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Des catégories pour l’humour ?

Revue Questions de communication n°10, Presses Universitaires de Nancy, Nancy, 2006

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PATRICK CHARAUDEAU
Centre d’analyse du discours
Université Paris 13

Résumé. — Il existe une importante littérature sur la question de l’humour, tant dans la tradition rhétorique que littéraire et stylistique, sans compter les écrits dans les domaines philosophique et psychologique. À passer en revue ces écrits, on est frappé par leur justesse, mais en même temps, en les confrontant, par les contradictions entre certaines définitions (particulièrement sur l’ironie), ou par leur flou au point de ne plus pouvoir déterminer ce qu’est l’humour. L’article reprend cette question en proposant une catégorisation des faits humoristiques selon un certain nombre de paramètres issus de l’analyse du discours, catégorisation qui a servi de base à un travail d’analyse comparée entre les faits humoristiques dans les contextes culturels français et espagnols.

Mots clés. — Humour, discours, énonciation, ironie, paradoxe, genre discursif, stratégies discursives.

Parler de l’humour nous met de plain-pied en face de plusieurs difficultés [1]. D’abord, il faut éviter d’aborder cette question en prenant le rire comme garant du fait humoristique. Si le rire a besoin d’être déclenché par un fait humoristique, celui-ci ne déclenche pas nécessairement le rire. D’une part, il faut qu’il soit perçu comme tel, ce qui n’est pas évident (voir les histoires perçues drôles par des hommes et point par des femmes, par des gens appartenant à telle culture et point par ceux appartenant à telle autre, et d’une façon générale par ceux qui sont pris comme témoins et ceux qui en sont les victimes). Une problématique du rire entraînerait à nous interroger sur le mécanisme même de ce qu’est une attitude réactive et de ce qui la suscite psychologiquement. On n’entrera donc pas dans une telle problématique qui dirait que le fait humoristique est un acte d’énonciation « pour faire rire », car s’il peut faire rire ou sourire, bien souvent ce n’est pas le cas. Par exemple, il peut accompagner une description dramatique de certains événements comme dans les caricatures de presse sur les guerres, les conflits et les drames de la vie quotidienne.

Une deuxième difficulté réside dans le choix des termes qui servent à désigner l’acte humoristique. Un simple parcours des dictionnaires, de leurs définitions et des renvois qu’ils proposent montre qu’il est difficile de nous en remettre à leurs dénominations : comique, drôle, plaisant, amusant, ridicule ; plaisanterie, moquerie, ironie, dérision, raillerie, grotesque, etc., autant de termes qui s’enfilent dans une joyeuse sarabande dont on ne voit ni le début, ni la fin, ni une quelconque hiérarchie. Partir de ces termes pour en faire des catégories a priori nous mettrait face à des obstacles insurmontables : difficulté de classement, flou des définitions, prolifération des dénominations, renvois synonymiques en boucle. On peut se moquer et tourner en ridicule par ironie, dérision, loufoquerie, etc. ; on peut ironiser par dérision, faire de la dérision de façon ironique, railler avec ironie, à moins que ce ne soit ironiser en raillant. Si, en plus, on combine ces termes avec des qualificatifs du genre mordant, ravageur, caustique, cinglant, acerbe, âpre-badin, anodin, léger, bénin, ou si l’on rajoute d’autres dénominations du genre boutade, vacherie, bouffonnerie, etc., on n’est guère éclairé.

La troisième difficulté tient aux catégories rhétoriques, dont on aurait pu penser qu’elles nous sauvent de l’imprécision des dictionnaires. En fait, c’est surtout l’ironie qui, dans la tradition rhétorique, a fait l’objet d’une catégorisation, à partir de la définition (minimale) qu’en propose Aristote, lequel s’en tient à la décrire comme une antiphrase qui consiste à dire le contraire de ce que l’on pense. Dans cette filiation, on voit se confronter divers points de vue qui ne clarifient guère les choses. Dans le Dictionnaire de poétique et de rhétorique d’Henri Morier (1981), ironie et humour sont présentés comme des catégories distinctes. La première s’opposerait à la seconde en ce qu’elle joue plus particulièrement sur l’antiphrase, alors que l’humour jouerait sur des oppositions qui ne seraient pas antiphrastiques ; de plus, l’ironie enclencherait le rire, alors que l’humour n’enclencherait que le sourire. Pour d’autres, au contraire, humour et ironie sont confondus ou du moins enchâssés l’un dans l’autre. C’est le cas de Robert Escarpit (1987 : 115) qui met le paradoxe ironique au cœur même de tout processus humoristique « par la mise en contact soudaine du monde quotidien avec un monde délibérément réduit à l’absurde ». Ainsi l’ironie serait-elle destructrice, alors que l’humour serait ce qui la « corrige […] par un clin d’œil complice ». Robert Escarpit pose là un nouveau problème dans la mesure où il associe à la notion d’ironie, celles de paradoxe et d’absurde. Il n’y aurait plus donc qu’une seule et même catégorie, tout acte humoristique relevant du paradoxe. Pourtant, il semble bien que parler de façon ironique en disant le contraire de ce que l’on pense n’est pas nécessairement paradoxal. Et pour ajouter à la confusion, on constatera que ce que l’on appelle traditionnellement l’ironie du sort, définie dans les dictionnaires comme « un mauvais coup du sort ou du destin », ne relève pas du mécanisme de l’ironie mais bien de celui du paradoxe. Enfin, souvent, ironie et raillerie sont mis dans le même panier, à commencer par César Chesneau Dumarsais et Pierre Fontanier (1967 : p. ?) qui écrivent que « l’ironie consiste à dire par manière de raillerie, tout le contraire de ce qu’on pense ou de ce que l’on veut faire penser aux autres ». Pourtant, lorsque Zazie dit « Mon cul ! » à ce monsieur qui se croit si important, elle ne dit pas le contraire de ce qu’elle pense : elle raille mais n’ironise pas. On verra plus loin la distinction que nous proposons entre ces deux notions. Donc la tradition ne nous éclaire guère, et pour ce qui nous concerne, nous emploierons le terme « humour » pour désigner une notion générique qui ensuite peut faire l’objet de diverses catégorisations.

Le mécanisme de mise en scène du discours humoristique

Tout fait humoristique est un acte de discours qui s’inscrit dans une situation de communication. Mais il ne constitue pas à lui seul la totalité de la situation de communication. À preuve qu’il peut apparaître dans diverses situations dont le contrat est variable : publicitaire, politique, médiatique, conversationnel, etc. Il est plutôt une certaine manière de dire à l’intérieur de ces diverses situations, un acte d’énonciation à des fins de stratégie pour faire de son interlocuteur un complice. Comme tout acte de langage, l’acte humoristique est la résultante du jeu qui s’établit entre les partenaires de la situation de communication et les protagonistes de la situation d’énonciation (Charaudeau, Maingueneau, 2002).

L’acte humoristique ne se réduit pas non plus aux seuls jeux de mots comme bien des études semblent le suggérer. Les jeux de mots, s’ils relèvent en soi d’une activité ludique, ne produisent pas nécessairement un effet humoristique. Aussi est-on amené, pour étudier l’acte humoristique, à décrire la situation d’énonciation dans laquelle il apparaît, la thématique sur laquelle il porte, les procédés langagiers qui le mettent en œuvre et les effets qu’il est susceptible de produire sur l’auditoire, dont on donnera ici quelques aperçus.

La situation d’énonciation : une relation triadique

L’acte humoristique comme acte d’énonciation met en scène trois protagonistes : le locuteur, le destinataire et la cible. Le locuteur est celui qui, à l’intérieur d’une certaine situation de communication, produit l’acte humoristique : le locuteur dans des conversations, le publicitaire dans une annonce, le chroniqueur ou le caricaturiste dans un journal, l’animateur d’une émission de radio ou de télévision, etc. Le problème qui se pose à lui est celui de sa légitimité, de ce qui l’autorise à produire dans cette situation un acte humoristique. Car ne produit pas un acte humoristique qui veut, sans tenir compte de la nature de son interlocuteur, de la relation qui s’est instaurée entre eux, des circonstances dans lesquelles il est produit. Selon les cas, un acte humoristique peut blesser l’autre ou le rendre complice. Le locuteur doit donc avoir vis-à-vis de son interlocuteur une position qui à la fois légitime son énonciation humoristique et justifie, voire explique, le jeu langagier auquel il se livre à propos de tel thème, en visant telle cible. Parfois, c’est la place qu’il occupe dans la situation de communication qui le légitime : dans les caricatures, le dessinateur est par définition un humoriste ; dans les annonces publicitaires, le publicitaire s’autorise, pour séduire le consommateur, à jouer avec le langage ; dans les chroniques journalistiques d’humeur, le chroniqueur commente l’actualité en émaillant son texte de traits humoristiques. Dans d’autres cas, particulièrement ceux de la conversation spontanée, le locuteur doit se donner les moyens de justifier son énonciation humoristique car il risque d’être mal considéré par son interlocuteur.

Mais il peut se faire que le locuteur raconte ce que l’on appelle une histoire drôle. Il met alors en scène un personnage qui devient à son tour locuteur-énonciateur dans l’histoire racontée. On a affaire ici à un énonciateur-personnage de l’histoire dont il faut considérer l’identité, car c’est sur elle que repose le trait humoristique. Telle réplique n’est drôle que parce qu’elle provient d’un Belge (pour les Français), d’un Newfie (pour les Québécois), d’un Portugais (pour les Brésiliens), d’un homme marié (pour les histoires de cocu), d’une femme (pour se moquer des machistes), d’un enfant (pour se moquer du sérieux des adultes comme le fait Raymond Queneau dans Zazie dans le métro), d’un notable (pour montrer sa suffisance comme le fait Jacques Brel dans Les Bourgeois), etc. Ainsi voit-on s’installer dans les histoires populaires des personnages types qui ont l’identité du naïf, de l’ingénu, du bête, ou au contraire du malin et astucieux : le renard-rusé vs le loup-fort, mais balourd, dans les fables ; le « papagayo », perroquet malicieux au Brésil ; le « Jaímito  », impertinent en Espagne, la « Mafalda » naïvement insolente des Argentins…

Le destinataire mis en scène par l’acte humoristique peut être mis en lieu et place de complice ou de victime. Comme complice, il est appelé à entrer en connivence avec le locuteur, énonciateur de l’acte humoristique. Qu’il s’agisse du consommateur d’une publicité, du lecteur d’un journal, de l’auditeur d’une émission de radio ou de l’interlocuteur d’une conversation, il est appelé à partager la vision décalée du monde que propose l’énonciateur, ainsi que le jugement que celui-ci porte sur la cible. Il est comme un témoin de l’acte humoristique, un destinataire-témoin – Freud (1905) parle ici de « tiers » – qui serait susceptible de co-énoncer (phénomène d’appropriation) l’acte humoristique. Comme victime – ce qui se produit plutôt dans des situations dialogales –, il est à la fois destinataire et cible de l’acte humoristique, un destinataire-cible qui a toutes les raisons de se sentir agressé. L’interlocuteur ne pourra donc s’en sortir qu’en répliquant de la même façon, en acquiesçant comme s’il acceptait de rire de lui-même ou en faisant la sourde oreille. Cela se produit parfois avec l’ironie, lorsqu’une réplique adressée à l’interlocuteur fait de celui-ci la victime d’un jugement négatif : « Tu veux que je t’aide ? ! », dit un père à son fils qui met les doigts dans son nez ; « Oui, papa » pourrait répondre celui-ci, mais l’osera-t-il ?

La cible est ce sur quoi porte l’acte humoristique ou ce à propos de quoi il s’exerce. Ce peut être une personne (individu ou groupe), en position de troisième protagoniste de la scène humoristique, dont on met à mal le comportement psychologique ou social en soulignant les défauts ou les illogismes dans ses manières d’être et de faire au regard d’un jugement social de normalité (Freud ici parle de « victime »), comme on le voit dans les caricatures de presse qui mettent en scène des hommes politiques ; cela peut également être une situation créée par les hasards de la nature ou les circonstances de la vie en société dont on souligne le caractère absurde ou dérisoire, comme cela apparaît dans certains titres de faits divers (« Cambriolé trois fois, il met le feu à sa maison ») ; cela peut aussi être une idée, opinion ou croyance, dont on montre les contradictions, voire le non-sens. C’est par l’intermédiaire de la cible que l’acte humoristique met en cause des visions normées du monde en procédant à des dédoublements, des disjonctions, des discordances, des dissociations dans l’ordre des choses.

La thématique

Le mécanisme du discours humoristique mettant en scène trois protagonistes (locuteur, destinataire et cible) entre lesquels circule une vision décalée du monde social, il s’agit d’examiner en quoi consiste cette vision décalée, car le type d’humour et l’effet qu’il produit sur le destinataire ne seront pas les mêmes selon la nature de « l’univers de discours » (ou « domaine thématique ») mis en cause et son degré d’acceptabilité sociale. Dire que l’empereur Bokassa a fait avancer la justice égalitaire dans le monde parce qu’il a élevé le génocide des enfants au niveau de celui des adultes est évidemment d’un humour difficile à accepter (cynisme), parce qu’il met en cause des valeurs concernant à la fois les domaines de la justice, de l’enfance et de la mort.

Peut-on faire un catalogue de ces univers de discours ? Il y a bien des tentatives de produire une catégorisation des représentations de l’activité sociale en « domaines de pratique sociale » ou en « domaines d’expérience ». Des disciplines comme l’anthropologie, la sociologie, la psychologie sociale, les sciences du langage proposent chacune des catégories qui leur sont propres, ce qui ne rend pas la tâche aisée. De plus, apparaît une difficulté supplémentaire qui tient au fait que ces catégorisations dépendent à la fois des modes de vie culturels et de la façon dont on regarde une société. Devant la prolifération des catégories de représentation, on proposera, pour l’analyse des faits humoristiques, des distinctions simples à l’intérieur desquelles pourront apparaître au coup par coup différentes thématiques.

D’abord, des grands domaines de référence thématique du genre : « vie et mort », un domaine qui touche au mystère de la destinée des hommes, et dans lequel on inclura tout ce qui évoque la misère humaine (maladies, handicaps, déchéance) ; « vie publique », domaine qui concerne la vie sociale dans ce qu’elle a de collectif et d’exposition au regard de tous comme le sont la vie politique, la vie citoyenne, les médias, la culture, la notabilité et la notoriété des personnes, etc. ; « vie privée », domaine qui concerne la vie domestique, la vie professionnelle, la vie personnelle, voire l’intimité des personnes, etc. Puis des thèmes particuliers que l’on déterminera en trouvant la réponse aux questions : « de quoi est-il question ? », « de quoi s’agit-il ? » ou « à propos de quoi parle-t-on ? » Évidemment, la réponse n’est pas simple parce qu’il y a diverses façons de répondre à ces questions.

C’est dans le cadre de la thématisation du discours humoristique que l’on doit se poser la question de savoir si on peut faire de l’humour sur tout. Quels sont les tabous, et quelles sont les limites à ne pas dépasser, selon les cultures ? Peut-on faire de l’humour sur ce qui est considéré sacré, sur la maladie, la petite enfance, les vieux ? Car si l’humour, qui met en cause les visions normées du monde, touche des domaines thématiques jugés tabous, on peut se demander « jusqu’où peut-on aller trop loin ? », comme on le dit dans les conversations courantes. C’est en tout cas ici que doit être traitée la question de l’humour noir. Ce n’est pas au niveau des procédés que peut être jugé ce type d’humour. En effet, ceux-ci peuvent être variables, ironiques, sarcastiques ou loufoques, et relever ou non de l’humour noir. C’est le domaine auquel s’appliquent ces catégories humoristiques qui fera que le type d’humour est noir ou non. On aura affaire à de l’humour noir lorsque la thématique touche à des valeurs qui sont jugées négatives par une certaine culture, comme la mort, la vieillesse, la maladie, la déchéance physique, le handicap, la pauvreté, etc. Il s’agit là de domaines jugés sérieux, à transcendance universelle, et qui sont marqués à la fois par le mystère de l’incompréhension et l’existence d’une force de l’au-delà. Aussi, faire acte de transgression risquerait-il de déclencher les foudres de cet au-delà, de voir se retourner la mise en cause du monde contre sa propre personne et de faire l’objet d’une sanction. Mais il y a dans l’humour noir comme une invite à faire face à ce mystère, à dépasser cette incompréhension, cette menace et cette crainte en prenant une distance salutaire par rapport aux valeurs traditionnelles que véhiculent ces domaines, et à les transcender en les plaçant dans un univers qui n’est pas pour de vrai, un univers du jeu qui suspend provisoirement le malheur. Ainsi peut s’exercer une véritable revanche vis-à-vis de tout ce qui serait intouchable (l’humour noir est iconoclaste et anarchique). Le condamné à mort cité par Freud (1905) peut bien déclarer au moment où on le conduit à l’échafaud un beau lundi matin : « Voilà une semaine qui commence bien ! ».

Les procédés langagiers

On se contentera donc de souligner deux points. L’un est qu’il ne faut pas mettre dans le même panier procédés linguistiques et procédés discursifs. Les procédés linguistiques relèvent d’un mécanisme lexico-syntaxico-sémantique qui concerne l’explicite des signes, leur forme et leur sens, ainsi que les rapports forme-sens. Ils jouent tantôt sur le seul signifiant, comme dans les calembours, contrepèteries, palindromes, mots-valises et autres défigements ; tantôt sur le rapport signifiant-signifié des mots homonymes ou polysémiques qui permet de passer d’une isotopie de sens à une autre (le mot « brique » signifiant « matériau de construction » et « million », on peut dire : « C’est pas cher de se construire une maison, il suffit de trois briques [2] »). Tantôt, c’est un jeu de substitutions de sens qui permet de s’exprimer en nommant la partie pour le tout (« C’est trois euros par tête de pipe ») ou le négatif pour le positif (« C’est pas bête, ce que tu dis »). Tantôt, ce sont des comparaisons ou des métaphores (« Il a un visage en tranche de cake »).

Les procédés discursifs, eux, dépendent de l’ensemble du mécanisme d’énonciation déjà décrit, et donc de la position du sujet parlant et de son interlocuteur, de la cible visée, du contexte d’emploi et de la valeur sociale du domaine thématique concerné. Les procédés linguistiques ne sont pas porteurs en soi de valeur humoristique, ils peuvent être utilisés par différents genres discursifs parmi les plus sérieux comme la poésie. L’antiphrase, par exemple, est un procédé linguistique qui consiste à dire le contraire de ce que l’on pense, et qui peut donner lieu à diverses catégories discursives telles le mensonge, l’ironie ou le paradoxe.

Le deuxième point est que, à l’intérieur des catégories discursives de l’humour, il convient de distinguer celles qui résultent d’un jeu avec des procédés d’énonciation et celles qui résultent du sémantisme des mots à l’intérieur même de l’énoncé. Les procédés d’énonciation sont ceux qui jouent entre ce qui est dit (explicite) et ce qui est laissé à entendre (implicite), comme est le cas de l’ironie (« Bravo ! » dit-on à un enfant qui vient de commettre une bêtise). Les procédés qui portent sur l’énoncé sont tout entier contenus dans celui-ci en jouant sur la dissociation d’isotopies. Dire : « Le comble du coiffeur est de sortir de chez lui en rasant les murs » n’est pas laisser entendre une intention différente de ce qui est dit, mais jouer sur la polysémie du verbe « raser »

De quelques catégories du discours humoristique

La question des catégories est toujours l’objet de controverses quant il s’agit d’analyser des textes ou des types de discours. Les uns assurent qu’analyser, c’est déstructurer pour classer, les autres que, en déstructurant, on ne reconnaît plus rien de l’objet et donc qu’il faut en faire un commentaire suivi. Les deux positions se défendent, mais la nôtre consiste à penser que la force des sciences humaines et sociales, face à ce qu’est le commentaire littéraire et philosophique, est de définir des catégories qui permettent de procéder à des analyses et de juger des résultats selon un principe de cohérence. Mais, en même temps, il ne faut pas se laisser emprisonner par les catégories car elles sont par définition réductrices. Il s’agit donc de définir des catégories opératoires et non essentialisantes. C’est dans cet esprit qu’il faut considérer les catégories ci-dessous proposées, comme permettant d’analyser des fait humoristiques au cas pas cas, car c’est dans la combinaison de ces catégories qu’apparaissent, à la fois, la possible classification d’un acte humoristique et sa particularité. Un fait humoristique est rarement uniquement ironique. En même temps, il peut être ironique, insolite et d’une connivence ludique pour les uns, cynique pour d’autres.

L’humour par le jeu énonciatif

Ici, le jeu énonciatif consiste pour le locuteur à mettre le destinataire dans une position où il doit calculer le rapport entre ce qui est dit explicitement et l’intention cachée que recouvre cet explicite. Il s’ensuit une dissociation entre le sujet énonciateur (celui qui parle explicitement) et le sujet locuteur qui se trouve derrière dont l’intention doit être découverte.

L’ironie est la catégorie qui a fait l’objet du plus grand nombre de définitions, et donc la plus difficile à cerner, vu son hétérogénéité. En présentant les problèmes relatifs à l’analyse de l’humour, on a vu que l’ironie était considérée de diverses façons : tantôt opposée à l’humour, tantôt au contraire englobant tous les actes d’humour ; parfois, on la définit comme une moquerie, un paradoxe ou un absurde, et on lui associe la raillerie, la dérision, le grotesque ; enfin, la plupart du temps, ne sont pas distinguées l’ironie courante de l’ironie socratique ou de l’ironie du sort. Cela ne facilite pas la tentative de définition d’une catégorie qui se caractérise par des traits qui lui sont propres. C’est pourquoi nous proposons de distinguer : « l’ironie » comme catégorie énonciative, « l’ironie du sort » comme catégorie descriptive d’incohérence, « l’ironie socratique » comme stratégie maïeutique de découverte de la vérité, la « raillerie » comme catégorie énonciative qui se distingue de l’ironie par le rapport qu’elle établie entre l’explicite et l’implicite. Malgré la diversité des définitions, il semble se dégager quelques constantes que nous reprenons ici.

La première caractéristique consiste en ce que l’acte d’énonciation produit une dissociation entre ce qui est « dit » et ce qui est « pensé ». Cette dissociation étant voulue par le sujet parlant, cet acte d’énonciation met à mal le principe de sincérité qui veut que ce qui est dit soit censé correspondre à ce qui est pensé, à moins de volonté de mensonge. Sans aller jusqu’à ce jugement moral, nous préférons dire que ce qui est mis à mal est un principe de congruence qui fonde la légitimité du sujet parlant comme devant « dire ce qu’il pense ». Divers termes sont employés pour désigner cette opposition entre le dit et le pensé : « réel » et « intuitif » par Arthur Schopenhauer ; « réel » et « idéal » par Henri Bergson ; « réalité » et « apparence », voire « visage » et « masque » (Schoentjes, 1999 : 28). Ces termes ont certainement une pertinence dans la pensée de leurs auteurs, mais ils font problème, surtout ceux de « réel » ou de « réalité », dans la mesure où il ne s’agit pas de la réalité du monde, mais de ce que pense ou juge le sujet parlant. « Idéal » ne semble pas davantage exact, puisque ce qui est dit est le contraire de ce qui est pensé et que le pensé est ce qui correspond à la vérité du sujet parlant. Il est vrai qu’en employant ce terme, Henri Bergson pense davantage à l’ironie socratique. Disons, plutôt, qu’il y a discordance, et même peut-être rapport de contraire – sans préciser ici s’il s’agit de « contradiction » ou de « contrariété » – entre le dit et le pensé, comme l’illustre l’exemple classique du « Beau travail ! » lancé à quelqu’un qui vient de produire une catastrophe.

La deuxième caractéristique est que l’acte d’énonciation fait coexister ce qui est dit et ce qui est pensé. Ce point est très important, parce que c’est ce qui distingue l’ironie du mensonge. Dans l’ironie – répétons-le – est opérée une discordance [3] entre ce que pense le sujet parlant et ce que dit le sujet énonçant : l’énonciateur dit quelque chose de contraire à ce qu’il pense (c’est l’antiphrase), mais en même temps, il veut faire entendre ce qu’il pense. Il doit donc construire un destinataire idéal qui puisse comprendre que ce qui est donné à entendre est l’inverse de ce qui est dit. Pour ce faire, il fournit au destinataire des indices (ton, mimique, geste) lui permettant d’opérer ce renversement ou cette conversion. Dans le mensonge, le dit se substitue au pensé pour faire croire à l’interlocuteur que ce qui est dit vaut pour ce qui est pensé ; dans l’ironie, le dit et le pensé coexistent pour que l’interlocuteur découvre que le dit n’est qu’un faux-semblant derrière lequel se cache un autre jugement. Ce qui distingue l’ironie du mensonge est la coexistence des deux termes de l’énonciation et la position dans laquelle se trouve le destinataire.

Troisième caractéristique : l’énoncé dit par l’énonciateur se présente toujours comme une appréciation positive masquant l’appréciation qui est pensée par l’auteur, et qui donc est toujours négative. S’exclamer : « Le look qu’il se paye ! » n’est ironique que si la personne-cible qui est visée est mal habillée ; s’exclamer « Bravo ! » ne peut être ironique que s’il s’agit de juger une bêtise ; « Quel beau temps ! » de même ne sera un énoncé ironique que s’il fait un temps de chien. Un bon exemple d’ironie nous est donné par Voltaire, passé maître en la matière, lorsqu’il commente les désastre d’une guerre dont Candide est témoin : « Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface » [4].

Cependant, il se peut que l’énoncé ne soit pas à proprement parler positif, mais qu’il dise de façon sérieuse ou naïve (sur un ton impassible) quelque chose qui masque une énormité à laquelle le sujet ne croit pas. Cela correspond à ce que l’on appelle l’humour « pince-sans-rire », le côté « n’avoir l’air de pas y toucher » qu’affectionnent les Anglais, et qu’expriment fort bien les histoires en dessin animé de Droopy (Tex Avery) qui, dans les situations les plus dramatiques, termine toujours en lançant un « I’m very happy ! ». Les litotes et autres euphémismes sont donc à mettre au compte de ce procédé d’ironie, puisque l’énoncé exprimé de façon négative exprime un jugement inverse très fortement polarisé, comme dans les –paraît-il très français – « Fait pas froid ! » pour « Il fait très chaud », « Fait pas chaud ! » pour « Il fait très froid ». Par cette caractéristique du dit positif, masquant un pensé négatif, se trouve différenciée l’ironie de la raillerie ou du sarcasme, malgré l’amalgame qui en est souvent fait par certains auteurs. Dans le sarcasme, le rapport entre pensé et dit n’est pas le même.

Dans cet acte d’énonciation, c’est la cible qui est l’objet du jugement négatif, et non l’interlocuteur que l’on prend à témoin de l’acte ironique en lui demandant d’en être le complice. Cependant, il peut se faire que ce dernier soit en même temps la cible de l’ironie. Dans ce cas, il se trouve fortement dévalorisé, voire agressé, et la question se pose de savoir s’il s’agit vraiment d’un acte humoristique, car il sera difficile à l’interlocuteur d’entrer en complicité avec l’auteur de l’acte ironique [5]. À moins qu’existe un alibi qui permette à l’interlocuteur visé de s’en sortir en mettant l’agression au compte de la situation de communication : dans un spectacle (l’humoriste qui fait de l’ironie à l’adresse des spectateurs [6]) ; dans les émissions radiophoniques ou télévisuelles de divertissement où l’invité, souvent un notable, est mal mené ; dans les conversations où le locuteur responsable de l’acte d’ironie se corrige en disant qu’il blague protégeant ainsi la face de l’autre. En outre, l’énonciation ironique peut être appliquée à soi-même, c’est-à-dire que l’auteur se prend pour cible, comme dans : « T’es vraiment bon ! », dit à soi-même, alors qu’on vient de commettre une bêtise. C’est le cas de l’auto-ironie. Comme précédemment, la cible-interlocuteur-soi-même se trouve dévalorisée, mais du fait que ce soit le locuteur lui-même qui se l’applique, il s’en trouve en quelque sorte dédouané. De plus, certaines expressions sont ironiques par définition comme « Nous voilà dans de beaux draps ! ». On ne prend jamais ces expressions au pied de la lettre, elles sont comme codées par avance et ainsi enregistrées dans les dictionnaires. Enfin, l’ironie peut prendre des formes plus subtiles que ces simples jugements. Arthur Schopenhauer, Henri Bergson, Pierre Schoentjes (1999 : 30) proposent de distinguer deux catégories d’ironie qu’ils nomment tantôt « simulation/dissimulation », tantôt « banal/subtil ». Ainsi en serait-il du cas où une longue description ou une argumentation énoncée sérieusement masquent une description ou une argumentation contraire qu’on ne dévoile qu’à la fin. Cela correspond au procédé maïeutique de Socrate, mais il n’est pas sûr que ce soit de l’humour. C’est pourquoi, au lieu de distinguer deux catégories d’ironie, on parlera plus volontiers de variantes du procédé d’ironie, dont les effets varient selon les situations de communication, parfois même en sortant du champ de l’humour.

Pour nous, la « raillerie » ou le « sarcasme » sont deux dénominations du même procédé. Nulle part elles n’ont fait l’objet de définition propre et sont souvent données comme équivalent d’ironie. Dans les dictionnaires, la raillerie est définie par des synonymes tels brocard, critique, épigramme, flèche lazzi, moquerie, plaisanterie, pointe, quolibet, sarcasme, trait : « Ce débordement d’affronts sanglants, de railleries parfois cocasses » (Henri Bosco). Un peu plus anciennement, ce terme est donné comme équivalent de gouaillerie, ironie, malice, moquerie, persiflage, satire : « Votre raillerie, oui, cette façon moqueuse que vous avez de me parler, m’afflige » ; « Molière raille les dévots ». Cela ne nous éclaire pas beaucoup.

En ce qui nous concerne, il semble utile de distinguer « Oh, la belle petite frimousse que voilà ! », dit à propos d’un visage jugé laid, et « Avec la tronche qu’il se paye, il ne risque pas d’aller bien loin ! ». Dans le premier cas, ce qui est dit est positif, laissant entendre un jugement négatif : c’est une ironie. Dans le second, au contraire, ce qui est dit est négatif, et insiste sur le défaut de la personne. On a affaire à une sorte d’hyperbolisation du négatif, et celle-ci est comme un appel à ce que le destinataire-témoin soit complice du dénigrement, un peu comme dans la figure du « commérage ». Mais, si le destinataire est en même temps la cible, on a affaire à une véritable provocation de celui-ci, car il ne peut feindre d’ignorer l’agression, alors que dans l’ironie il peut toujours faire celui qui ne comprend pas l’implicite. La seule défense possible face à la raillerie ou au sarcasme est de renvoyer son auteur à la prise de conscience de ce qu’il fait : – « Vous êtes moche, contrefait, bossu et tordu… » – « Vous raillez, mon cher ! ». Le sarcasme est en décalage avec la bienséance : il dit ce qui ne devrait pas se dire ; il met donc l’interlocuteur mal à l’aise, mais en même temps le locuteur est à la merci d’une réplique de l’interlocuteur qui lui signifie son inconvenance.

Dans la raillerie, il n’y a pas à proprement parler de discordance entre le dit et le pensé comme dans l’ironie ; simplement, on constate que le dit est toujours quelque peu exagéré par rapport au pensé, qu’il y a une différence de degré entre l’un et l’autre : un dit exagéré, répété, agressif, pour un non-dit qui reste négatif mais ne doit pas être interprété selon la force du dit. Le contraire de l’euphémisation, en somme. C’est le genre d’humour que pratiquait Diogène, ce philosophe cynique – comme l’appelait la société athénienne – qui, voyant que personne ne daignait lui faire l’aumône, ne pratiquait pas la plainte, mais au contraire interpellait vertement les gens. À un avare qui lui promettait tous les jours de lui donner quelque chose le lendemain : « Hé, mon ami, c’est pour ma nourriture que je veux ton argent, pas pour ma sépulture ! » ; à un autre, chauve, qui l’injurie : « Je félicite tes cheveux d’avoir abandonné ta sale tête ! » ; au fils d’une prostituée qui lui lance une pierre : « Attention, mon gars, tu pourrais toucher ton père ! ». Autant de sarcasmes qui culminent dans ses choix de vie – vivre dans un tonneau, demander l’aumône aux statues – qui se caractérisent par un comportement négatif au regard des normes sociales de son époque, afin de critiquer le conformisme, l’hypocrisie, voire la lâcheté des citoyens de son époque. Il paraît que ce genre de plaisanterie aigre-acide serait propre à l’esprit français (Gasquet-Cyrus, 2002).

On considèrera certains des termes cités par les dictionnaires comme équivalents de sarcasme, parce qu’ils semblent évoquer la même chose : persiflage, sarcasme, pique, provocation, quolibet, gouaillerie, lazzi, perfidie. D’autres, en revanche, tels pointe, malice, trait, flèche, semblent correspondre plutôt à ironie. La satire, quant à elle, pourrait être classée du côté du sarcasme puisqu’elle décrit les défauts des gens et de la société en grossissant le trait, voire en les déformant, au point d’ailleurs d’en arriver au grotesque, ce qui, soit dit en passant, distingue la satire de la parodie.

La « parodie » est une catégorie faisant également partie du processus d’énonciation, au même titre que la citation, mais une citation un peu particulière. En effet, parodier un texte c’est écrire – ou parler – comme un texte déjà existant, en en changeant quelques éléments de sorte que le nouveau texte ne puisse pas être totalement confondu avec le texte de référence. La parodie s’affiche comme telle, c’est-à-dire comme un texte qui imite un original sans passer pour cet original. En cela, elle se distingue du pastiche qui, lui, cherche à se faire passer pour l’original sans le dire. Lorsque Jean Giraudoux écrit : « Un seul être vous manque et tout est repeuplé », il ne cache pas le vers de Lamartine : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». De même en est-il de ce slogan publicitaire des années 70 – « On a souvent besoin de petits pois chez soi » – qui ne cachait pas son allusion à la morale de Jean de La Fontaine : « On a souvent besoin d’un plus petit que soi ».

Contrairement à l’ironie dont le dit (jugement positif) masque le non-dit (jugement négatif), mais en même temps se détruit dès que l’on découvre ce qui est donné à entendre, la parodie fait coexister les deux textes qui s’alimentent réciproquement : le texte original reste une référence, le texte parodique y trouve son fondement, même lorsque le nouveau texte par son imitation-transformation met en cause, voire se moque, de l’original. Le « comme si » qu’annonce le texte parodique entretient la coexistence des deux textes. C’est à la parodie qu’appartiennent ces cas d’humour repérés dans certaines émissions radiophoniques au cours desquelles les animateurs se livrent à des imitations d’autres personnalités du monde politique ou artistique, en les décontextualisant, puis les recontextualisant : Les Guignols de l’info. Ici aussi, l’effet humoristique provient de la coexistence d’un original avec son imitation reconstruite.

L’humour par le jeu sémantique

En l’espèce, l’humour consiste à jouer sur la polysémie des mots qui permet de construire deux ou plusieurs niveaux de lecture tout au long de la construction phrastique (isotopie) autour de mots dont le sens est double ou triple. Dans la loufoquerie, les univers mis en relation sont complètement étrangers l’un à l’autre, n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Un peu comme dans le surréalisme : sur une table d’opération, une machine à écrire et une botte de carottes [7]. La rencontre entre ces deux univers se fait par un récit dont on ne peut voir a priori la relation de causalité qui devrait s’instaurer entre les faits décrits, du moins vis-à-vis d’une logique naturelle ou logique de l’expérience humaine. Du coup, la rencontre entre ces univers ne peut se produire que par accident ou raté. Se trouvant en opposition, chacun appartenant à un paradigme de l’expérience humaine différent, leur conjonction ne peut donc produire que quelque chose qui est hors-sens, quelque chose qui ne permet pas de discuter ni de raisonner, ni d’expliciter ce qui justifierait leur relation. Ici, il n’y a pas de jugement de valeur comme dans l’ironie ou la raillerie puisque l’on est plongé dans un monde sans liens logiques entre les événements, un monde, comme on dit, loufoque. Bien évidemment, on trouve ce procédé dans les histoires de fou, dans certaines publicités, dans certaines caricatures, chez certains humoristes comme l’observation que fait Raymond Devos sur « des choses bizarres » comme celle que nous avons rapportée précédemment, ou comme cette chose étrange qui est que quand il boit la moitié d’un demi, il lui en reste encore une moitié.

Comme pour l’incohérence loufoque, l’incohérence « insolite » procède également de la rencontre de deux univers différents l’un de l’autre. Mais elle s’en différencie en ce que, cette fois, les deux univers ne sont pas complètement étrangers l’un à l’autre. Plus exactement, on dira que l’insolite provient de ce que ces deux univers ne sont pas naturellement liés l’un à l’autre ; c’est le récit et/ou la situation dans lequel ils apparaissent qui, en faisant un coup de force, justifie leur rencontre. Il est donc possible d’expliquer les différentes logiques qui se rencontrent dans le récit, ou du moins de les élucider, ce qui, à la différence de la loufoquerie, fait reposer le procédé d’incohérence insolite sur une sorte de trans-sens : quelque chose permet tout de même d’établir un lien entre les deux univers, de passer de l’un à l’autre (trans ). Même si cette rencontre est le fait du hasard, comme coïncidence de deux logiques, au départ, indépendantes l’une de l’autre, mais dont on comprend et accepte les effets de la rencontre : un passant jette un papier gras dans la rue, un autre marche dessus, glisse et tombe, c’est la mécanique du rire dont parle Henri Bergson (1900) qui repose ici sur un procédé d’insolite [8].

La différence entre incohérence loufoque et incohérence insolite est parfois difficile à établir. En fait, la différence réside dans l’existence ou non d’un lien entre les deux univers de sens (ou isotopies) mis en relation. Ce lien, on l’obtient par inférence, et toute la question est de savoir si l’inférence est elle-même évidente ou non. Si le lien sémantique apparaît facilement (il est vrai que facilement est un critère difficile à mesurer), on a affaire à une incohérence insolite ; dans le cas contraire, à une incohérence loufoque. La conjonction opérée dans la loufoquerie relève de l’invraisemblable et donc ne peut s’obtenir que de façon volontaire, celle opérée dans l’insolite fait partie d’un peu vraisemblable possible. Elle est le fait du hasard qui donne toujours des résultats saugrenus ou incongrus.

Une chronique d’un journal espagnol intitulée Bisturí proclame : « Il faut demander que la lobotomie soit remboursée par la Sécurité sociale, parce que c’est l’unique moyen de pouvoir supporter les informations du journal télévisé ». A priori, il n’y a aucun rapport entre le journal télévisé, la lobotomie et la Sécurité sociale. Mais le récit établit un lien par le fait que pour comprendre les informations, il faut des capacités intellectuelles, et que la lobotomie concerne les capacités intellectuelles (en les supprimant) et que la Sécurité sociale est généralement concernée par les interventions chirurgicales. L’insolite est dans le fait que pour juger les informations insupportables, il faut des capacités intellectuelles. Or, supprimer celles-ci par la lobotomie ne peut permettre de les juger supportables puisqu’on n’aurait plus de faculté de jugement ; de plus, la Sécurité sociale rembourse les interventions qui sont censées améliorer l’état de santé du patient et ici on lui demande de rembourser un état de dégradation. En revanche, Boris Vian qui, dans une de ses chroniques de jazz, répondant à un correspondant qui pense qu’il n’aime pas Armstrong, écrit « Armstrong, il peut […] scier la colonne Vendôme avec une fourchette bleue et manger des huîtres tout nu en courant le long des Tuileries, il aura quand même gravé trois cents face (au moins) inoubliables » (Baudin, 2002), ne nous donne guère la possibilité d’établir un lien entre les différents éléments qu’il décrit. L’incohérence ici est loufoque. Autrement dit, il y a toujours un quelque chose qui fait lien pour l’incohérence insolite : la polysémie des termes, l’accident dans un récit, un trait commun abstrait, la situation de communication, un certain niveau métadiscursif, etc. Même si, dans ce lien, le rapport entre causes et conséquences est disproportionné, ce qui compte, c’est qu’il puisse y avoir lien de causalité, ce qui n’est pas le cas de la loufoquerie.

L’incohérence « paradoxale » est plus facile à déterminer. Il s’agit de rapports de contradiction entre deux logiques dans une même isotopie  [9] . Elle est un fait de discours qui va à l’encontre de la logique. Non point une logique universelle, mais celle qui est garantie par la norme sociale. Elle la prend à l’envers, à rebrousse-poil, et donc crée une anti-norme sociale. Mais cette fois, contrairement aux deux cas précédents, on reste dans le même univers ; c’est dans le lien qui relie habituellement les éléments que se trouve une anomalie. Entre certains de ces éléments qui sont antinomiques entre eux, le récit produit une contradiction jugée inacceptable (« C’est paradoxal ! »).

On a donc affaire, non pas à un hors-sens comme dans la loufoquerie ni à un trans-sens comme dans l’insolite, mais à un contre-sens (ce qui va contre le sens attendu) qui se juge, non plus sur la rencontre entre des axes paradigmatiques différents, mais sur la logique argumentative qui se développe sur l’axe syntagmatique. Cela justifie que souvent l’on entende à son propos les qualificatifs d’illogique, absurde ou insensé. De plus, à la différence de l’incohérence loufoque et insolite, l’incohérence paradoxale permet de discuter, d’élucider, de raisonner sur le paradoxe, de démontrer en quoi c’est illogique, en quoi il y a contre-sens, et donc éventuellement de juger la valeur du paradoxe. C’est pourquoi on peut dire de certaines histoires de fou qu’elles ne sont pas si folles que ça. Témoin, ce fou qui découvre un jour qu’il est entouré des murs de l’asile dans lequel il séjourne, et a l’idée de monter sur l’un des murs pour regarder ce qu’il y a derrière. Voyant passer des gens, il hèle un passant et lui demande : « Dites-moi, mon brave, vous êtes nombreux là-dedans ? ». Et après tout, « pourquoi pas ? », pourrait-on se dire, « où est le dedans, où est le dehors ? ».

On peut mettre au compte de l’incohérence paradoxale, ce que l’on appelle habituellement l’ironie du sort. Il s’agit d’un retournement d’une logique d’expérience : par exemple, quand il nous arrive un malheur, on cherche plutôt à éviter sa répétition. A contrario, cet homme dont nous dit un titre de fait divers : « Cambriolé pour la troisième fois, il met le feu à sa maison ». Ou encore, une ironie davantage due au hasard : « Il s’étrangle avec le fil de son sonotone ». Il ne faut donc pas confondre cette ironie du sort avec l’ironie énonciative que l’on a décrite précédemment, qui dit l’inverse de ce que l’on pense.

Les effets possibles de l’acte humoristique

L’effet possible est la résultante du type de mise en cause du monde et du contrat d’appel à connivence que l’humoriste propose au destinataire, et qui exige de celui-ci qu’il adhère à cette mise en cause. Il s’agit ici d’une problématique de l’intentionnalité dans laquelle le sujet humoriste est à l’origine d’un effet visé et le destinataire à l’origine d’un effet de plaisir qu’il construit, sans que l’on ait la garantie que les deux coïncident. C’est pourquoi on parle d’effet possible, car on n’est jamais sûr que l’effet visé corresponde en tout point à l’effet produit [10]. Les effets possibles peuvent correspondre à différents types de connivence que l’on appellera ludique, critique, cynique et de dérision, lesquels, tout en se distinguant, peuvent se superposer les uns aux autres.

La connivence ludique

La connivence ludique est un enjouement pour lui-même dans une fusion émotionnelle de l’auteur et du destinataire, libre de tout esprit critique, produite et consommée dans une gratuité du jugement comme si tout était possible. Elle peut même aller jusqu’à susciter un « pourquoi pas ? », une autre façon de voir le monde et les comportements sociaux comme libération d’une fatalité. Elle cherche à faire partager un regard décalé sur les bizarreries du monde et les normes du jugement social, sans qu’elle suppose un quelconque engagement moral, même si, comme pour tout acte humoristique, une mise en cause des normes sociales se trouve en sous-jacence. C’est un plaisir dans la gratuité, dans la fantaisie, qui correspond peut-être à la catégorie du « sceptique » de Freud (1905), et qu’il illustre par l’histoire de deux Juifs qui dialoguent dans un train, le premier demandant au second : « Où vas-tu ? », lequel répond : « À Cracovie », faisant s’exclamer le premier : « Vois quel menteur tu fais ! Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais que tu vas vraiment à Cracovie. Pourquoi alors mentir ? ». On trouve également ce genre d’humour à effet ludique dans les publicités. C’est cette visée ludique qui permet de faire passer l’humour noir en mettant à distance les malheurs du monde, et en donnant une portée généralisante au fait humoristique, comme dans l’histoire du condamné à mort de Freud que nous avons rapportée.

La connivence critique

La connivence critique propose au destinataire une dénonciation du faux-semblant de vertu qui cache des valeurs négatives. Elle est donc polémique (ce que n’est pas la connivence ludique), comme s’il y avait une contre-argumentation implicite, car elle cherche à faire partager l’attaque d’un ordre établi en dénonçant de fausses valeurs. Contrairement à la connivence ludique, la critique a une portée particularisante pouvant devenir agressive à l’endroit de la cible. Cela correspond peut-être à la catégorie d’« hostilité » que propose Freud. On trouve rarement cette visée dans la publicité, parce que celle-ci s’autorise rarement à critiquer de façon précise une cible (serait-ce la marque concurrente). En revanche, on la trouve abondamment dans les caricatures de presse, ou dans les interactions polémiques des débats politiques. Par exemple, la caricature parue dans le journal espagnol El País décrivant les tendances de la mode afghane en quatre vignettes, dans chacune desquelles on voit, en plan rapproché, une burka de femme afghane : sur la première est écrit « Shell », sur la deuxième « Nike », sur la troisième « IBM », et sur la quatrième « SOS ». Par exemple, encore, cette réplique de Lionel Jospin, ancien Premier ministre, se rendant, pour la première fois depuis son échec aux Présidentielles, à une réunion du Parti socialiste de sa section du 18e arrondissement, et demandant aux participants « Vous êtes tous membres du PS ? » (Le Monde, 07/05/03).

La connivence cynique

La connivence cynique a un effet destructeur. Elle est plus forte que la connivence critique car elle cherche à faire partager une dévalorisation des valeurs que la norme sociale considère positives et universelles. Ces valeurs qui concernent l’homme, la vie, la mort s’en trouvent désacralisées. Ici, il n’y a même pas de contre-argumentation implicite, comme dans la connivence critique. De plus, le sujet humoriste affiche qu’il assume cette destruction des valeurs, envers et contre tous. Par son effet ravageur et destructeur, son affirmation de la démolition des valeurs sociétales, sociales et morales, l’acte cynique place l’humoriste dans une position paradoxale de démiurge qui s’affranchit des règles du monde, propose de s’élever contre cette fatalité de la vie qui dépasserait la volonté humaine, et se trouve du même coup isolé dans un combat solitaire : joie paradoxale de la liberté extrême qui ne peut être partagée et, tel Don Juan, enferme l’être dans la solitude. On retrouve là « l’esprit cynique » de Freud, destructeur et simultanément autodestructeur. Ce type de connivence apparaît dans nombre d’histoires drôles ou de répliques machistes, mais plus rarement, on le comprendra, dans la publicité. Dans celle-ci, l’effet cynique serait contre productif ; et si parfois il apparaît, ce ne peut être que pour l’interpréter au second degré.

La connivence de dérision

La dérision vise à disqualifier la cible en la rabaissant, c’est-à-dire en la faisant descendre du piédestal sur lequel elle était. D’après les dictionnaires, se dégagent deux idées ; l’une est que la dérision s’accompagnerait de mépris : « Pour les intellectuels, je n’ai que mépris et dérision » (Georges Duhamel) ; « Tourner en dérision : se moquer d’une manière méprisante » (Le Robert). L’autre est que la cible de l’acte de dérision est insignifiante, minime, piètre  : « Une pitié lui venait au cœur devant ce dérisoire ennemi » (Maurice Genevoix). D’ailleurs les antonymes donnés par Le Robert sont : considération, déférence, estime, respect.

On dira donc que la connivence de dérision cherche à faire partager cette insignifiance de la cible lorsque celle-ci se croit importante (ou lorsqu’on croit qu’elle se croit importante). Plus généralement, elle cherche à faire partager une mise à distance – parfois même un certain mépris – vis-à-vis de ce qui, d’une façon ou d’une autre, est survalorisé. Dès lors, l’effet de dérision est double : il vise à dénoncer ce qui serait une usurpation de pouvoir, et en même temps, il la révèle de l’insignifiance de cette prétendue position de pouvoir. La connivence de dérision a en commun avec celle de critique la disqualification d’une personne ou d’une idée, mais à la différence de la critique, elle ne procède ni n’appelle aucun développement argumentatif. La dérision disqualifie brutalement, sans appel, sans défense possible. En revanche, la critique suppose que l’on puisse la justifier. Le « Mon cul ! » de Zazie au monsieur qui se croit important est sans appel ; quant au « Vous êtes tous membres du PS ? » de Lionel Jospin, il permettrait argumentation et contre argumentation. De même, la visée de dérision se rapproche parfois du cynisme de par la forte disqualification de la cible, mais à un degré moindre qui ne met pas son auteur dans la solitude de son jugement.

Enfin, on observera que l’effet de dérision peut être obtenu de différentes façons : en touchant à un aspect psychologique de la personne afin de lui ôter sa légitimité et son importance, comme Charlie Chaplin dans Le Dictateur (scène où le dictateur – ressemblant fortement à Hitler – joue avec un énorme ballon de baudruche représentant le monde) ; en traitant les personnes en dehors de leur statut de notoriété, comme dans certaines émissions de télévision où les hommes et femmes politiques sont traités comme ils le seraient dans leur vie privée, afin de dévaloriser leur aspect public. Par exemple, en racontant l’échec d’une prétention, comme quand on s’est moqué du nombre considérable de troupes américaines déployées en Afganisthan pour capturer Oussama Ben Laden.

La plaisanterie

La plaisanterie n’est pas un terme très satisfaisant, car il est d’un emploi générique : tout acte humoristique peut être une plaisanterie. Nous l’employons ici dans un sens restreint pour désigner une catégorie énonciative particulière : celle qui consiste à ponctuer ce qui vient d’être dit par un commentaire pour ôter au propos son caractère sérieux : « Non, mais je plaisantais ». Ce « décrochage énonciatif » a pour fonction de désamorcer le caractère par trop agressif du propos qui l’a précédé (il accompagne souvent la raillerie lorsque celle-ci est jugée trop blessante : « Je plaisante », « Je blague »), ou de justifier l’incohérence du propos : « Mais ne me prends pas au sérieux, je dis n’importe quoi ! ». Ce droit revendiqué à blaguer ou dire n’importe quoi est une façon d’inviter l’interlocuteur à partager un moment de pure plaisanterie – la plaisanterie pour la plaisanterie –, qui n’engage à rien, ne porte aucun jugement sur le monde ni sur l’autre, met tout en cause à travers le langage mais de façon gratuite. Évidemment, cela n’est qu’apparence, car la plupart du temps, demeure sous-jacente une critique. Il n’empêche, ici le jeu consiste à faire comme si celle-ci était (du moins provisoirement) annulée.

On trouve davantage ce genre d’humour dans les échanges dialogués, qu’il s’agisse de conversations courantes, de discussions, d’entretiens, de débats ou de toute autre simulation d’interaction verbale, comme on peut le voir dans nombre d’émissions de radio ou de talk shows télévisés. C’est que ce procédé de commentaire métadiscursif arrive toujours dans l’« après-coup » d’une réplique s’exprimant dans une certaine improvisation. Mais on le trouve également dans d’autres mises en scène discursives. Par exemple, certaines annonces publicitaires se caractérisent par leur côté énigmatique, mettant en relation des éléments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Le procédé est évidemment d’incohérence absurde (voir ci-dessous), mais en même temps il y a comme une rupture énonciative dans la mesure où il est demandé au lecteur de la publicité de reconnaître cette incohérence et de partager ce moment de pure « plaisanterie », de pure « blague » [11].

Conclusion

Les actes humoristiques relèvent rarement d’une seule catégorie. Ici, nous nous trouvons en présence d’un fait de discours qui, peut-être plus que d’autres, joue sur la pluralité des sens, ce qui en fait son charme. Le sens d’un fait humoristique dépend de la combinaison de plusieurs catégories qui peuvent coexister. Le « Voilà une semaine qui commence bien ! » du condamné à mort, cité par Freud, relève à la fois du procédé d’auto-ironie, si l’on voit les choses du point de vue de l’énonciation du condamné lui-même (il se prend pour cible, se sait victime mais ne le manifeste pas), et du paradoxe du point de vue de celui qui trouverait qu’il y a là contradiction entre la situation du condamné et la réflexion euphorique qu’il profère ; de plus, cette réflexion porte sur le thème de la mort faisant de cet acte humoristique un humour noir. Enfin, il propose un effet de connivence ludique et en même temps de dérision vis-à-vis de la mort, nous ramenant tous à ce que, au bout du compte nous sommes : de simples mortels.

De ce fait, on ne dira pas, à l’instar de certains écrits, que l’humour est un genre. L’acte humoristique participe des différentes stratégies discursives dont dispose un sujet parlant pour tenter, à l’intérieur d’une situation de communication particulière, de séduire l’interlocuteur ou l’auditoire en produisant des effets de connivence divers. Cependant, il peut s’ériger en genre lorsqu’il s’annonce et se donne à consommer pour tel : dans les recueils d’histoires drôles, dans les sketches humoristiques joués sur scène, dans certaines émissions de radio ou de télévision dites de divertissement, mais aussi au théâtre ou au cinéma lorsque l’on a affaire à ce qui s’intitule Comédie. La stratégie de discours humoristique a une fonction libératrice, libératrice de soi par rapport aux contraintes du monde, avec la complicité de l’autre.

L’acte humoristique met l’humoriste dans une position d’omnipotence (peut-être d’une illusion d’omnipotence) dans la mesure où il serait le signe du triomphe de l’esprit sur les conventions et la morale sociale. Durant un instant, celui de l’acte humoristique, le sujet occupe la place du Diable : il se libère des contraintes de la pensée sociale en la niant ou en la relativisant, il se délivre du poids du réel, des croyances et par la même occasion de ses « terreurs » (Jankélévitch, 1964) : un acte de lucidité qui l’affranchirait de la bêtise humaine. Mais cet acte ne peut s’accomplir pleinement que s’il y inclut un complice. Le dédoublement de vision que l’acte humoristique opère sur le monde social n’a de raison d’être que si celle-ci est donnée en partage à un autre dans la communion d’une même mise en cause du monde ou des personnes. On rejoint ici l’une des intentions qui, d’après Freud (1905), accompagne « la communication de mon mot d’esprit à l’autre : […] compléter mon propre plaisir par l’effet en retour que cet autre produit sur moi ». Acte libérateur d’une angoisse engendrée par les contraintes et fatalités qui contrôlent l’être social. L’angoisse étant un rétrécissement (Ad augusta), l’humour est ouverture, sortie de cette « étroitesse » vers une libération, une extension, une félicité. Ce partage serait en même temps le gage d’une intelligence commune entre les partenaires : l’auteur d’un acte humoristique se montre intelligent et l’autre en montrant qu’il apprécie, fait preuve à son tour d’intelligence. Il s’agit donc bien d’un jeu, d’une stratégie ludique de la part d’un « Je » vis-à-vis d’« un autre », de façon à produire un effet de connivence entre son auteur et celui à qui il s’adresse, afin de suspendre, l’instant du jeu, l’angoisse de la fatalité du monde.

Références

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Notes
[1] Ce texte est le résumé d’un travail mené dans le cadre d’un Programme d’action intégré entre le Centre d’analyse du discours de l’université Paris 13 et plusieurs universités espagnoles sous la responsabilité de l’université Complutense de Madrid.
[2] Sketch de R. Devos : Le bric-à-brac.
[3] On ne confondra pas le terme « discordance » avec celui de « dédoublement » que nous employons pour les procédés descriptifs.
[4] Voltaire, Candide ou l’optimisme, Chapitre troisième, Le Livre de poche, Paris, 1983, p. 25.
[5] Il semble que la possibilité ou non que le destinataire soit en même temps la cible de l’acte ironique témoigne de différences culturelles. Dans le monde latino-américain, par exemple, cette possibilité est quasiment exclue (pour éviter d’humilier l’interlocuteur), alors qu’elle est assez fréquente chez le Français (plaisir du jeu polémique). C’est peut-être la raison pour laquelle certains analystes opposent « humour » à « ironie ».
[6] G. Bedos le fait souvent dans ses spectacles.
[7] Toutefois, on peut toujours trouver quelque lien sémantique entre ces objets.
[8] Rappelons que R. Barthes a défini le hasard comme la coïncidence de deux logiques : une voiture passe à un carrefour, un piéton traverse la rue à ce même carrefour, les deux se rencontrent et l’on a affaire à un accident dû au hasard.
[9] On avait d’abord pensé à appeler ce procédé l’absurde, mais on n’a pas retenu cette dénomination pour deux raisons : d’une part, à cause de son sens trop large, tous les procédés antérieurs pouvant relever de l’absurde ; d’autre part, à cause du jugement dépréciatif qu’il véhicule dans l’usage courant (comme dans : « C’est complètement absurde ! »).
[10] D’une manière générale, nous faisons l’hypothèse qu’un texte est gros d’effets possibles comme résultante des effets visés et des effets produits (Charaudeau, 2005).
[11] Ce procédé est à mettre en rapport avec ce que l’on a appelé « l’effet ludique ».
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "Des catégories pour l’humour ?", Revue Questions de communication n°10, Presses Universitaires de Nancy, Nancy, 2006, consulté le 21 décembre 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour,164.html
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