlant est amené à faire l’expérience de divers types de situations de communication, on peut faire l’hypothèse que, par récurrence et accumulation de ces expériences langagières, il est amené à découvrir et utiliser des manières d’argumenter qu’il finit par intégrer dans son esprit sous diverses formes : de schématisations abstraites qui correspondent aux conditions du comment argumenter (par opposition au comment décrire, comment raconter), de stocks d’arguments, et d’une réserve de procédés discursifs. Cela justifie que l’on essaye de définir ce que sont les conditions générales de l’activité argumentative du point de vue cognitif, situationnel et stratégique.

Les conditions énonciatives de l’activité argumentative

Le point de vue cognitif

L’activité argumentative se définit dans un rapport triangulaire dont les pôles sont : un sujet argumentant, un sujet cible auquel est proposée-imposée l’argumentation, et un propos sur le monde qui fait l’objet d’une quête de vérité. Il faut par conséquent que le sujet argumentant entraîne le sujet cible dans un même cadre de questionnement, qu’il lui propose un moyen de traiter ce questionnement et qu’il lui apporte en même temps le moyen de juger de la validité de ce traitement. Cela détermine les conditions énonciatives de base qui font qu’un discours sera reconnu comme argumentatif dès lors que le sujet argumentant se livrera à une triple activité : problématiser, élucider et prouver, sans préjuger pour l’instant de ce que pourrait être la spécificité de son projet de parole ni de la situation de communication (monolocutive ou interlocutive).

Problématiser est une activité cognitive qui correspond à “faire savoir”, non seulement ce dont il est question, mais aussi ce qu’il faut en penser. En problématisant, le sujet argumentant donne à son interlocuteur le moyen (plus ou moins explicite) de repérer le cadre de questionnement auquel il faut rattacher l’acte d’assertion [9]. Une assertion ne prête à aucune discussion (ni argumentation) tant qu’on n’en perçoit pas sa mise en cause possible : l’énoncé “le premier ministre démissionne” peut n’être qu’un simple constat ; il ne devient problématisé qu’à partir du moment où est envisagée l’assertion opposée “le premier ministre ne démissionne pas”, ce qui oblige à s’interroger sur les causes et les conséquences de cette opposition. Autrement dit, chaque fois qu’un locuteur profère un énoncé et que l’interlocuteur lui rétorque : “et alors ?”, cela veut dire qu’il n’en saisit pas la problématisation. Le questionnement peut porter sur l’énoncé ou sur l’acte d’énonciation lui-même : (a) s’il porte sur l’énoncé, il oblige l’interlocuteur à s’interroger, comme on l’a dit, sur ce qu’est la cause ou la conséquence du fait lui-même (pourquoi est-ce ainsi ? comment est-ce possible ? qu’est-ce qui va se produire ?) ; (b) s’il porte sur l’énonciation, il oblige l’interlocuteur à s’interroger sur ce qui autorise le locuteur à énoncer telle assertion (“pourquoi dites-vous ça ?”), et sur ce qui autorise le locuteur à impliquer l’interlocuteur (“pourquoi me dites-vous ça, vous, à moi ?”).

Problématiser consiste donc à proposer-imposer un cadre de questionnement qui met en opposition deux assertions [10] à propos de la validité desquelles le sujet cible est amené à s’interroger.

Élucider est une activité cognitive qui correspond à un “faire comprendre” les raisons qui sont censées expliquer l’état du fait asserté ou les conséquences possibles de celui-ci sur la suite des événements. Toute élucidation présuppose donc que le fait soit avéré, que son existence ne soit pas mise en cause. Il ne s’agit pas ici de prouver l’existence ou l’authenticité du fait, mais d’expliquer le pourquoi et le comment du fait. Élucider, c’est entrer dans l’univers discursif de la causalité et non dans celui de l’existentialité événementielle. L’univers de la causalité s’inscrit nécessairement dans le temps, et il a donc quelque chose à voir avec l’expérience que l’homme peut avoir de la succession des événements du monde et du type de relation que ceux-ci entretiennent entre eux.

La causalité, comme on l’a déjà dit, a donc partie liée avec le récit des événéments. Cette causalité comprend deux aspects selon qu’on la considère en amont ou en aval du fait décrit.

En amont, se trouvent les causes susceptibles d’avoir été à l’origine du fait. Vis à vis de celles-ci, l’élucidation peut consister à donner comme origine le fait immédiatement antérieur ou une succession de faits. On aura affaire ici à une élucidation qui explicite ce que l’on pourra appeler des causes immédiates. Mais l’élucidation peut également chercher à fournir des origines multiples, des éléments divers dont la convergence, par un jeu de parallélismes et d’analogies, deviendrait indice d’explication. On aura affaire ici à une élucidation qui analyse des causes profondes.

En aval, se trouvent les conséquences possibles des faits. Celles-ci, évidemment, ne peuvent être que de l’ordre du possible imaginé dans un futur plus ou moins immédiat : si ce futur est plus immédiat, on parlera de prévision, laquelle suppose en outre qu’ait été opéré un calcul rationnel qui la rende valide (comme pour la météo) ; si ce futur est moins immédiat, on parlera de prédiction, laquelle repose plutôt sur une vision non rationnelle des événements à venir, vision que le sens commun appelle sentiment, intuition, voyance ou prophétie.

C’est dans le cadre de cette activité d’élucidation que sont mis en oeuvre certains modes de raisonnement (déductif, inductif, restrictif, associatif, analogique, etc.) [11] dont le choix et la validité dépendent des contraintes de la situation de communication.

Prouver est une activité cognitive qui correspond à un “faire croire”, lequel sert à fonder la valeur de l’élucidation. En effet, problématiser et élucider ne constituent pas le tout du discours argumentatif. Il faut encore que le sujet argumentant se positionne par rapport à la validité des élucidations possibles et que, du même coup, il donne à l’interlocuteur les moyens de juger de la validité de l’acte d’élucidation qui a été mis en place à partir de la problématisation de départ. Il faut que ce dernier soit à son tour en mesure d’adhérer à l’élucidation proposée ou de la rejeter. Un lien de causalité entre deux ou plusieurs assertions ne peut être jugé qu’à la teneur de la preuve qui dira si ce lien est de possibilité, de probabilité, de nécessité ou d’inéluctabilité [12]. Il ne suffit pas d’établir un lien entre la consommation de tabac et la santé, comme dans “la consommation de tabac nuit gravement à la santé”, il faut encore pouvoir prouver que ce lien est de l’ordre du possible ou de l’inéluctable. C’est pourquoi il sera fait appel à des arguments d’ordre empirique, expérimental ou statistique, ayant une valeur éthique, pragmatique ou hédonique. Tout sujet argumentant est donc amené à choisir des arguments qui jouent un rôle de garant du raisonnement [13]. Par cette activité, tout en tentant de valider son raisonnement, il révèle en même temps son positionnement vis à vis des systèmes de valeurs qui circulent dans la société à laquelle il appartient..

Les contraintes de la situation

Mais les conditions de cette activité cognitive ne sauraient constituer le tout de l’argumentation, car celle-ci apparaît toujours dans une situation particulière d’échange langagier. L’ensemble des données d’un type de situation définissent ce que j’appelle un contrat de communication. Or, “la nature du cadre communicationnel et du contrat de communication apparaissent comme absolument déterminante pour la qualité des argumentations qui s’y déroulent” [14]. J’ai défini et justifié cette notion dans plusieurs écrits [15] et ne m’étendrai donc pas dessus. J’en rappellerai seulement les composantes et en donnerai un exemple.

Les composantes du contrat de communication sont au nombre de quatre : la finalité qui détermine le “pour quoi on parle”, l’enjeu de l’acte de communication ; l’identité des partenaires de l’échange qui détermine le “qui parle à qui” en fonction des statuts et des places que ceux-ci doivent occuper ; le propos qui détermine le “de quoi on parle”, le domaine thématique qui fait l’objet de l’échange ; enfin, les circonstances qui constituent les données matérielles du cadre de l’échange.

Ainsi, juger de la validité d’un discours argumentatif revient à s’interroger auparavant sur les caractéristiques du contrat dans lequel il s’insère. Prenons l’exemple du contrat d’information médiatique [16]. Celui-ci se caractérise par une double finalité de crédibilité et de captation. De crédibilité parce qu’il s’inscrit dans une logique symbolique de démocratie qui consiste à construire l’opinion publique ; de captation parce qu’il s’inscrit dans une logique commerciale qui l’oblige à s’adresser au plus grand nombre. C’est donc à un double problème de “véracité du discours” et de “séduction” auquel est confronté le sujet informant qui veut argumenter dans ce cadre, situation fort peu confortable dans la mesure où il doit à la fois : (a) expliciter la causalité immédiate des événements de la manière la plus vraie possible ; (b) analyser les causes profondes de l’événement, ce qu’il peut difficilement faire car il n’a pas suffisamment de distance par rapport à l’actualité événementielle ; c’est d’ailleurs pour cela qu’il est fait souvent appel à des experts extérieurs ; © faire preuve de neutralité ; (d) dramatiser son discours pour le rendre le plus attractif possible.

Les stratégies du sujet argumentant

Une fois mis en place le cadre de questionnement à l’intérieur des données du contrat de communication, le sujet argumentant peut développer des stratégies d’argumentation en fonction des visées d’influence qui correspondent à son projet de parole. On proposera de considérer que ces stratégies se développent autour de quatre enjeux, qui ne sont pas exclusifs les uns des autres, mais qui se distinguent néanmoins par la nature de leur finalité.

Un enjeu de légitimation qui vise à déterminer la position d’autorité du sujet, de sorte que celui-ci puisse répondre à : “au nom de quoi je suis fondé à argumenter ?”. L’enjeu de légitimation est donc tourné vers le sujet parlant lui-même (il est tourné vers le “je”) et peut se fonder sur deux types de position : (a) d’autorité institutionnelle, position qui est fondée par le statut du sujet lui conférant autorité de savoir (expert, savant, spécialiste) ou de pouvoir de décision (responsable d’une organisation) ; (b) d’autorité personnelle, position qui est fondée sur l’activité de persuasion et de séduction du sujet qui lui donne une autorité de fait, laquelle peut d’ailleurs se superposer à la précédente [17].

Cette position d’autorité du sujet est présupposée et perçue par l’autre, mais elle peut également ne pas être perçue ou être mise en doute ou même être contestée. Dès lors, le sujet peut être amené à produire un discours d’auto-justification [18].

Un enjeu de crédibilité qui vise à déterminer la position de vérité du sujet, de sorte qu’il puisse répondre à : “comment puis-je être pris au sérieux ?” (l’enjeu est donc orienté vers le “il”). Pour ce faire, le sujet peut choisir deux types de positions : (a) de neutralité, position qui l’amènera à effacer, dans son mode d’argumentation, toute trace de jugement et d’évaluation personnelle, que ce soit pour expliciter les causes d’un fait ou pour démontrer une thèse ; (b) d’engagement, ce qui amènera le sujet, contrairement au cas précédent, à opter (de façon plus ou moins consciente) pour une prise de position dans le choix des arguments ou le choix des mots [19], ou par une modalisation évaluative apportée à son discours. Cela produira un discours de conviction destiné à être partagé par l’interlocuteur.

Un enjeu de captation qui vise à faire entrer le partenaire de l’échange communicatif dans le cadre argumentatif du sujet parlant, de sorte que celui-ci puisse résoudre le problème de : “comment faire pour que l’autre puisse “être pris” par ce que je dis”. Pour ce faire, le sujet peut choisir deux types de visée : (a) polémique, visée qui l’amène à mettre en cause certaines des valeurs que défend son partenaire (ou un tiers qui fait référence), ou la légitimité même de celui-ci, visée qui l’amène à produire un discours d’interpellation [20] ; (b) de persuasion et de dramatisation, visée qui amènera le sujet à mettre en oeuvre une activité discursive faite d’analogies, de comparaisons, de métaphores, etc., qui s’appuie davantage sur des croyances que sur des connaissances, pour forcer l’autre à partager certaines valeurs ou à ressentir certaines émotions. Ainsi, le sujet qui argumente peut-il, au moment où il doit fournir une explication, mettre en scène deux types de causes qui sont susceptibles d’avoir chacune un effet dramatisant particulier : des causes humaines qui construisent un univers de discours dans lequel l’homme est jugé responsable, ce qui peut avoir un effet responsabilisant du fait que ce discours tendrait à la société un miroir dans lequel elle peut juger de la culpabilité des autres ou de sa propre culpabilité [21] ; des causes non humaines, qui construisent un univers de discours d’où l’homme est absent, le renvoyant du même coup à son impuissance face à des forces obscures qui le dépassent, ce qui peut avoir un effet déresponsabilisant du fait que ce discours tendrait à la société un miroir dans lequel elle ne pourrait voir que son implacable destinée [22].

Conclusion

Une fois de plus, ce sont les conditions d’une activité langagière qui ont été décrites ici, et non point un type de texte. Dès lors, on peut en tirer certains enseignements :

(a) tout d’abord, ne plus se référer à l’idée qu’il existerait une manière idéale d’argumenter et que donc ce serait à l’aune de cette référence idéale que pourrait être jugée l’argumentation. Certes, l’acte d’argumenter relève d’une certaine mécanique (l’activité cognitive), mais il ne peut être jugé et validé qu’en fonction des contraintes de la situation de communication et du projet de parole que le sujet met en oeuvre dans des stratégies. Du coup, il n’est plus de cadre fallacieux, chaque situation contractuelle produisant son propre cadre de validation [23].

(b) ensuite, ne pas chercher à tout prix des types de textes qui seraient définis comme uniquement argumentatifs, car les textes sont pluriels, relevant le plus souvent de types discursifs différents ; un genre textuel ne se définit pas tant par son mode d’organisation discursive (bien que celui-ci y soit pour quelque) que par ses conditions de production, conditions qui ne sont pas discursives mais situationnelles [24] ; cela oblige du même coup à ne pas réduire l’argumentation à sa seule partie explicite.

Enfin, faut-il préciser, qu’à traiter l’argumentation comme une pratique sociale dont on cherche à déterminer les conditions d’énonciation, on voit mieux comment peuvent s’exercer les jeux de manipulation et de contre-manipulation dans les échanges langagiers. Cela empêche de croire que l’argumentation serait l’apanage des seuls dominants et qu’elle serait le fait du seul sujet argumentant. L’argumentation concerne l’ensemble des partenaires de l’acte communicatif, ce qui montre le rôle que l’école peut jouer dans l’enseignement de cette activité langagière qui est l’outil principal de la formation de l’opinion publique.

Patrick Charaudeau
Université de Paris 13
Centre d’Analyse du discours

Parution : “L’argumentation n’est peut-être pas ce que l’on croit”, revue Le français aujourd’hui n°123, Association Française des Enseignants de français, Paris, 1998

Notes
[1] Cela est repris par exemple dans les travaux d’O. Ducrot.
[2] Cela est repris dans les travaux de P. Ricoeur
[3] Ainsi ont pu être mises en évidence les différences entre logique formelle et logique linguistique à propos des conditions nécessaires et suffisantes (voir les travaux de J.B. Grize et d’O. Ducrot).
[4] Voir Anscombre et Ducrot L’argumentation dans la langue, Mardaga, Bruxelles, 1983.
[5] Ainsi, n’est-il pas innocent de dire, à propos d’événements récents en ex-Yougoslavie : “Belgrade bouge” ou “La Serbie bouge”.
[6] Depuis les rhétoriciens de l’Antiquité, en passant par la nouvelle rhétorique de Ch. Perelman, jusqu’aux travaux récents des pragmaticiens (particulièrement anglo-saxons) et des analystes du discours politique.
[7] Cette question, malgré des avancées certaines dans le milieu de l’enseignement du français, est encore d’actualité si l’on en juge par la contradiction que révèlent les textes officiels entre les déclarations d’intention sur les finalités de l’enseignement et la description du contenu des programmes. On n’est pas encore tout à fait sorti des représentations qui sont nées au 19° siècle qui opposent “les philosophes qui pensent mais écrivent mal et les littéraires qui écrivent bien mais sans rigueur démonstrative.”
[8] Il vaut mieux utiliser cette notion, ainsi que celles de “paralogisme”, “raisonnement quasi-logique”, “arguments faibles”, etc., pour juger telle ou telle stratégie argumentative.
[9] Le cadre de questionnement qui correspond à “Et tout cela se passe à à peine deux heures de Paris” (commentaire du présentateur de télévision, lors du conflit en ex-Yougoslavie) se compose de deux assertions opposées : “ce conflit concerne la France” vs “ce conflit ne concerne pas la France”.
[10] C. Plantin parle pour sa part de “proposition” et “opposition” (voir L’argumentation, Mémo, Seuil, Paris, 1990).
[11] Voir notre Grammaire du sens et de l’expression (p.821 et sq.), Hachette, Paris, 1992.
[12] Voir notre grammaire, op.c., p.792
[13] Voir sur cette question du “garant”, Toumlin S. (1958), The Uses og Argument, Cambridge UP, Cambridge, et (1976), Knowing and acting, Macmillan, New York.
[14] C. Plantin, in communication au 1° Symposium sur l’analyse du discours, Madrid, 20-22 avril 1998 (à paraître)
[15] Particulièrement, “Le dialogue dans un modèle de discours”, in Les cahiers de Linguistique Française n°17, Université de Genève, Suisse, 1995.
[16] Voir Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Nathan, Paris, 1997 (p.189 et sq.)
[17] On sait que la position de l’enseignant se fonde sur une autorité institutionnelle de savoir et de pouvoir (sanction). Cependant ce qui fait différence entre tel ou tel enseignant repose sur une autorité personnelle acquise
[18] Ce que produisent par exemple les médias, chaque fois qu’ils sont accusés de désinformation, ou qu’ils veulent prévenir cette accusation
[19] Ex. : J.M. Le Pen choisissant d’attaquer ses adversaires par le choix du terme “l’établissement” au lieu de “l’establishment”.
[20] Un présentateur de JT : “Pourquoi l’ONU laisse-t-elle mourir des enfants ?”
[21] On le voit dans le traitement des affaires de corruption : il faut que soient identifiés un méchant, des victimes et si possible un héros.
[22] Par exemple dans l’information médiatique, c’est le cas des catastrophes naturelles ; mais la façon dont la télévision a traité les "snipers" de la guerre de Bosnie (images de gens qui, dans la rue, tombent sous les balles, et images de fenêtres derrière lesquelles on ne voit rien), participe également de cette stratégie.
[23] Voir note 8
[24] Voir notre "Les conditions d’une typologie des genres télévisuels d’information", revue Réseaux n°81, CNET, Paris 1997.
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "L’argumentation n’est peut-être pas ce que l’on croit", revue Le français aujourd’hui n°123, Association Française des Enseignants de français, Paris, 1998, consulté le 21 novembre 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/L-argumentation-n-est-peut-etre,151.html
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