Étant donné la propension à notre époque, de la part des milieux journalistiques et de certains intellectuels, à traiter de questions psychologiques et sociales sans définir termes, notions et concepts, je voudrais tenter ici de catégoriser, à l’intérieur de la visée d’influence des actes de langage le phénomène du « discours propagandiste » que, pour l’instant, je distinguerai de la notion de « propagande ». Et pour cela, il me faut commencer par dire ce qui me semble utile d’éviter de faire.
Tout d’abord, éviter de partir de notions préconçues, c’est-à-dire définies de façon plus ou moins essentialisées, qui sont prises pour argent comptant, et dont on ne sait pourtant si elles sont bien distinguables. Par exemple, autour de la notion vague de manipulation circulent des termes tels que propagande, rumeur, désinformation, endoctrinement, intoxication, complot, conjuration, conspiration, et même, bien sûr, publicité comme parangon de la manipulation des esprits à des fins marchandes. Comment les distinguer ? d’autant qu’ils sont souvent employés les uns pour les autres. Parfois, il est vrai, on avance des critères de distinction. Par exemple, la propagande se distinguerait de la rumeur en ce que la première serait volontaire et non la seconde ; mais on sait que, d’une part, il y a des rumeurs qui sont lancées volontairement puis entretenues périodiquement par ce que l’on appelle « des fuites », prenant ainsi des allures de propagande, d’autre part, il y a des discours de propagande bien calculés et ciblés qui échappent à leurs auteurs, s’étendent au-delà de leur cible se convertissant en rumeur. Par exemple, on veut distinguer propagande d’endoctrinement en réservant la première au domaine politique et le second au domaine religieux ; mais l’existence des régimes totalitaires nous montre que les deux se confondent dans une sorte de « social divin » comme le suggéra Durkheim. Quant à la désinformation, n’est-elle par présente aussi bien dans la propagande et l’endoctrinement que dans la rumeur ?
A cette difficulté de distinction de ces notions s’en ajoute une autre : celle de l’a priori moral qui affecte ces différentes notions et qui empêche de les analyser dans leur fonctionnement. La manipulation est-elle toujours mal intentionnée, et n’est-elle pas toujours le fait de l’autre ? Ne peut-on considérer que séduire l’autre, c’est toujours le manipuler pour le meilleur ou pour le pire ? C’est le problème qui nous est posé par les discours « révisionnistes » : sont-ils des pures manipulations de l’opinion publique à des fins électorales, des tentatives de contre-propagande qui considèrent que c’est le discours inverse qui est propagandiste, procèdent-ils de convictions sincères qui voudraient établir une certaine vérité ? La plupart du temps, nous balayons ces questions tant il nous paraît insupportable d’accepter ces discours. Enfin, qu’en est-il des mythes et légendes qui, à certaines époques et encore actuellement dans certaines cultures, tiennent lieu, par leurs récits épiques et épidictiques de modèles de vie qu’il faudrait suivre à tout prix ?
Éviter encore, d’analyser ces notions dans la totalité du circuit de communication sociale, comme cela est fait dans certains écrits, car il est bien difficile d’y établir des rapports de causalité certains ; par exemple, si l’on prend le cas de la Vache folle, ou maintenant de la Grippe aviaire, on a vue —et on voit— s’entrecroiser : un discours spécialisé, celui de chercheurs qui analysent en laboratoire, avec leurs connaissances, le phénomène et tentent de mesurer le risque épidémiologique en termes probabilistes, et ce, sans motivation morale ; des discours qui circulent dans divers milieux, politiques, juridiques, économiques, et qui eux sont porteurs des intérêts en jeu dans chacun de ces milieux ; les discours qui sont diversement mis en scène, voire en spectacle, par les médias avec leurs effets de grossissement et d’essentialisation dramatisante ; le tout arrivant de façon fragmentée et dispersée aux yeux et aux oreilles d’un public lui-même hétérogène mais qui peut avoir des réactions collectives tantôt de résistance, tantôt de panique, selon son état d’esprit au regard du sentiment d’insécurité qui l’anime. C’est cet ensemble de connaissances plus ou moins expertisées qui se trouve à l’origine des prises de décision, et qui sont motivées par des raisons propres aux enjeux de l’action politique. On voit, qu’il est bien difficile d’établir une chronologie dans la chaîne de causalités, et de vérifier, à chaque instant la validité des discours qui circulent. Par exemple, des experts militaires prétendent que la guerre des Russes en Tchétchénie a été montée de toutes pièces par un pouvoir politique russe qui voulait à tout prix éviter le démembrement de l’empire soviétique, en provoquant et faisant circuler la rumeur de l’existence d’un groupe terroriste enraciné au Daghestan, en enclenchant une série d’attentats spectaculaires, ce qui justifia un discours de croisade contre le terrorisme et permis, par là même, une alliance de circonstance avec l’Amérique de Bush. Beau scénario de film d’espionnage comme an temps de la guerre froide, mais quelle preuve a-t-on de sa réalité ?
Enfin, éviter de confondre les points de vue d’analyse, car une chose est l’intention de sens que peut avoir un locuteur en produisant un discours, autre chose les sens possibles que peut véhiculer le discours produit, autre chose encore les effets que construit ou reconstruit le récepteur. Ces effets, il faudrait pouvoir les observer, les décrire, voire les mesurer, car c’est à travers les effets réellement produits que l’on voit si les discours visés s’avèrent effectivement manipulatoires. Or, on le sait, la question de l’étude de la réception des discours est délicate à étudier. Si, par exemple, on suit le modèle de Yale (Mc Guire) [1], on apprend que le réception d’un message dépend : (i) des possibilités d’exposition des récepteurs potentiels aux messages ; (ii) de l’exercice attentionnel des récepteurs qui dépend des catégories de populations et des circonstances contextuelles dans lesquelles sont reçus les messages (crises, intérêts, menaces, …) ; (iii) des facultés de compréhension qui correspondent à la position que le groupe occupe dans le monde du savoir ; (iv) des mouvements d’acceptation/rejet qui ne sont pas nécessairement liés à la compréhension des messages mais bien plutôt à l’état émotionnel du groupe ; (v) enfin, des facteurs de résistance au changement qui empêchent ou permettent transformation et évolution des comportements.
J’ai déjà proposé, pour clarifier méthodologiquement la posture d’analyse vis-à-vis de ces phénomènes, de distinguer trois lieux de pertinence : celui de la Production comme lieu des conditions de production des discours, celui de la Réception comme lieu des conditions d’interprétation des discours, et entre les deux, celui du Produit comme lieu de configuration des discours et des effets signifiants possibles, faisant le lien entre les effets visés du lieu de production et les effets produits du lieu de réception [2]. C’est donc dans ce lieu des effets possibles que je me situerai.
J’ai déjà exposé en d’autres lieux [3] les quatre principes qui, pour moi, fondent tout acte de langage : un principe d’altérité qui dit, dans une filiation phénoménologique, que la conscience de l’existence de soi dépend de la perception de l’existence de l’autre et de son regard : pas de Moi sans Toi, ce qui, transposé dans le domaine du langage, devient pas de Je sans Tu et réciproquement ; un principe d’influence qui dit que face à cet autre qui constitue une menace pour l’identité du Moi —pour le moins une interrogation (le syndrome du Persan de Montesquieu)— le sujet parlant tente de l’attirer dans son univers de discours ; un principe de régulation, car cet autre ayant son propre projet d’influence, il faut bien réguler cette rencontre à priori agonale ; enfin, un principe de pertinence qui, à l’instar de Sperber et Wilson, dit qu’il faut bien tenter de s’entendre à propos du monde et que pour ce faire les deux partenaires de l’acte de langage ont recours à des savoirs que l’on suppose communs.
Ces principes entraînent un certain nombre de conséquences discursives :
Cet ensemble de conditions de production de l’acte de langage donne au sujet parlant des instructions pour la mise en scène de son acte de langage et la mise en place de stratégies discursives de légitimation pour entrer en contact avec l’autre, de crédibilité pour imposer sa personne de sujet parlant à l’autre, de captation pour toucher l’autre.
Le discours propagandiste apparaît dans des situations dont la visée discursive est d’Incitation, ce qui donne au sujet qui le met en scène des instructions d’organisation discursive qui constituent les caractéristiques de ce type de discours.
La visée d’Incitation se caractérise par les données suivantes :
A cette visée d’Incitation correspondent divers types de discours : publicitaire, promotionnel et de propagande commerciale d’une part, politique en général et de propagande politique en particulier d’autre part. Il faudra dans un deuxième temps montrer les spécificités de chacun d’eux (voir ci-dessous).
De plus, le discours propagandiste se déployant dans un espace public, il apparaît dans des situations de communication qui sont structurées autour d’un même dispositif [5] dont les caractéristiques sont les suivantes :
Toutes ces caractéristiques du discours propagandiste le distinguent d’autres types de discours, comme les discours didactique, d’information, juridique ou scientifique, car ceux-ci correspondent à d’autres visées (de faire savoir, de faire savoir-faire, de prescription, de démonstration) et ne se trouvent pas constitutivement inscrit dans un dispositif triadique, même si a des fins de captation, il peut être fait recours à une instance d’opposition.
Ainsi, du fait de ces conditions de production de la visée d’Incitation, des instructions sont données au sujet propagandiste qui le conduisent à jouer de diverses stratégies de discours :
Dès lors, peuvent être distingués divers types de discours propagandiste, en prenant comme critères les composantes de toute situation de communication : le type de visée discursive, la nature du dispositif communicationnel avec ses différentes instances, la nature de chaque instance, la nature du contenu discursif véhiculé .
Pour ce faire on procèdera par comparaison en présentant des tableaux qui feront l’objet d’un commentaire explicatif.
Mais tout d’abord, voyons la différence entre des types de discours qui sont proches et parfois confondus : le discours propagandiste, le discours d’information et la rumeur dont le point commun est qu’ils circulent dans l’espace public, souvent avec un même type de support en impliquant des acteurs collectifs.
Discours informatif et discours propagandiste ont en commun de circuler dans un espace public, à travers divers types de supports (écrits, oraux, visuels), instaurant un échange entre acteurs collectifs. Mais c’est là leur seul point commun.
En effet, la visée discursive diffère. Celle du discours informatif est de « faire savoir » pour « faire savoir » ; elle émane d’un sujet pourvoyeur de savoir, censé avoir compétence (source vérifiable) et autorité (n’informe pas qui veut) ; elle s’adresse à un sujet destinataire censé ne pas savoir et donc se trouvant placé en position de « devoir savoir », car la transmission d’information ne peut laisser indifférent celui qui est informé (une pragmatique ou une éthique de la participation au savoir social). La visée du discours propagandiste, elle, est une visée d’incitation à faire, c’est-à-dire un « faire savoir » pour « faire faire » (faire dire ou un faire penser), de la part d’un sujet qui voudrait que l’autre accomplisse un acte, dise ou pense quelque chose ; mais ici ce sujet n’est pas en position d’autorité ; il est identifiable mais il ne dispose pas d’une sanction vis-à-vis de cet autre (c’est ce qui distingue cette visée de la visée de prescription) ; il doit donc passer par un « faire croire », c’est-à-dire produire un discours plaçant l’autre en position de bénéficiaire du faire, même si au bout du compte c’est le sujet incitateur qui doit en tirer les bénéfices ; le sujet incité reçoit alors une information qui le met dans une position, non pas de « devoir faire » (visée de prescription) mais de « devoir croire » : il serait l’agent d’une quête non attendue dont il serait le bénéficiaire. Cela est particulièrement le cas des discours publicitaire, promotionnel et politique (voir ci-après) dans lesquels le sujet récepteur doit croire que l’acte qu’il accomplirait serait pour son bien propre.
Cette différence entre discours informatif et discours propagandiste est accentuée par le fait que dans le dispositif communicationnel du premier, il n’existe pas en son principe d’instance adverse ; certes, il peut se faire, comme dans le cas de l’information journalistique, que se trouve un ou plusieurs concurrents également pourvoyeurs d’information, mais ce n’est pas leur existence qui justifie la prise de parole de chacun d’eux. En son principe, ce qui justifie une telle prise de parole se situe en amont, dans la visée d’un devoir informer qui se transforme en vouloir informer. La concurrence intervient comme un stimulant qui amène chaque organe d’information à employer des stratégies de séduction, ce qui montre l’ambivalence dans laquelle il se trouve [6]. En revanche, dans le dispositif communicationnel du second, se trouve une instance adverse qui justifie, en son principe, la prise de parole : il s’agit de dire mieux ou le contraire de l’autre considéré comme un adversaire. Cela est particulièrement évident pour le discours politique (voir ci-après).
Enfin, ces deux types de discours se distinguent par leur contenu. L’objet de savoir du discours informatif est constitué par un événement qui « est » ou « a été » dont l’existence est mesurée à son degré de factualité et l’explication a son degré de vraisemblance immédiate (la révolte des jeunes des banlieues parisiennes et le pourquoi de cette révolte). L’objet de savoir du discours propagandiste peut également porter sur des événements présents, mais surtout sur des événements « à venir si… ». Il se présente donc comme une menace, c’est-à-dire qu’il fait l’objet d’un jugement (négatif/positif), car il intègre un combat du Bien contre le Mal, ce qui n’est pas , à priori, le cas de l’événement du discours informatif, l’événement, dans ce cas étant présenté sans axiologisation, celle-ci étant laissée au soin de celui qui reçoit l’information. De plus, du fait que l’événement du discours propagandiste se situe dans l’« à-venir », il est à la fois indéterminé dans sa consistance, porté par un « on dit » généralisé (ce qui explique l’une de ses variantes qu’est la rumeur), mais présenté sous le mode de l’évidence dont il tire sa force de persuasion (« Se préserver contre le Sida, c’est préserver des vies »).
Si le discours propagandiste s’inscrit clairement dans une visée de faire savoir pour faire faire, comme on l’a vu précédemment, on ne saurait déterminer de façon précise la visée de la rumeur puisqu’elle semble être dépourvue d’intentionnalité De plus, on ne sait de quel sujet émane le discours de rumeur, ce qui fait que la source de la rumeur est inconnue : elle est supposée existante mais non imputable, alors que celle du discours propagandiste l’est. On peut donc dire que la rumeur, en son principe, ne résulte pas d’une intention volontaire (ce qui est le cas du discours propagandiste), à moins qu’elle soit enclenchée ou récupérée à des fins de manipulation des foules, comme ce fut le cas dans la période du Mc. Carthysme contre les Communistes ou dans l’après 11 septembre 2001 de G.W. Bush avec les armes de destruction massive.
L’objet de savoir de la rumeur concerne des événements à la fois passés et présents, avec probabilité qu’ils continuent de se produire dans l’avenir sans qu’ils soient présentés comme une menace ; en effet, l’événement de la rumeur est présenté comme un fait, et c’est le récepteur qui a à charge de l’interpréter comme une menace. En conséquence, le destinataire de la rumeur est placé, comme pour le discours propagandiste, dans une position de « devoir croire », mais sans avoir à accomplir nécessairement une action. En revanche, l’événement de la rumeur étant toujours porteur d’imaginaires relatifs au pouvoir, à la mort, au sexe, à l’argent, le destinataire ne peut se voir en position d’agent d’une quête dont il sera le bénéficiaire, mais comme un être menacé qui ne pourrait se soustraire à cette menace qu’en imaginant que le Mal dont la rumeur se fait porteuse est le fait d’un individu (le bouc émissaire) ou d’un groupe qui agit dans l’ombre (le complot) ; il pourra alors se retourner contre celui-ci, et se fondre, avec d’autres, dans une « catharsis sociale ». Ainsi en fut-il avec Ben Laden et Saddam Hussein.
Le champ du discours propagandiste étant déterminé, il convient de distinguer des types de discours qui co-existent en son sein : le discours publicitaire, le discours politique, le discours promotionnel et le discours de propagande, à proprement parler.
Discours politique et discours publicitaire participent de la même visée discursive de « faire savoir » pour « faire faire » qui passe par un « faire croire ». Mais tout le reste les distingue.
Tout d’abord, si l’on se réfère aux dispositifs de communication, on observe que l’instance opposante, externe, (les deux dispositifs ont une organisation triangulaire) n’est pas du même ordre. Dans le discours politique, la relation entre l’instance locutrice et l’instance opposante est adversative, ce que dit la première devant, par définition, se positionner contre ce que dit la seconde au point de devoir l’éliminer : la relation est de rivalité agonale. Dans le discours publicitaire, la relation est comparative, ce que vante la première devant être supérieur à ce que vante la seconde, voire à ce que pourraient vanter toutes les autres : la relation est ici de concurrence superlative. Cela explique que l’instance locutrice du discours politique cherche à se démarquer explicitement, de l’adversaire, alors que celle du discours publicitaire ne se démarque qu’implicitement, de l’instance concurrente.
D’autre part, tout distingue l’objet de savoir de chacun de ces discours. Celui du politique concerne une idéalité sociale au service du bien-être collectif définie dans un projet « à venir », alors que celui du publicitaire concerne une idéalité individuelle au service du bien-être de la personne définie comme du « déjà réalisé » par la présentation qui en est faite.
Cela a pour conséquence de distinguer la nature des instances destinatrices qui ont en commun de « devoir croire ». Celle du discours politique est définie comme une instance citoyenne se trouvant dans le champ d’une participation politique au bien collectif dont il est censé être le bénéficiaire en association avec l’instance locutrice : il s’agit d’un « Nous », héros collectif. Celle du discours publicitaire, en revanche est définie comme une instance consommatrice se trouvant dans le champ d’une participation marchande à un bien individuel : un « Vous » est interpellé pour devenir le « Je », héros individuel de sa propre quête : « Je suis celui/celle qui avec cette eau de toilette/ce parfum séduira son monde ».
Ces deux types de discours sont bien souvent sont confondus. Si l’on réserve le discours promotionnel aux cas des campagnes de promotion, de prévention ou de dissuasion de certains comportements sociaux (pour l’aide aux handicapés, pour l’emploi du préservatif, contre la consommation abusive du tabac ou de l’alcool), on voit que l’objet dont il est question est différent de celui du discours publicitaire : de bien-être individuel qui participe d’une idéalité hédonique pour celui-ci, de réparation d’un désordre social qui participe d’une idéalité éthique pour celui-là. En fait, dans le dispositif du discours promotionnel, il n’y a pas d’instance opposante [7], alors que celle-ci est constitutive du discours publicitaire. Du coup, l’instance destinatrice du discours promotionnel est de nature civile et citoyenne, dans la mesure où elle est censée être concernée et/ou stigmatisée par le comportement social désigné. Dans le discours publicitaire, elle est sollicitée, mise en lieu et place d’agent-bénéficiaire d’une quête individuelle, dans le discours promotionnel, elle est impliquée, en lieu et place d’un agent d’une quête auto réparatrice ou de solidarité collective et si l’instance locutrice du premier se présente comme un bienfaiteur donateur d’un Bien, moyen de combler la quête du destinataire, l’instance locutrice du second se présente comme un conseilleur faisant appel pour la réparation du Mal qui a été dénoncé. Car la nature du manque qui est susceptible d’enclencher la quête n’est pas le même dans les deux discours.
Dans la publicité, la manque est un universel intrinsèque à l’individu, une absence d’« idéalité d’être » que personne ne peut prétendre avoir atteint parce que c’est la commune mesure des êtres humains que de ne pas être parfaits : la non beauté, la non séduction, le non prestige, la non domination, ou la beauté, la séduction, le prestige, la domination dans leur non aboutissement total, font que le destinataire du discours publicitaire se trouve avoir à découvrir en lui une incomplétude, voire une frustration.
Dans la campagne promotionnel, le manque, au contraire, est circonscrit à un type de comportement existant qui est stigmatisé comme mauvais (boire, fumer, grossir, conduire vite), pour soi et/ou pour les autres. Le manque est donc ici un existant négatif (« vous fumez, c’est dangereux pour la santé »), alors que dans la publicité il est une absence de positif (« vous n’avez pas assez de séduction »). La persistance de cet état de manque ne peut donc avoir que des conséquences graves pour soi et les autres, alors que pour la publicité cet état n’entraînerait qu’une frustration de plaisir.
Ainsi, le manque, dans les campagnes de promotion représente toujours une menace, et l’individu destinataire ne peut jouer l’innocent. Il doit se sentir obligé de reconnaître que son état, ou celui des autres, représente un péril social, et qu’il doit se faire violence pour accepter une quête non désirée, faite de lutte et de souffrance, ou de compassion si c’est pour aider les autres. Il n’y a donc pas d’échappatoire possible pour lui, car il ne peut pas se contenter d’être ce qu’il est (ce qui est à la rigueur possible dans la communication publicitaire).
Ces deux types de discours ont en commun la visée d’incitation qui cherche à faire faire en passant par un faire croire, et les deux concernent des faits sociaux : un comportement (fumer, boire) pour le premier, une opinion (« On est en train de gagner ») pour le second. Mais si dans le dispositif de la promotion, il n’y a pas comme on l’a vu d’instance d’opposition, il y en a une en revanche dans le dispositif de la propagande. C’est que l’objet de savoir n’est pas le même dans les deux cas. Dans le premier, il concerne le désordre sociale et sa réparation ; dans le second, il concerne la Vérité : est dénoncée une fausse vérité qu’il s’agit de rétablir, et toujours à des fins manipulatoires. Lorsque, à l’orée du déclenchement des opérations d’invasion d’Irak, le gouvernement de G.W. Bush, relayé par les médias, dénonça comme mensongers les déclarations de Saddam Hussein affirmant ne pas posséder des armes de destruction massive, et voulut apporter les preuves de l’existences des dites armes, c’était à des fins d’influence de l’opinion publique pour justifier la décision d’invasion qu’ils allaient prendre. Si l’on rencontre le discours de propagande dans le domaine politique, on le trouve également dans le domaine commercial, lorsque par exemple de grands lobbies commerciaux tentent d’influencer l’opinion des consommateurs en dénonçant ce qu’ils considèrent être des contre vérités ; ce fut le cas de grandes firmes de fabricants de tabac qui, dans les années soixante dix, dénoncèrent comme fausse la relation tabac-cancer que faisaient les autorités sanitaires. On voit par là même la différence entre discours de propagande (dénoncer des fausses vérités) et discours de promotion (promouvoir des comportements).
L’instance locutrice du discours de propagande serait donc pourvoyeuse d’information vraie (même quand elle est fausse), quand celle du discours de promotion serait plutôt pourvoyeuse de conseils. Du coup, l’instance destinatrice est placée différemment dans les deux cas. Instance citoyenne, sociétale, comme on l’a vu, dans le discours de promotion, elle est interpellée comme instance civile ou citoyenne (mais également consommatrice lorsqu’il s’agit de propagande commerciale) dans le discours de propagande. Une instance qui doit être rassurée face à une mauvaise information, reléguée au rang de rumeur, et à laquelle on substitue une information vraie (la propagande faite auprès de la population française lors de l’occupation de la France par les Allemands, en faisant circuler l’idée que ceux-ci étaient « gentils », afin que les Français les accueillent bien), ou démoralisée pour dissuader certaines populations de persister dans leur opinion (la propagande faite, lors de la seconde guerre mondiale, auprès des troupes ennemies en leur faisant croire que leur État major avait capitulé).
Le discours de promotion sollicite les esprits en s’appuyant sur un imaginaire émotionnel pour défendre une éthique. Le discours de propagande manipule les esprits en jouant sur la peur mais en s’appuyant sur un imaginaire qui se veut rationnel pour défendre ce qu’il estime être une vérité.
Au terme de ce parcours qui nous a conduit à distinguer diverses formes de discours propagandistes, il est temps de justifier le titre de cet exposé et de dire ce que j’entends par : « Il n’y a pas de société sans discours propagandiste ».
La Grèce antique a vu naître la rhétorique persuasive par la nécessité de régler les conflits sociaux et commerciaux. On peut généraliser le propos, en disant que toute société a besoin de gérer les rapports de force qui s’instaurent dans la vie collective à coups de discours persuasifs dont la finalité n’est pas le « vrai », mais le « croire vrai ».
De plus, avec, dans la Modernité, la montée en puissance d’une opinion publique massifiée qui est objet de tous les fantasmes d’appropriation (dans le champ politique à des fins de pouvoir, dans le champ commercial à des fins de profit, dans le champ médiatique à des fins de concurrence), les discours persuasifs des différentes instances d’influence tendent à devenir de plus en plus organisés, voire sophistiqués, visant à toucher la plus grande partie de cette opinion publique par le biais de représentations sociales (quitte à fabriquer, d’ailleurs, des contre représentations) flatteuses ou menaçantes. Il ne s’agit pas tant d’établir des rapports de domination entre ces instances et le public que des rapports d’appropriation, seraient-ils provisoires.
Enfin, on peut soutenir l’hypothèse des anthropologues qui dit que les individus vivant en société ont besoin du spectacle mettant en scène les forces du Bien et du Mal. On le trouve dans les sociétés les plus anciennes, les plus primitives à travers mythes et légendes, et dans nos sociétés modernes à travers la littérature et le cinéma fantastiques (La guerre des étoiles). Un spectacle miroir dans lequel ils trouvent leur raison d’être identitaire, leurs identités collectives.
Cela explique l’existence d’un discours propagandiste qui prendra différentes formes, selon les situations et enjeux d’influence, formes qui circulent de façon plus ou moins diffuse, au point qu’on ne sait plus vraiment qui en sont les commanditaires, les responsables, les ordonnateurs de ces discours, ni non plus les véritables destinataires.
Dans une société qui se rêve parfaite, avec son « principe de précaution » et son « tout sécuritaire », le discours propagandiste n’est pas le seul fait des gouvernants ou autres élites ; il lui faut pour devenir prégnant le consentement populaire. Ainsi circulent, sous différentes formes, de Rumeur (accusations de notables), de Promotion (sécurité routière, lutte contre le cancer), de Publicité (produits écologiques), de Propagande (armes de destruction massive), des discours au nom d’un « politiquement, écologiquement ou compassionnellement correct ». Ce phénomène de consensus (mou) autour de fantasmes sécuritaires est peut-être la marque d’une société qui se « désidéologise », car l’inverse, l’idéologisation, implique antagonisme, conflits et donc discours guerriers. On assiste dans nombre de secteurs des sociétés modernes à la généralisation de ce que l’on appelle dans les médias le « discours people » : un discours qui, avec le consentement populaire, publicise l’espace privé. La question reste de savoir dans quelle mesure, au nom de ces divers « sociétalement correct », les discours propagandistes finissent par induire, non plus seulement des comportements de préservation de soi, mais des comportements de dénonciation, voire de délation.