Je rappellerai ici quelques présupposés du modèle socio-communicationnel d’analyse du discours dans lequel je me situe, et sans lesquels mon propos perdrait de sa pertinence.
Tout acte de langage est un acte d’échange interactionnel [1] entre deux partenaires (sujet communicant et sujet interprétant) liés par un principe d’intentionnalité, cet échange se produisant toujours dans une certaine situation de communication.
Le sujet communicant, en prenant possession de la parole s’institue en sujet énonçant, ou énonciateur, et institue du même coup le sujet interprétant en sujet destinataire. Le positionnement du sujet énonciateur dépend donc des données de la situation de communication dans laquelle se trouve le sujet communicant.
Ces données sont d’ordre socio-communicationnel dans la mesure où elles déterminent, en même temps et dans des rapports de réciprocité, la nature identitaire des partenaires de l’échange, la relation que ceux-ci entretiennent entre eux [2], la visée d’influence qui justifie le fait de prendre la parole [3]. Ce qui me fait définir la situation de communication comme un cadre fonctionnel instaurant des places et des relations autour d’un dispositif qui détermine : l’identité des sujets en termes de statuts et de rôles selon certains rapports hiérarchiques, la finalité de la relation en termes de visées pragmatiques (de "prescription", d’"incitation", d’"information", d’"instruction", etc. [4]), le propos échangé en termes d’univers de discours thématisé (à ce niveau "macro-thématisé"), les circonstances matérielles selon le type de situation locutive (interlocutive/monolocutive) et de support de transmission de la parole (écrit, audio-oral, audio-visuel, etc.).
Ces données fournissent (imposent) au sujet parlant des « instructions discursives » sur la façon de se comporter en tant qu’énonciateur, à propos de l’identité qu’il doit attribuer à son partenaire en tant que sujet destinataire, à propos de la façon d’organiser son discours (de manière descriptive, narrative et/ou argumentative), sur les topiques sémantiques qu’il doit convoquer. Cet ensemble de données externes et d’instructions discursives constituent ce que j’appelle un « contrat de communication », ou genre situationnel, qui surdétermine (en partie) les partenaires de l’échange. Ainsi peuvent être distingués divers types de contrats (ou genres situationnels), tel le publicitaire, le politique, le didactique, le médiatique, etc. [5]
Ici, il sera question de ce dernier, le médiatique, à propos duquel sera traitée plus particulièrement la mise en scène énonciative.
Encore une précision résultant des considérations précédentes : à force d’échanges langagiers, les comportements des partenaires se stabilisent en instaurant des normes communicationnelles. Ainsi se construisent des types de situation de communication qui, comme on vient de le dire, assignent des places et des rôles aux instances de l’échange et définissent leurs relations autour d’un dispositif socio-communicationnel. Mais il ne faut pas confondre ce dispositif avec l’acte de mise en scène du discours. Le dispositif fait partie des conditions contractuelles de production de l’acte langagier, avec les instructions qu’il donne au sujet, mais il n’en constitue pas la totalité. C’est pourquoi il convient de distinguer acte de communication (englobant) et acte d’énonciation (spécifiant), et donc situation de communication et situation d’énonciation [6].
Mais en même temps, il y a rapport de réciprocité non symétrique entre les deux. Si la situation de communication surdétermine en partie le sujet en lui imposant des instructions discursives, celui-ci dispose d’une certaine marge de liberté pour procéder à une mise en scène énonciative qui respecte ces instructions, mise en scène qui d’ailleurs peut avoir, à terme, une influence sur le contrat lui-même [7].
C’est en me basant sur cette distinction que je propose de distinguer contrat de communication médiatique et contrat d’énonciation journalistique : le premier renvoie aux caractéristiques du dispositif impliquant une instance de production médiatique et une instance de réception-public, reliés par une visée d’information ; le second correspond à la façon dont l’énonciateur journaliste met en scène le discours d’information à l’adresse d’un destinataire imposé en partie par le dispositif et en plus imaginé et construit par lui. Examinons donc ce jeu entre dispositif, instructions discursives et positionnement énonciatif du sujet journaliste.
Le contrat médiatique a été décrit dans mon ouvrage sur le discours d’information [8] et donc je me conterai d’en rappeler les données essentielles. L’information médiatique est déterminée par un dispositif dont les caractéristiques sont les suivantes.
Une instance de production composite comprenant divers acteurs ayant chacun des rôles bien déterminés, ce qui rend difficile l’attribution de la responsabilité des propos tenus. Cependant, cette instance se définit globalement à travers cinq types de rôles qui englobent tous les autres : de chercheur d’informations, ce qui la conduit à s’organiser pour aller aux sources de ces informations (réseau avec les Agences de presse, correspondants de terrain, envoyés spéciaux, relais d’indicateurs) ; de pourvoyeur d’informations, ce qui l’amène à sélectionner l’ensembles des informations recueillies en fonction d’un certain nombre de critères (voir ci-dessous la double finalité) ; de transmetteur d’informations, ce qui la conduit à mettre en scène les informations sélectionnées en fonction d’un certain nombre de visées d’effet, et en jouant sur des manières de décrire et de raconter ; de commentateur de ces informations, ce qui l’amène à produire un discours explicatif tentant d’établir des relations de cause à effet entre les événements (ou les déclarations) rapportés ; enfin, de provocateur de débats destinés à confronter les points de vue de différents acteurs sociaux.
Une instance de réception, elle aussi composite, mais sans détermination de rôles spécifiques, ce qui la rend on ne peut plus floue. On sait qu’en réalité, cette instance est double, car il ne faut pas confondre l’instance-cible, celle à laquelle s’adresse l’instance de production en l’imaginant, et l’instance-public, celle qui reçoit effectivement l’information et qui l’interprète [9]. Cette dernière est difficile à saisir, ce qui n’empêche pas l’instance médiatique de tenter de la cerner à grands coups de sondages et enquêtes. Dès lors, l’instance-cible devient une construction imaginée à partir des résultats de ces sondages, mais surtout à partir d’hypothèses sur ce que sont les capacités de compréhension du public visé (cible intellective), ses intérêts et ses désirs (cible affective) [10].
Quant à la finalité de ce contrat, on sait qu’elle est double : une finalité éthique de transmission d’informations au nom de valeurs démocratiques : il faut informer le citoyen pour qu’il prenne part à la vie publique ; une finalité commerciale de conquête du plus grand nombre de lecteurs, auditeurs, téléspectateurs, puisque l’organe d’information est soumis à la concurrence et ne peut vivre (survivre) qu’à la condition de vendre (ou d’engranger des recettes publicitaires). La finalité éthique oblige l’instance de production à traiter l’information, à rapporter et commenter les événements de la façon la plus crédible possible : elle se trouve surdéterminée par un enjeu de crédibilité. La finalité commerciale oblige l’instance médiatique à traiter l’information de façon à capter le plus grand nombre de récepteurs possible : elle se trouve surdéterminée par un enjeu de captation [11].
Ces données du dispositif médiatique assignent au sujet journaliste, en tant qu’énonciateur, certaines instructions discursives qui peuvent varier selon qu’elles obéissent à l’enjeu de crédibilité ou de captation.
Tout d’abord, des instructions sur le positionnement énonciatif, au regard du possible « engagement » du sujet énonçant : l’enjeu de crédibilité exige de celui-ci qu’il ne prenne pas parti [12]. D’où une délocutivité obligée de l’attitude énonciative qui devrait faire disparaître le Je sous des constructions phrastiques impersonnelles et nominalisées. Ce n’est pas à proprement parler de l’objectivité, mais c’est le jeu de l’objectivité par l’effacement énonciatif [13]. On verra, cependant, que l’enjeu de captation le conduira parfois à prendre position.
Ensuite, l’événement ayant été sélectionné (selon des critères de saillance [14]), il s’agit pour le journaliste de rapporter les faits de la façon la plus précise possible, avec, comme on le dit en narratologie, un point de vue de narrateur externe qui tenterait de décrire fidèlement la succession des faits, et de mettre en évidence (ou à suggérer quand il n’en a pas la preuve) la logique d’enchaînements entre ceux-ci. Il en est de même pour l’activité qui consiste à rapporter des paroles, des déclarations, des discours et les réactions qui s’ensuivent. La mise en scène de ce que l’on appelle le discours rapporté devrait également satisfaire à un principe de distance et de neutralité qui oblige le rapporteur journaliste à s’effacer, et dont la marque essentielle est l’emploi des guillemets encadrant le propos rapporté. C’est là encore se soumettre à l’enjeu de crédibilité, mais on verra que ces principes de distance et de neutralité ne sont pas toujours respectés à des fins de captation.
Le discours journalistique ne peut se contenter de rapporter des faits et des dits, son rôle est également d’en expliquer le pourquoi et le comment, afin d’éclairer le citoyen. D’où une activité discursive qui consiste à proposer un questionnement (sans cadre de questionnement pas d’explication possible), élucider différentes positions et tenter d’évaluer chacune de celles-ci [15]. Une fois de plus, l’enjeu de crédibilité exige que le journaliste énonciateur —souvent spécialisé ou chroniqueur— ne prenne pas lui-même parti, qu’il explique sans esprit partisan et sans volonté d’influencer son lecteur. Mais on verra plus loin pour quelles raisons il s’agit là d’un exercice quasi impossible, ce discours ne pouvant être ni vraiment didactique, ni vraiment démonstratif, ni vraiment persuasif. Sans compter que l’enjeu de captation tire parfois ces explications vers des prises de positions et des explications plus dramatisantes qu’éclairantes.
Enfin, les caractéristiques de la vie en société dans un régime démocratique étant d’alimenter l’espace de discussion public pour mieux délibérer et décider de son action citoyenne, l’instance journalistique se donne un rôle d’initiateur et d’animateur de ce débat par l’organisation de rencontres de personnalités politiques, de face à face entre politiques et diverses instances citoyennes, d’interviews de ces mêmes personnes, de tribunes d’opinions, etc. Selon les formes que prend ce débat social, le rôle du journaliste est varié : complètement effacé lorsqu’il donne la parole à des personnalités extérieures au journal dans les tribunes d’opinion, ou quand il se contente de jouer le rôle de « sablier », de distributeur du temps de parole, dans les débats télévisés, il peut être très présent dans la façon de mener une interview et d’interpeller les acteurs de la vis sociale. Ici, les principes de distance et de neutralité sont encore plus difficiles à tenir, car c’est le journaliste qui procède à la sélection des invités extérieurs, à la distribution des paroles et c’est lui qui par ses questions impose des cadres de questionnement. Parfois même l’enjeu de captation peut entraîner le journaliste à exacerber les antagonismes de façon à provoquer une polémique qui relève plus d’un spectacle pugilistique que d’un débat d’opinions.
Le journaliste doit raconter, expliquer, capter, mais ce n’est point en historien, en savant, en politique.
L’histoire est une discipline qui, avec sa technique de recueil des données dans les archives, sa méthode critique et ses principes d’interprétation, rapporte des événements du passé en en proposant une vision explicative. Le discours journalistique confronté à la façon de relater les événements qui viennent de se produire ne peut prétendre à une méthode du même type.
Tout d’abord, évidemment, en raison de son rapport au temps. Le temps de l’histoire n’est pas celui des médias. Les événements rapportés par les médias doivent faire partie de « l’actualité », c’est-à-dire d’un temps encore présent, considéré nécessairement comme tel, car il est ce qui définit (fantasmatiquement) « la nouvelle ». Celle-ci a donc une existence en soi, autonome, figée dans un présent de son énonciation. Les événements dont s’occupe l’histoire appartiennent à un passé qui n’a plus de connexion avec le présent et dont l’existence dépend d’un réseau événementiel d’avant et d’après, de passé et de présent que l’historien doit ordonner et rendre cohérent. Le temps des médias n’a pas d’épaisseur, alors que celui de l’histoire n’est qu’épaisseur, et l’événement qui s’y trouve est comme un îlot perdu dans un espace archipélique dépourvu de tout principe de cohérence. Sans compter qu’un autre aspect du temps différencie la démarche historique de la démarche médiatique : la première s’étend dans un long temps de recherche de données, de vérifications, de recoupements, qui établit une grande distance entre le moment de l’investigation et le moment du récit, alors que la deuxième ne vit que dans l’immédiateté, toute temporisation pouvant lui être dommageable dans le rapport de concurrence aux autres organes d’information.
De cette différence temporelle, il résulte que l’événement médiatique se présente (prétend se présenter) à l’état brut comme fantasme d’authenticité justifiant l’acte d’information : « Je vous dis ce qui vient de surgir dans le monde ». L’explication causale n’a donc qu’une seule dimension, celle d’un avant immédiat dont on ne sait si c’est seulement un avant dans l’ordre de la succession des faits ou d’un avant origine et cause. L’événement historique, lui, n’est jamais présenté à l’état brut, il est une catégorie résultant d’une reconstruction explicative complexe à deux dimensions, un avant et un après en relation de causalité, dans laquelle interviennent un ensemble de « causes finales, des causes matérielles et des causes accidentelles » [16]. Cela explique que le récit historique apporte une explication interprétative considérée comme provisoire (jusqu’à preuve du contraire), ce dont est dépourvu le récit médiatique.
Lorsque le discours journalistique doit se livrer à une activité de commentaire, il le fait, a-t-on dit, en produisant un discours d’analyse et d’explication. Mais celui-ci ne peut être le même que celui du discours savant. Le discours savant a cette double caractéristique d’être à la fois démonstratif et ouvert à la discussion. Démonstratif, cela veut dire —mais de façon variable selon les disciplines scientifiques— qu’il participe d’un raisonnement hypothético-déductif qui s’appuie sur des observations raisonnées ou sur des expérimentations : il s’inscrit dans un certain cadre théorique, suit une certaine méthodologie, manipule des notions et des concepts préalablement définis pour établir une certaine vérité. Mais comme celle-ci est soumise à discussion, l’établissement de cette vérité est présenté sur le mode hypothétique, et son énonciateur, tout en s’effaçant derrière un sujet analysant, le sujet de la science —ce qui est marqué par l’emploi de pronoms indéterminés ("on"), ou d’un pronom "je" qui représente un sujet pensant—, ce sujet émaille son discours de prudence énonciative, ce qui se manifeste par des verbes et adverbes de modalités (« il est probable que.. », « on peut dire que… », « vraisemblablement »). Rien de tel dans le discours journalistique. Celui-ci ne peut se référer à aucun cadre d’explication théorique, ne suit aucune méthodologie particulière, ne manipule aucun concept, ce qui s’explique par la supposition qu’en font les journalistes, à savoir que le public indéfini auquel ils s’adressent ne serait pas en mesure de comprendre des commentaires renvoyant à un cadre de référence qu’il ne possède pas. En outre, et paradoxalement, si l’énonciateur journalistique cherche à s’effacer derrière un sujet expliquant indéterminé, il n’emploie guère de marques de modalisation du discours, car, aux dires du milieu journalistique elles risqueraient de produire un effet d’incertitude, de doute, contradictoire avec les attentes (une fois de plus supposées) des lecteurs. C’est pourquoi le discours explicatif journalistique se présente sous la modalité de l’affirmation : modaliser serait une preuve de faiblesse au regard de la visée de crédibilité de la machine informative. C’est également pourquoi un débat médiatique ne peut ressembler à un colloque scientifique, les enjeux de la parole n’étant pas les mêmes. En cela le discours de commentaire journalistique s’apparente davantage à un discours de vulgarisation, sans en avoir la prétention car ce pourrait être contre-productif.
Le discours journalistique, de par ses conditions médiatiques ne peut être confondu avec le discours politique. Ce dernier procède d’une visée d’incitation dans la mesure où il s’agit pour le sujet politique de persuader le citoyen des bienfaits de son projet ou de son action politique : il cherche à « faire faire » en « faisant croire ». A cette fin, il a recours à des stratégies discursives de crédibilité et de captation qui lui sont propres : se construire une image de leader incontestable, séduire son public pour l’amener à adhérer à sa politique [17]. Le discours journalistique, selon ses conditions médiatiques, obéit à une visée d’information, c’est-à-dire de « faire savoir », et non de « faire faire » (à moins que l’organe d’information soit au service d’un parti politique). En conséquence les positionnements des énonciateurs dans l’un et l’autre cas ne sont pas les mêmes. L’énonciateur homme politique doit se construire un ethos de conviction, d’autorité, de puissance, voire de séduction [18], toujours en opposition à celui de son adversaire, car il n’y a pas de discours politique qui ne s’inscrive dans un rapport d’antagonisme entre deux opposants : chaque énonciateur politique doit éliminer l’autre, et son discours est un discours « en contre » de celui de son adversaire. L’énonciateur journaliste, lui, en principe, ne devrait être préoccupé que par sa crédibilité aux yeux de son lecteur en se construisant un ethos de savoir. Cependant, on sait que l’organe d’information dans lequel il écrit se trouve en position de concurrence avec d’autres organes d’information : rapport de concurrence et non de rivalité. Dans le premier il s’agit d’être contre l’autre ; dans le second d’être meilleur que l’autre. Aussi le discours journalistique est-il conduit, au nom de la finalité commerciale et de l’enjeu de captation qu’elle entraîne, à glisser vers un discours persuasif, ce qui n’est pas inscrit dans le contrat médiatique : abondance de témoignages présentés comme seule preuve de l’authenticité des faits ou.de l’explication donnée —ce qui ne l’apparente pas pour autant au discours judiciaire dans lequel le témoignage n’est jamais preuve mais indice possible de preuve— ; mise en cause de certaines personnes du monde politique et commentaires prétendant révéler des faits ou des intentions tenues cachées par ces mêmes personnes. Du même coup, l’énonciateur journaliste est amené à prendre position en se fabriquant une image de dénonciateur, et son discours passe d’une visée de « faire savoir » à une visée de « faire penser ».
On ne peut dire pour autant que ce discours soit un discours critique. Un discours critique ne relève pas de la même posture énonciative qu’un discours de dénonciation. Celui-ci consiste seulement à révéler un fait ou une intention cachée (jugée inavouable) en en apportant la preuve mais sans nécessairement en faire une analyse. Le discours critique en revanche —qu’il ne faut pas confondre avec un discours polémique— procède d’une analyse : il part de la prise en considération d’une vérité qui se veut établie, il l’analyse, la décortique, l’interroge, et met en évidence ses contradictions, ses insuffisances ou ses contrevérités. Le discours critique est contre-argumentatif et lui-même discutable. Le discours de dénonciation s’affiche comme tel dans une affirmation péremptoire et s’épuise en lui-même, il est en quelque sorte performatif.
Lorsque l’enjeu de captation est dominant —et il l’est souvent—, la visée informative disparaît au profit d’un jeu de spectacularisation et de dramatisation. Il finit par produire des dérives qui ne répondent plus à l’exigence d’éthique qui est celle de l’information citoyenne.
Deux procédés discursifs transforment l’actualité événementielle en "suractualité" en produisant des effets déformants.
Le procédé de focalisation qui consiste à amener un événement sur le devant de la scène (par les titres de journaux, l’annonce en début de journal télévisé ou du bulletin radiophonique). Il produit un effet de grossissement. La nouvelle sélectionnée est mise en exergue, et du même coup elle envahit le champ de l’information donnant l’impression qu’elle est la seule digne d’intérêt. Cela participe d’un phénomène discursif plus général : toute prise de parole est un acte d’imposition de sa présence de locuteur à l’interlocuteur, et donc celle-ci doit pourvoir être justifiée. Ce qui la justifie est que le propos qu’elle véhicule est obligatoirement digne d’intérêt, c’est-à-dire : pertinent. On retrouve là le principe d’intentionnalité. Dans la communication médiatique, le sujet qui informe étant légitimé par avance (contrat de communication), le propos véhiculé prend encore plus d’importance au point de faire oublier d’autres nouvelles possibles. Il impose une « thématisation » du monde.
Le procédé de répétition qui consiste à passer une même information en boucle d’un bulletin d’information à l’autre, d’un journal télévisé à l’autre, d’un journal à l’autre et d’un jour à l’autre. Cette information, répétée de la même façon ou avec des variantes, produit un effet de réification : la nouvelle prend une existence en soi, se trouve par là même authentifiée, se fige et donc s’inscrit de façon indélébile dans la mémoire. A preuve que ce sont ces nouvelles qui sont ensuite le plus facilement colportées dans les conversations ordinaires, se transformant parfois en rumeur. Il s’agit là encore d’un phénomène discursif général : la répétition d’un propos dans une configuration identique à elle-même donne l’impression d’être le gage d’une vérité : « La France n’est jamais autant la France que quand elle est la France ». Cette forme tautologique si décriée dans le modèle scolaire du bien écrire est pourtant bien utile dans une perspective de persuasion : elle « essentialise » le propos tenu et ce faisant paralyse à l’avance toute possibilité de contestation. Ici, c’est la répétition en boucle d’une catastrophe (le Tsunami), d’une prise d’otages, d’un attentat, de quelques cas d’affection virale (la grippe aviaire), d’actes de révolte (les banlieues), etc. qui finissent par essentialiser ces nouvelles, supprimant la possibilité de les recevoir avec esprit critique.
Par ces deux procédés et les effets qu’ils produisent l’énonciateur journaliste a beau disparaître derrière une absence de marques personnelles (« trois nouveaux cas de grippe aviaire ») ou l’emploi de marques impersonnelles (« Voilà ce que l’on peut dire à l’heure actuelle sur cette affaire »), la prise de parole focalisante et la récurrence essentialisante imposent au récepteur de la nouvelle une suractualisation événementielle
La dramatisation est un processus de stratégie discursive qui consiste à toucher l’affect du destinataire. Un affect socialisé, ce pourquoi il est possible d’avoir recours à des procédés discursifs qui ont des chances d’avoir un certain impact sur le récepteur [19]. Depuis la rhétorique aristotélicienne, bien des écrits ont traité de la question des émotions pour ne pas avoir besoin de justifier ce type de stratégie. Les médias en usent et abusent parce qu’il est le meilleur moyen de satisfaire l’enjeu de captation [20]. On relèvera un cas de dramatisation particulièrement redondant dans la mise en scène médiatique des nouvelles du monde, celle de la triade victime/agresseur/sauveur. D’où trois types de discours : de victimisation, de portrait de l’ennemi, d’héroïsation, le tout obtenu par un procédé d’amalgame.
Le discours de victimisation met en scène toutes sortes de victimes : victimes présentées en grand nombre (pour compenser leur anonymat), ou victimes singulières différemment qualifiées : célèbres, ou innocentes, victimes du hasard ou de la fatalité, victimes de la logique de guerre ou victimes sacrificielles, etc. On se reportera à l’analyse que Manuel Fernandez a mené dans l’étude que le Centre d’Analyse du Discours a consacré au conflit en ex-Yougoslavie, pour en voir la catégorisation [21]. Un tel discours est une invite de la part de l’énonciateur à partager la souffrance des autres, d’autant que celle-ci est rapportée soit par les victimes elles-mêmes, soit par des témoins extérieurs mais proches, et l’on sait que paroles de victimes et paroles de témoins sont in-discutables. Lecteur, auditeur ou téléspectateur se trouvent alors dans la position de devoir entrer dans une relation compassionnelle, relation compassionnelle vis-à-vis des victimes mais qu’ils auraient en partage avec l’énonciateur. Les voilà donc encore soumis au diktat de l’énonciateur qui se fait le porteur d’une voix tiers [22] qui dit le devoir de compatir. Le destinataire est mis en lieu et place d’un otage, otage de l’assignation à s’émouvoir.
Le discours centré sur la description de l’agresseur consiste à mettre en scène le portrait de l’ennemi. Et là, la surdramatisation est encore à l’œuvre, car ce n’est que dans la figure du « méchant absolu » que pourrait se produire (c’est une hypothèse) un effet de « catharsis » sociale. Le méchant, représentant du mal absolu, est à la fois objet d’attirance et objet de rejet, autrement dit de fascination. Ce n’est plus le « comment peut-on être Persan » de Montesquieu, c’est le « comment peut-on être à ce point maléfique » si ce n’est parce qu’on a partie liée avec des forces démoniaques. C’est le « côté obscur de la force », la puissance du diable que l’on retrouve de façon omniprésente dans les fictions fantastiques du cinéma moderne. Nous est donc livré le portrait d’un ennemi puissant dans son désir de malfaisance et surtout indestructible ou renaissant en permanence de ses cendres. Naguère Hitler, Staline, les Nazis de Nuremberg ; plus récemment Milosevic, Karadzic et le bras sans visage du sniper [23], Saddam Hussein, bourreau du peuple avant son arrestation, puis dans sa déchéance de prisonnier, et de nouveau vigoureux dans son arrogance face à ses juges ; enfin, Ben Laden et ses sbires exécutants des basses œuvres, d’autant plus image méphistophélique qu’il est peu visible et s’évanouit lorsqu’on croit le saisir.Voilà donc le public, spectateur ou lecteur de cette mise en scène, assigné au rôle du devant/pouvant « purger ses passions » par le fait d’un énonciateur qui tout en s’effaçant jette sur son public les rets d’une fascination ensorcelante.
Le discours d’héroïsation consiste à mettre en scène une figure de héros, réparateur d’un désordre social ou du mal qui affecte ces victimes. Cette figure peut être celle de sauveteurs occasionnels (telle personne portant assistance), ou officiels (pompiers, services médicaux, Croix rouge, etc.). Ce peut être également celle d’un Grand sauveur porteur de valeurs symboliques comme ce fut le cas de G.W. Bush après l’attentat du 11 septembre qui, par ses déclarations contre « l’empire du Mal », pris simultanément plusieurs figures : celle de Vengeur, comme bras d’une volonté divine, du Dieu de la Bible qui châtie ; celle de grand Cow-boy justicier (« Wanted. Ben Laden ») comme retour aux sources de la fondation de l’Amérique à travers l’imaginaire de l’Ouest ; celle de Chevalier moyenâgeux, sans peur et sans reproche, qui appelle à la « Croisade contre les islamistes qui déclarent la guerre à l’Occident ». Si parfois, c’est le discours politique qui est créateur de ce genre de figure, les médias, quand ils ne les créent pas, contribuent à les diffuser, les colporter, voire les louer à travers des descriptions qui empruntent au discours épidictique. On voit de nouveau à l’œuvre cette stratégie discursive dans laquelle l’énonciateur tout en s’effaçant donne en pâture au public des figures de héros, l’assignant à s’y projeter et/ou à s’identifier à elles de manière aveuglante, ayant pour effet de suspendre tout esprit critique.
Cette stratégie de dramatisation est mise en scène à l’aide de divers procédés discursifs parmi lesquels : l’amalgame. L’amalgame est, pourrait-on dire, un procédé d’analogie abusif : deux événements, deux faits, deux phénomènes sont rapprochés sans mise à distance qui permettrait que cette comparaison eût un effet explicatif. En effet, lorsqu’une comparaison n’est pas d’ordre objectif, c’est-à-dire vérifiable (« Il est aussi grand que son père »), elle ne peut être explicative qu’à la condition de préciser le point de vue qui doit être pris en considération en mettant tous les autres à distance (« Il est aussi organisé que son père », sous-entendu seulement de ce point de vue). Les médias, en faisant des rapprochements entre des événements différents afin d’apporter une explication à leur existence, sans préciser l’aspect sur lequel il y a similitude, produisent un effet de globalisation qui empêche l’intervention de l’esprit critique : ici, ce sera l’analogie entre la découverte de camps de prisonniers en Bosnie et les camps de concentration nazis, ce qui aura pour effet de faire se confondre la purification ethnique serbe avec la shoah ; là, particulièrement à l’étranger, ce sera l’amalgame entre les récents événements des banlieues et les révoltes sociales dont la France serait coutumière, là encore le rapprochement entre la menace d’une épidémie de grippe aviaire et la pandémie de la grippe espagnole du siècle dernier. Ce procédé est d’autant plus pernicieux et malhonnête au regard de l’éthique de l’information qu’il suit la pente dite « naturelle » du processus d’interprétation étudié par la psychosociologie, à savoir : s’appuyer sur une mémoire globale, non-discriminante, qui met tout dans le même panier d’une émotion interprétative, et évite de se livrer à un effort d’analyse. L’effet est encore d’« essentialisation » auquel on a fait allusion plus haut. Ainsi le procédé d’amalgame est-il un moyen, pour l’énonciateur de garantir l’effet de sa visée de captation, tout en ayant l’air de s’effacer.
L’interrogation est une catégorie discursive (et non grammaticale [24]) ambivalente du point de vue du rapport de force qu’elle instaure entre locuteur et interlocuteur. Position d’infériorité du locuteur lorsqu’il demande une information (demande de dire) ou un service (demande de faire), mettant l’autre en position de supériorité, l’interrogation peut mettre ce même sujet en position de supériorité lorsque la question est une intimation à dire comme dans la salle de classe (le maître ou le professeur interroge un élève), ou dans le commissariat de police (un représentant de l’institution policière questionne un prévenu). L’interrogation peut également placer le sujet qui interroge en position de maîtrise du raisonnement, lorsque celle-ci est adressée à un destinataire tiers jouant le rôle tantôt d’allié, tantôt d’opposant, alors que le locuteur connaît la réponse (question rhétorique). Une variante de la question rhétorique est la question interpellatrice : elle est lancée à la cantonade, s’adresse à un public qui est pris à témoin, met en cause la responsabilité d’un tiers (la mise en cause peut même être accusatrice), en implicitant une réponse qui devrait faire l’objet d’un consensus (c’est le fameux : « que fait la police ? », réponse : « rien », ou « pas ce qu’elle devrait faire »).
C’est ce dernier type d’interrogation que l’on voit proliférer dans le discours journalistique : le sujet interrogeant est l’énonciateur journaliste, le public pris à témoin est le lecteur citoyen, le tiers mis en cause est interpellé en tant que responsable individuel ou institutionnel. Ainsi, l’énonciateur journaliste établit un rapport de complicité avec le lecteur citoyen en l’obligeant à accepter la mise en cause. Ce phénomène a été étudié à propos du conflit en ex-Yougoslavie [25] : devant la difficulté à expliquer le pourquoi et le comment du conflit, on a vu l’instance journalistique multiplier ce genre d’interrogation comme pour se dédouaner de l’absence d’explication : « que font les puissances internationales ? ». Cela, d’ailleurs, semble être une caractéristique nouvelle du discours journalistique, pour ce qui est de sa récurrence, toute personnalité ou institution faisant l’objet d’une mise en cause (« que fait… ?, que font… ? ») : Chef d’état, gouvernement, notable, classe politique, diplomatie, etc.
Parfois, la mise en cause, voire l’accusation, peut être plus directe. On la trouve dans la parole des chroniqueurs de la presse et de la radio. Il y a divers type de chroniques, mais la chronique politique a cette caractéristique de placer le journaliste énonciateur en position d’analyste, plus ou moins spécialisé, qui, au nom de son savoir de spécialiste, peut se permettre de juger et d’évaluer (ce qui n’est pas dans le contrat global d’information) une situation politico-sociale et/ou ses acteurs. On le voit particulièrement, lorsqu’un pays traverses une crise sociale, connaît une situation de conflit, se déchire à travers des controverses violentes sur des grandes décisions citoyennes : l’après des élections présidentielles de 2002, le référendum de 2005, la non attribution du siège des jeux Olympiques à la ville de Paris, la révolte des banlieues, l’affaire d’Outreau, etc.
A ce propos, il convient de se demander quel rôle jouent les caricatures de presse dans l’ensemble du discours journalistique. Les caricatures qui apparaissent en Une ou à l’intérieur d’un journal ne peuvent être comparées aux gentilles caricatures qui sont proposées aux belles Étrangères sur la place du Tertre à Paris. Dans un journal, une caricature participe du commentaire critique sur l’actualité, comme pourrait le faire telle ou telle chronique de société, mais en y ajoutant une manière humoristique. Se pose alors la question de savoir sur quel mode il faut la considérer : la recevoir sur le mode humoristique, c’est atténuer, voire annihiler, son aspect critique ; l’interpréter sur le mode critique, c’est ne pas voir sa proposition humoristique. La prendre comme à la fois critique et humoristique, c’est suspendre à la fois la pertinence de son aspect critique et enlever à l’aspect humoristique son caractère de plaisir gratuit. Le doute dans lequel se trouve le lecteur d’une caricature —sérieux ou pas sérieux ?— fait écho aux discours ambivalents qui tendent à justifier la caricature de presse : tantôt est défendu son aspect critique (« la réalité, c’est aussi ça ! ») pour qu’elle prenne place au milieu du dispositif d’information, tantôt est défendu son aspect humoristique (« c’est pour de rire ») afin de se dédouaner de son effet insultant, irrévérencieux ou iconoclaste.
Ce serait avoir une vision naïve de la fonction sociale de l’humour, si on voulait le cantonner dans le domaine des effets purement ludiques. L’humour n’existe pas en soi, il n’existe que dans une relation, et selon les enjeux de cette relation, il peut avoir un effet de complicité ludique ou un effet destructeur, et parfois bien plus destructeur que celui d’un commentaire critique sérieux [26]. Dans le cas des caricatures de presse, il prétend produire les deux effets à la fois, car il prend le lecteur comme complice d’un jugement dévalorisant qui porte sur un tiers absent qui n’est pas là pour répliquer (et quand il réplique, le mal est déjà fait). Si le lecteur n’est pas du bord de la cible critiquée, ou s’il peut prendre de la distance vis-à-vis de la critique, il appréciera l’humour, mais en même temps il soulagera une pulsion vengeresse ; la caricature joue alors un rôle de catharsis sociale. Si le lecteur est du bord de la cible critiquée, au point de prendre fait et cause pour elle, il se sentira lui-même atteint, insulté, offensé, ne verra pas l’aspect humoristique et criera à l’outrage demandant réparation ; la caricature joue alors un rôle de provocation sociale. Il n’y a pas d’échappatoire, pas d’angélisme possible. La caricature de presse n’est jamais anodine et son habillage humoristique ne peut exonérer son énonciateur. Celui-ci produit une parole publique dont on ne connaît par avance ni la porté ni l’effet qu’elle aura sur telle ou telle catégorie d’individus, et qui peut, sinon tuer, du moins blesser à mort [27].
Le positionnement du journaliste énonciateur ne doit pas être évalué à la seule aune des marques d’énonciation explicite qu’il emploie. Son positionnement peut être révélé en partie par celle-ci, mais ce serait une attitude naïve de l’analyste du discours de s’en tenir là. Le positionnement du sujet énonciateur, d’abord n’est pas toujours manifesté de façon explicite, et peut même jouer sur des apparences trompeuses en ayant l’air de s’effacer dans l’instant même où il impose son point de vue en assignant certaines places à son destinataire. Son positionnement dépend d’un ensemble de procédés discursifs (descriptifs, narratifs, argumentatifs) et d’un ensemble de mots dont le sémantisme est révélateur de son positionnement au regard de certaines valeurs, le tout en rapport avec les conditions situationnelles de production. Le linguiste du discours est en cela différent du linguiste de la langue : il ne doit accorder qu’une confiance relative aux marques verbales. Il sait qu’il doit traquer le sens au-delà de l’emploi des mots et des constructions phrastiques. Aller voir derrière le masque de l’effacement énonciatif, celui du positionnement discursif.