Il semblerait que l’on n’ait plus grand chose de nouveau à dire sur l’argumentation, depuis son origine aristotélicienne en passant par la nouvelle rhétorique de Perelman jusqu’à nos jours où la rhétorique argumentative connaît un certain regain [1]. Nous disposons de suffisamment de catégories pour les utiliser comme instruments d’analyse des textes et en vérifier leur efficace. Alors, quoi dire de plus sur le plan théorique ? Deux questions cependant me semblent devoir faire l’objet d’une attention particulière : l’une concerne le rapport de l’argumentation à la logique, l’autre, le rapport de l’argumentation à la pratique sociale.
Dans le premier cas, il s’agit de procéder à la réorganisation des catégories du raisonnement. Il suffit de lire les ouvrages consacrés à l’argumentation pour constater que celles-ci se distribuent de façons diverses selon qu’on les considère du point de vue des relations logiques, du point de vue de la valeur des arguments ou du point de vue des procédés qui les mettent en œuvre jusqu’à produire des paralogismes [2]. Un point de vue délibérément sémantique devrait permettre de les redistribuer autour d’un schéma cognitif de base dont on décrirait les différentes composantes.
Dans le second cas, il s’agit de considérer l’argumentation comme une pratique sociale qui doit donc être envisagée, non du seul point de vue du raisonnement (et de sa supposée rigueur), mais du point de vue de la relation sociale qui s’instaure entre les partenaires de l’acte de langage, de ses visées stratégiques, de ses possibilités interprétatives et donc de ce que l’on appellera les conditions de mise en scène discursive de l’activité argumentative.
N’ayant pas le temps de développer ces deux points, c’est du second dont je vais traiter dans cette communication.
L’argumentation comme pratique sociale s’inscrit dans une problématique générale d’influence : tout sujet parlant cherche à faire partager à l’autre son univers de discours. Il s’agit là de l’un des principes qui fonde l’activité langagière : le principe d’altérité. Il n’y a pas d’acte de langage qui ne passe par l’autre, et si cet acte est destiné à construire une certaine vision du monde, c’est en relation avec l’autre et même, dirons-nous, à travers celui-ci. Pas de prise de conscience de soi sans conscience de l’existence de l’autre, autrement dit, comme l’a dit E. Benveniste : pas de Je sans Tu.
L’argumentation comme pratique sociale s’inscrit également dans une situation de communication. La situation de communication est ce qui impose un enjeu social et des contraintes aux sujets de l’acte de langage. Ceux-ci, une fois de plus, sont des acteurs sociaux qui échangent des paroles dans des situations de rencontre qui déterminent elles-mêmes un certain nombre de règles et de normes hors desquelles il ne serait point possible de communiquer. On dira à ce titre que la situation de communication surdétermine en partie ces acteurs, leur donne des instructions de production et d’interprétation des actes langagiers et donc qu’elle est constructrice de sens.
Mais tout acte de langage se trouve sous la responsabilité d’un sujet qui est à la fois contraint par la situation et libre de procéder à la mise en discours qu’il jugera adéquate à son projet de parole. Le sujet du discours n’est pas le sujet de la langue. Si ce dernier, en étant fondateur de la langue, se fond dans celle-ci, le premier, être de liberté, tire partie des possibilités de la langue pour construire des intentions de sens hors de ce qui peut être dit explicitement par la langue, produire des effets de sens non prévus par la langue (mais point incompatibles avec celle-ci), et cela en relation avec l’autre du langage. On dira que le sujet du discours est alors maître d’œuvre de stratégies discursives qui ne prennent sens que dans la mesure où ce sujet doit en même temps respecter les instructions contraignantes de la situation de communication.
C’est donc au croisement de ces espaces de contrainte et de liberté que se constitue la spécificité de l’acte de langage argumentatif pris dans un rapport Je/Tu, dépendant des contraintes de la situation de communication dans laquelle se trouvent ces acteurs et devant témoigner des projets de parole de ceux-ci, chacune de ces composantes agissant sur l’autre .
Adoptant le point de vue du sujet argumentant, on posera que celui-ci doit se livrer à une triple activité de mise en argumentation. Il doit faire savoir à l’autre, destinataire (interlocuteur unique ou auditoire multiple) : de quoi il s’agit (problématiser), qu’elle position il prend (se positionner) et comment faire adhérer l’autre (prouver).
Problématiser est une activité cognitive qui consiste à proposer à quelqu’un, non seulement ce dont il est question, mais aussi ce qu’il faut en penser. D’une part, faire savoir à l’interlocuteur (ou à l’auditoire) de quoi il s’agit, c’est-à-dire quel domaine thématique on lui propose de prendre en considération ; d’autre part, lui dire quelle est la question qui se pose à son propos. En effet, une assertion ne prête à aucune discussion (ni argumentation) tant qu’on n’en perçoit pas sa mise en cause possible : l’énoncé « le premier ministre démissionne » peut n’être qu’un simple constat ; il ne devient problématisé qu’à partir du moment où est envisagée l’assertion opposée « le premier ministre ne démissionne pas », ce qui oblige à s’interroger sur les causes (pourquoi ?) et les conséquences (donc) de cette opposition. Chaque fois qu’un locuteur profère un énoncé et que l’interlocuteur lui rétorque : « et alors ? », cela veut dire qu’il n’en saisit pas la problématisation. Il faut donc qu’entrent en opposition au moins deux assertions différentes (ou contraires) concernant un même propos. Par exemple, il y a de multiples façons de discuter autour du thème de « l’intervention humanitaire », mais se demander s’il faut intervenir ou non dans un pays étranger dès lors que celui-ci commet des exactions vis-à-vis de sa propre population, c’est mettre en présence deux assertions (« il faut intervenir » / « il ne faut pas intervenir ») et donc proposer à son interlocuteur un cadre de questionnement qui donnera une raison de discussion à l’acte d’assertion.
Problématiser, c’est donc imposer un domaine thématique (propos) et un cadre de questionnement [3] (proposition) [4] en mettant en opposition deux assertions. à propos de la validité desquelles le sujet destinataire est amené à s’interroger. C’est ce que C. Plantin appelle une « condition de disputabilité » [5].
Mais cela n’est pas suffisant, car encore faut-il que le sujet qui veut argumenter dise quel terme de l’opposition il veut défendre. Il doit se positionner par rapport à la problématisation proposée, dire quel est son point de vue par rapport aux deux assertions en présence. Il s’engage alors dans une prise de position en défendant l’une des deux assertions, ce qui le conduira du même coup à s’opposer à l’autre. Théoriquement, il pourra argumenter, soit en faveur d’une position (il est pour), soit en défaveur d’une position (il est contre), soit en faveur de l’une et parallèlement en défaveur de l’autre. En réalité, il est rare que la prise de position en faveur d’une position ne s’accompagne de la défaveur vis-à-vis de l’autre, cela dépendra des enjeux du sujet argumentant. Dans un débat, par exemple, on peut avoir une prise de position seulement orientée vers l’une ou l’autre position.
Cependant, le sujet argumentant peut également ne pas prendre parti, et simplement examiner les caractéristiques de chaque position pour éventuellement mettre en évidence les avantages et les inconvénients de chacune d’elles. Par exemple, à propos du débat sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, on peut argumenter en faveur de son intégration, on peut argumenter contre son intégration ou l’on peut montrer les avantages et les inconvénients de chaque position sans pour autant en prendre une soi-même. On dira, dans ce cas, que le sujet prend une position de pondération, au sens où il pondère un point de vue par l’autre et examine les différents positionnements.
Prouver est l’activité cognitive qui sert à fonder la valeur du positionnement. En effet, problématiser et se positionner ne constituent pas le tout du discours argumentatif. Il faut encore que le sujet argumentant assure la validité de ses prises de position et que, du même coup, il donne à l’interlocuteur les moyens de juger la validité de celles-ci. Car il faut que ce dernier soit à son tour en mesure d’adhérer à la prise de position ou de la rejeter. Pour cela, le sujet argumentant se livre à deux types d’opération :
Les stratégies discursives ne sont pas le seul apanage de l’argumentation. Ayant postulé que tout acte de langage se fondait sur un principe d’altérité et que ce principe d’altérité implique lui-même un principe d’influence, on admettra que le sujet du discours ne peut arriver sur la scène de l’échange social sans mettre en œuvre des stratégies d’influence vis-à-vis de son partenaire du langage. On postulera que les stratégies d’influence visent à satisfaire trois types d’enjeu relationnel : un enjeu de légitimation, un enjeu de crédibilité, un enjeu de captation.
Il vise à déterminer la position d’autorité du sujet parlant vis-à-vis de son interlocuteur, de sorte que celui-ci puisse reconnaître : « au nom de quoi le sujet parlant est fondé à parler ». Généralement, la légitimité relève de l’identité sociale du sujet dans la mesure où elle lui est attribuée par une reconnaissance provenant d’un statut social ou d’un comportement relationnel : d’un statut social lorsque c’est l’institution qui lui confère une autorité (autorité de savoir : expert, savant, spécialiste ; autorité de pouvoir de décision : responsable d’une organisation) ; d’un comportement lorsque lui est reconnue une autorité personnelle fondée sur une pratique de rapports de domination (force), de séduction (charisme) ou de représentation (délégué), autorité de fait qui peut d’ailleurs se superposer à la précédente.
Cependant, il se peut que la légitimité du sujet ne soit pas perçue par l’autre, ou qu’elle soit mise en doute ou même qu’elle soit contestée. Dès lors, le sujet sera amené à apporter la preuve de sa légitimité et développera pour ce faire une stratégie de légitimation. L’enjeu de légitimation s’adresse donc au destinataire, mais il est tourné vers le sujet parlant lui-même puisque c’est à celui-ci d’apporter la preuve de sa légitimité [8].
Il vise à déterminer la position de vérité du sujet parlant vis-à-vis de son interlocuteur, de sorte que celui-ci puisse admettre que le sujet parlant qui s’adresse à lui est crédible. L’enjeu de crédibilité s’adresse une fois de plus au destinataire de l’acte de langage, mais il est également tourné vers le sujet parlant puisque c’est à lui de répondre à la question : « comment être pris au sérieux ? ». La crédibilité est donc une affaire d’image (ethos), une image que le sujet construit de lui-même. Il s’agit, pour le sujet argumentant, de construire son identité discursive dans deux domaines : celui du « dire vrai » et celui du « dire juste ».
Le « dire vrai » suppose que le sujet qui parle dise ce qu’il pense sans maquillage aucun. Si l’on sait que ce qu’il dit correspond à ce qu’il pense, on dira qu’il est sincère et digne de foi. Le « dire juste » suppose que l’on puisse créditer le sujet qui parle de sérieux et d’honnêteté dans ses affirmations, déclarations, explications. A cette fin, il peut jouer la prudence en déclarant qu’il ne prétend pas posséder la vérité absolue (ce qui ne doit pas l’empêcher de défendre son point de vue avec rigueur) et qu’il reconnaît l’existence possible d’autres points de vue. Mais il peut également jouer l’engagement, en montrant sa conviction qu’il cherchera à faire partager à son interlocuteur.
Il vise à faire entrer l’interlocuteur dans l’univers de discours du sujet parlant, celui-ci se demandant : « Comment faire pour que l’autre adhère à ce que je dis ? ». L’enjeu de captation est donc complètement tourné vers l’interlocuteur de façon à ce que celui-ci en arrive à se dire, symétriquement : « Comment ne pas adhérer à ce qui est dit ? ».
Pour ce faire le sujet parlant aura recours à tout ce qui lui permettra de toucher l’interlocuteur (pathos) en choisissant divers comportements discursifs : polémique, il met en cause les valeurs que défendent ses opposants (son partenaire ou un tiers), ou même leur légitimité, par un discours d’interpellation [9] (particulièrement dans les débats) ; persuasif, il cherche à enfermer l’autre dans des raisonnements et des preuves de sorte que celui-ci ne puisse pas le contredire ; dramatisant, il décrit le monde et en rapportant des événements de façon à émouvoir l’interlocuteur ou l’auditoire, par l’appel à la menace, la peur ou l’héroïsme, la tragédie ou la compassion.
Les stratégies argumentatives sont une manière de spécifier les stratégies d’influence. Elles agissent au service de ces dernières, comme d’autres stratégies discursives (narratives, descriptives, énonciatives) pourraient le faire.
Les stratégies discursives peuvent intervenir à différents niveaux de la mise en argumentation : au niveau du positionnement du sujet, au niveau de la problématisation et au niveau de l’acte de preuve. A chacun de ces niveaux les stratégies argumentatives se mettent au service de l’un des enjeux d’influence : légitimation, crédibilité et captation.
La problématisation, on l’a dit, est en partie imposée par la situation de communication, mais elle fait toujours l’objet d’une spécification à l’intérieur de celle-ci. La façon de problématiser relève donc des choix opérés par le sujet argumentant : il est en son pouvoir de proposer-imposer une certaine problématisation.
Mais celle-ci peut être contestée par les autres participants au traitement de la question. Aussi les uns et les autres se livrent-ils à des stratégie de cadrage et recadrage de la problématisation en la déplaçant, en y ajoutant une nouvelle ou en substituant celle imposée par une autre.
Ces stratégies de recadrage servent divers enjeux : de légitimation lorsqu’il s’agit de dire ce qui est véritablement digne ou pertinent d’être discuté (en réalité, c’est pour amener la problématisation sur son terrain) ; de crédibilité lorsqu’il s’agit de s’assurer la maîtrise du questionnement, de l’amener dans son champ de compétence ; de captation dans la mesure où le sujet, par son activité de recadrage impose à l’autre un cadre de questionnement qu’il lui demande de partager, ce que l’on entend dans des phrases du genre : « Le problème est mal posé », « La vraie question est… », « Peut-être, mais il y a une autre question plus importante », « Il faut être sérieux », etc.
Elles concernent la façon dont le sujet argumentant prend position. La prise de position est le fait d’une déclaration du sujet par rapport à la problématisation, mais il peut se faire que le sujet soit amené à la justifier et donc à l’expliciter en visant divers enjeux : un enjeu de légitimation en précisant ce qui l’autorise à argumenter, c’est-à-dire en précisant explicitement en tant que quoi il parle : en tant que personne impliquée (témoin, victime, acteur), en tant que spécialiste qui a été sollicité (expert, savant), en tant que représentant d’un groupe qui l’a mandaté (délégué) ou en tant que porte-parole d’une voix d’autorité institutionnelle (loi), stratégie qui revient à utiliser ce que la rhétorique traditionnelle appelle l’« argument d’autorité » ; un enjeu de crédibilité en se construisant l’image de quelqu’un qui « dit vrai » (être sincère et ne pas « prêcher le faux pour savoir le vrai »), et de quelqu’un qui « dit juste » (montrer que ce que l’on affirme est fondé, et prendre position sans a priori de jugement ni volonté polémique, car sinon, l’interlocuteur ou l’auditoire seraient en droit d’avoir des soupçons sur la validité de l’argumentation, ce qui tend à discréditer le sujet argumentant) ; un enjeu de captation, en construisant de lui-même des images d’« identification » qui feront adhérer l’autre de façon émotionnelle à la personne même su sujet, mais aussi en instaurant des alliances et/ou des oppositions avec d’autres participants à la discussion à travers des discours d’accord et de désaccord.
Elles se font par le choix de certains modes de raisonnement de « déduction », d’« analogie » ou de « calcul », et le recours à la valeur des arguments qui reposent sur divers « savoir de connaissance » (savants, spécialisés,d’expérience) ou de « croyance » (de révélation, d’opinion)
Tout acte de langage, nous l’avons postulé au départ, s’inscrit dans une situation de communication qui détermine un certain enjeu communicationnel et lui donne son sens. Toute situation de communication se définit selon une certaine « finalité de dire » en termes de visée [10]. Trois types de visée intéressent la mise en argumentation : la visée de démonstration, la visée d’explication, la visée de persuasion, chacune de ces visées donnant certaines instructions discursives pour la mise en scène argumentative.
Elle cherche à établir une vérité, pour un destinataire témoin de cette démonstration, lequel est censé être intéressé par la démonstration et capable d’en suivre le développement : il s’agit d’un pair. Le sujet argumentant se trouve en position d’avoir à établir une vérité et d’en apporter la preuve la plus irréfutable possible.
Dans une telle visée, le cadre de questionnement de la problématisation consiste à poser un problème qui dit qu’une certaine vérité n’a pas été encore établie et donc qu’il faut la faire exister, ou bien que celle qui existe se révèle fausse et qu’il faut lui en substituer une plus vraie, ou encore qu’elle existe, mais que, étant faiblement prouvée, il faut la renforcer par de nouvelles preuves. Du même coup, le positionnement implique que le sujet argumentant soit engagé en faveur de la vérité qu’il cherche à établir, et, si nécessaire, en contre d’une autre vérité existante. En outre ce sujet n’est pas un sujet personnel car il disparaît derrière un sujet raisonnant ou pensant de façon plus ou moins savante. Le travail de la preuve consiste alors à exposer de façon technique ou spécialisée, en fonction d’un système de pensée et par succession d’hypothèses, de restrictions, d’oppositions, l’inéluctabilité du raisonnement qui conduit à cette vérité. Ici, cependant, la voie est ouverte à une contre argumentation possible, dans la mesure où ce processus argumentatif peut être discuté ou battu en brèche.
On trouve cette visée dans des situations de colloques, d’expertise ou d’écrits scientifiques.
Elle participe de la visée d’Information qui cherche à « faire savoir » et de la visée d’Instruction qui cherche à « faire savoir-faire » quelque chose à l’autre [11]. Dans ces deux cas, le sujet parlant est doté d’un certain savoir et d’un certain savoir-faire, ce qui lui donne une position d’autorité.
Dans une telle visée, le cadre de questionnement de la problématisation consiste à expliquer le pourquoi et/ou le comment d’un phénomène particulier qui est ignoré (comment on atteint une Vérité parmi d’autres possibles), ou à expliquer les différentes opinions ou savoirs qui se font jour sur une question déterminée. Cela implique que le sujet argumentant ne soit engagé dans aucune prise de position, qu’il s’efface en examinant les différentes explications ou prises de position : son positionnement est neutre. Il n’est que le porte parole de chacune d’elles et les pondère les unes par rapport aux autres. Car il ne s’agit que de vérités déjà établies en dehors de lui et dont il cherche à rendre compte. L’activité de preuve consistera alors à élucider, de façon technique ou vulgarisée, selon son public, le pourquoi et le comment d’une vérité déjà établie ou des différentes opinions. Prouver sera ici apporter les arguments qui soutiennent chaque position. Il n’y a donc pas de contre argumentation possible. On trouve cet enjeu dans les situations d’information et d’enseignement.
Elle participe de la visée d’Incitation qui cherche à « faire faire » ou « faire penser » quelque chose à l’autre, par l’intermédiaire d’un « faire croire », car ici le sujet n’est pas dans une position d’autorité qui lui permettrait d’obliger l’autre à faire ou à penser d’une certaine façon. Cette visée échappe donc à la question de la vérité. Il ne s’agit pas tant pour le sujet d’établir une vérité que d’« avoir raison », et de faire en sorte que l’autre partage cette raison. L’enjeu est ici, à la fois, de véracité —et donc de raison subjective— et d’influence, celle d’un sujet qui tente de modifier l’opinion et/ou les croyances de l’autre. Le cadre de questionnement de la problématisation met bien en scène deux assertions (jugements) qui s’opposent de façon explicite ou implicite, mais le positionnement implique que le sujet argumentant soit engagé dans une prise de position : pour la sienne, et fortement contre l’adverse. Ce contre n’est cependant pas le même que celui de la visée de démonstration, car dans celle-ci, c’est l’inéluctabilité d’une vérité qui se substitue à une autre, alors que dans la persuasion, différentes vérités subjectives coexistent, et c’est souvent la simple destruction de la vérité contraire qui donne force de raison au sujet argumentant. L’activité de preuve emploie alors toutes sortes de raisonnements, et surtout des arguments qui relèvent autant de la raison que de la passion, autant —sinon plus— de l’ethos et du pathos que du logos, puisque l’objectif du discours est de « faire croire » quelque chose à l’autre de sorte que celui-ci soit en position de « devoir croire ». Prouver sera ici apporter les arguments à plus fort impact, ce qui laisse la voie libre à toute contre argumentation, voire à la polémique.
On trouve cet enjeu dans toutes les situations de communication propagandistes (publicitaire, politique) ainsi que dans la plupart des débats, discussions et même des conversations ordinaires, celles où le sujet argumentant doit se rendre crédible et doit capter l’auditoire.
Il ne reste plus qu’à se demander comment se mettent en place les différentes stratégies de problématisation, de positionnement et de preuve, selon la visée qui domine la situation dans laquelle se trouve le sujet argumentant.
Si la visée est de persuasion, la stratégie de problématisation consistera en une lutte pour l’imposition d’un cadre de questionnement qui soit favorable au sujet argumentant. Par exemple, à propos de la Constitution européenne, on peut choisir de problématiser sur "l’Europe sociale", sur "l’Europe puissance" ou sur "l’Europe et la Turquie". La stratégie de positionnement est également importante, car le sujet argumentant devra faire savoir en tant que quoi il parle (impliqué, spécialiste, délégué, porte-parole) à des fins de légitimation. Il devra aussi se construire un ethos de sincérité et d’engagement à des fins de crédibilité, et jouer sur des images d’identification et des alliances, à des fins de captation. La stratégie de preuve sera essentiellement centrée sur la valeur d’impact des arguments.
Si la visée est d’explication, la stratégie de problématisation consistera à mettre en regard (ou à suggérer) les assertions qui s’opposent, alors que la stratégie de positionnement sera ici minimale, puisqu’il suffit au sujet argumentant de rappeler le statut de savoir qui le légitime, comme c’est le cas d’un professeur vis-à-vis de ses étudiants ou d’un conférencier vis-à-vis de son public. En principe, le sujet qui explique n’a besoin ni d’enjeu de crédibilité (le dire vrai et le dire juste étant présupposés par sa position de légitimité) ni de captation (il n’a pas besoin d’alliances ni d’identification). La stratégie de preuve, elle, sera centrée sur la clarté de l’exposition (il devra faire œuvre de pédagogie).
Si la visée est de démonstration, la stratégie de problématisation consistera à dire (si nécessaire) à quelle autre assertion ou problématisation il s’oppose, ou à quel déplacement ou renforcement il se livre en le justifiant. Pour la stratégie de positionnement le sujet argumentant aura peut-être besoin de rappeler sa position de légitimité (précision sur sa spécialité), mais ne devrait avoir besoin ni de crédibilité ni de captation par rapport à son positionnement les deux étant présupposés par sa position de légitimité. La stratégie de preuve sera centrée sur la validité du raisonnement et son pouvoir de « falsification ».
Le discours politique s’inscrit, de façon générale et quelle que soit la situation matérielle de sa profération (débat, interview, déclaration télévisée, meeting, etc.), dans une situation dont la visée dominante est de persuasion. Il s’agit donc pour le sujet politique, non point tant de vérité que de véracité, c’est-à-dire d’un « avoir raison contre l’adversaire » et d’un « savoir séduire son public », ce pourquoi il aura recours à diverses stratégies de construction d’une image de soi et d’instauration d’une relation d’affect avec son auditoire. Nous en donnerons un aperçu [12] à travers la définition de ce que l’on appellera : parole de promesse, parole de décision, parole de justification et parole de dissimulation.
La parole de promesse (et son pendant l’avertissement) doit définir une idéalité sociale, porteuse d’un certain système de valeurs et les moyens d’y parvenir. Ce discours se veut à la fois idéaliste et réaliste, mais il doit aussi être crédible aux yeux de l’instance citoyenne, et donc le sujet est conduit à se construire une image (un ethos) de conviction. De plus, devant faire adhérer le plus grand nombre de citoyens à son projet, le sujet politique cherche à toucher son public, en faisant appel tantôt à la raison, tantôt à l’émotion, dans des mises en scène diverses, de façon à ce que son discours acquière une force d’identification à une idée ou à la personne de l’orateur lui-même.
La parole de décision est essentiellement une parole de « faire » qui est fondée sur une position de légitimité. Dans le champ politique, elle dit trois choses :
Décision d’intervenir ou non dans un conflit, décision d’orienter la politique économique dans telle ou telle direction, décision de faire édicter des lois, autant d’actes qui sont posés par une parole décisionnelle qui signifie à la fois anormalité, nécessité et performativité. Rappelons-nous la déclaration radiodiffusée du Général De Gaulle à son retour de Baden Baden, en mai 68 : « Dans les circonstances présentes, je ne démissionnerai pas, je ne changerai pas mon Premier ministre, (…). Je dissous, aujourd’hui même l’Assemblée nationale,… ». Tout y est : prise en compte du désordre social, nécessité d’un nouvel ordre, accomplissement d’une série d’actes par la proclamation elle-même.
Toute prise de décision, toute annonce d’action —même en position d’autorité— a besoin d’être constamment relégitimée, dû au fait qu’elle est constamment interrogée ou remise en cause par les adversaires politiques ou les mouvements citoyens.
D’où un discours de justification qui revient sur l’action pour lui donner (rappeler) sa raison d’être. Nombre de déclarations de chefs d’État, de chefs de gouvernement ou de ministres en charge de certains dossiers, sont destinées, face aux critiques ou aux mouvements de protestation, à justifier leurs actions (c’est par exemple le discours dominant des rapports que fait le porte-parole du gouvernement à l’issue de chaque Conseil des ministres). Le discours de justification confirme le bien fondé de l’action et ouvre la possibilité de nouvelles actions qui en sont le prolongement ou la conséquence ; une sorte de « défense et illustration », mais pour poursuivre l’action. Il ne s’agit ni d’un aveu, ni d’une confession. Il s’agit de passer d’une position éventuelle d’accusé à une position de bienfaiteur responsable de ses actes.
Autre aspect intrinsèque au discours politique : la parole de dissimulation. Contrairement à une idée qui se répand de plus en plus, l’acteur politique ne dit jamais n’importe quoi. Il sait qu’il doit prévoir trois choses : les critiques de ses adversaires, les effets pervers de l’information médiatique et les mouvements sociaux qu’il doit tenter de neutraliser par avance. S’installe alors un jeu de masquage entre parole, pensée et action qui nous conduit à la question du mensonge en politique.
On le sait, il y a mensonge et mensonge. La pensée philosophique l’a dit depuis longtemps. Ce serait une attitude naïve de penser que le mensonge est ou n’est pas et qu’il s’oppose à une vérité unique. Le mensonge s’inscrit dans une relation entre le sujet parlant et son interlocuteur. Le discours mensonger n’existe pas en soi. Il n’y a de mensonge que dans une relation en fonction de l’enjeu que recouvre cette relation. Il est un acte volontaire. De plus, il faut considérer que le mensonge n’a pas la même signification ni la même portée, selon que l’interlocuteur est singulier ou pluriel ou que le locuteur parle en privé ou en public. La scène publique donne un caractère particulier au mensonge, et en politique, le mensonge prend une couleur encore plus particulière.
Tout homme politique sait qu’il lui est impossible de dire tout, à tout moment, et de dire les choses exactement comme il les pense ou les réalise, car il ne faut pas que ses paroles entravent son action. D’où plusieurs stratégies.
L’action politique se déroule dans le temps, et au moment où l’homme politique prononce des promesses ou des engagements, il ne sait pas de quels moyens il disposera ni quels seront les obstacles qui s’opposeront à son action.
Il pourra avoir recours à un discours de promesse, et même d’engagement personnel, mais de façon floue et parfois alambiquée, espérant gagner du temps, ou pariant sur l’oubli de la promesse. Par exemple, candidat à la présidence de la République, on peut toujours déclarer vouloir donner priorité à la recherche, et ne pas tenir cet engagement une fois devenu élu : l’action est annoncée mais point engagée. Il s’agit de rester dans le flou, mais dans un flou qui ne fasse pas perdre de la crédibilité. L’homme politique ne peut faillir de ce point de vue.
Peut être utilisée la stratégie du silence, c’est-à-dire l’absence de prise de parole : on livre des armes à un pays étranger, on met un ministère sur écoute, on fait couler le bateau d’une association écologiste, mais on ne dit ni n’annonce rien. On tient l’action secrète.
On a affaire ici à une stratégie qui suppute qu’annoncer ce qui sera effectivement réalisé à terme provoquerait des réactions violentes qui empêcheraient de mettre en oeuvre ce qui est jugé nécessaire pour le bien de la communauté. C’est ce même genre de stratégie qui est parfois employé dans les cercles militants, chaque fois qu’il s’agit de « ne pas désespérer Billancourt » comme l’aurait dit Sartre en 68 [13].
Le cas est plus clair avec la stratégie de dénégation. L’homme politique, pris dans des affaires qui font l’objet d’une action en justice, nie son implication ou celle de l’un de ses collaborateurs. Dans l’hypothèse où il aurait une quelconque responsabilité dans ces affaires, nier revient à mentir, soit en niant les faits (l’affaire des diamants de Bokassa), soit en portant un faux témoignage (l’affaire OM-Valenciennes), l’essentiel étant qu’on ne puisse apporter la preuve de l’implication des personnes dans ces affaires.
Il y a cependant une version plus noble de cette stratégie de dénégation qui est « le coup de bluff » : faire croire que l’on sait alors que l’on ne sait pas et prendre le risque d’avoir à en apporter la preuve. On se rappellera le débat Giscard/Mitterrand de 1974 au cours duquel Giscard a menacé Mitterrand de lui sortir de la chemise qu’il avait devant lui, la preuve de ses allégations (alors que le dossier ne contenait que des pages blanches), ce que Mitterrand refera à son tour face à Chirac au débat de 1988.
Les actions ou déclarations se trouvent parfois justifiées au nom d’une raison suprême : on ne dit pas, on dit faussement ou on laisse croire au nom de « la raison d’État ».
Le mensonge public est alors justifié parce qu’il s’agit de sauver, à l’encontre de l’opinion ou même de la volonté des citoyens eux-mêmes, un souverain bien, ou ce qui constitue le ciment identitaire du peuple sans lequel celui-ci se déliterait. Platon défendait déjà cette raison « pour le bien de la République » [14], et certains hommes politiques y ont eu recours —serait-ce de façon implicite— en des moments de forte crise sociale.
Dès lors, plus rien ne serait mensonger. On a le sentiment que l’on a affaire à un discours qui ne relève pas d’une volonté de tromper l’autre, mais au contraire d’un vouloir rendre celui-ci complice d’un imaginaire que tout le monde aurait intérêt à rêver. C’est souvent au nom d’une raison supérieure que l’on doit taire ce que l’on sait ou ce que l’on pense, c’est au nom de l’intérêt commun que l’on doit savoir garder un secret (on retrouve le Sartre de Billancourt). En tout cas, c’est ainsi que l’on peut entendre l’ambigu « Je vous ai compris » lancé par De Gaulle à la foule d’Alger.
Au regard de ces stratégies, il semble que seule la dénégation soit à coup sûr condamnable parce qu’elle touche le lien de confiance, le contrat social, qui s’établit entre le citoyen et ses représentants. Les autres cas peuvent se discuter, et bien des penseurs du politique l’on fait : Machiavel, pour qui le Prince doit être un « grand simulateur et dissimulateur » [15] ; de Tocqueville pour qui certaines questions doivent être soustraites à la connaissance du peuple qui « sent bien plus qu’il raisonne » [16]. L’on pourrait même dire avec quelque cynisme [17] que l’homme politique n’a pas à dire le vrai, mais à paraître dire le vrai : le discours politique s’interpose entre l’instance politique et l’instance citoyenne créant entre les deux un jeu de miroirs : « Les yeux dans les yeux, je le conteste » disait Mitterrand à Chirac, lors du débat télévisé de 1988.
Cette façon de considérer l’argumentation comme une pratique discursive qui dépend des instructions discursives qu’impose chaque situation de communication, particulièrement en termes de visée, me conduit à faire, en guise de conclusion quelques observation (voir ci-contre le schéma qui représente cette démarche).
L’une est qu’il ne faut pas mettre toutes les formes discursives de persuasion au compte de l’argumentation. Si l’on postule que tout acte de langage participe d’un principe d’influence, on en tirera que bien des formes discursives (narratives, descriptives, énonciatives et argumentatives) participent du processus d’influence.
Une autre observation, est que l’argumentation ne doit pas être considérée comme un genre, mais comme une activité langagière qui s’oppose à une autre, le récit, en ce qu’elle impose à l’interlocuteur un certain mode d’organisation de la vérité, alors que le récit ne fait que proposer à l’interlocuteur une certaine vision du monde. L’argumentation est « coercitive », le récit est « projectif ».
Corrélativement, —et comme pour le récit—, l’argumentation doit faire l’objet d’une double description : comme mode d’organisation du discours se structurant autour d’une matrice cognitive de causalité ; comme stratégie discursive relevant de procédés variables selon les visées situationnelles. Ce pourquoi, on n’opposera pas argumentation à persuasion, démonstration ou explication, mais on parlera d’argumentation persuasive, démonstrative ou explicative.
Enfin, on fera remarquer ; que cette conception permet de mener à bien un travail de comparaison interne, à l’intérieur d’une même communauté sociale, ce qui permettrait de mettre à jour, par exemple, les particularités (contraintes et stratégies) du discours politique lorsqu’il se déploie en situation de débat, de meeting ou de tracts. Mais aussi, un travail de comparaison externe, de communauté sociale à communauté sociale, ce qui, par exemple, devrait permettre de repérer les différences de stratégies argumentatives entre des acteurs appartenant à des cultures différentes, et ce, non pas globalement, ce qui est toujours un peu simplificateur, mais selon la situation de communication dans la quelle ils sont amenés à parler. On découvrira alors que Français et Espagnols usent de stratégies argumentatives très semblables dans certaines situations et très différentes dans d’autres, aussi bien dans la façon de problématiser et de se positionner que dans la façon de manier les stratégies de preuve.