Pour comprendre ce que communiquer veut dire, il faut d’abord se débarrasser d’un certain nombre d’idées qui courent sur le langage et qui ont encore la vie dure parce qu’elles ont été confortées, depuis des siècles, par la façon avec laquelle on enseigne le français à l’école.
Chacune de ces idées constitue une illusion.
L’idée que les signes (les mots) seraient comme des étiquettes que l’on pose sur les objets du monde, entretenant cette autre idée que le signe serait clair, transparent puisqu’il aurait pour fonction principale de nommer le monde. Comme dit la "sagesse" populaire —qui n’est que le sens commun (pas nécessairement le bon)— « un chat est un chat ».
Pourtant, quotidiennement, on fait l’expérience de la multiplicité des fonctions du mot. Tantôt celui-ci décrit des parties du monde (les référents), tantôt il laisse entendre du sens caché (les implicites), tantôt il véhicule des valeurs sociales, tantôt il révèle l’identité de celui que les emploie.
Malgré cela, sous l’étonnante pression de nos représentations sociales, nous continuons à entretenir cetteillusion de la transparence référentielle du signe dans laquelle le signe tend à se confondre avec l’objet, le mot avec la chose.
L’idée, corrélative, que communiquer consiste à transmettre une intention préconstruite. Le sujet parlant aurait une pensée ordonnée et une intention de communication construite avant de parler. Et donc, le langage ne serait qu’un outil permettant à cette pensée de s’exprimer. Le langage joue ici le rôle d’un miroir. Il serait le reflet de la pensée.
Pourtant, on vérifie quotidiennement que parler est un combat permanent entre pensée et langage, que l’on clarifie sa pensée au fur et à mesure que les mots viennent aux lèvres, que ceux-ci tantôt passent, tantôt cassent et que, quand bien même on voudrait tout dire, on ne peut pas tout dire, ce que met en évidence les rectifications, reprises, ratures et autres autocorrections qui caractérisent nos actes de langage qu’ils soient parlés ou écrits. Comme si une voix nous disait : "pense bien, tu parleras bien".
Cette idée n’est pas le seul fait du sens commun. Elle a constitué la base de la réflexion philosophique sur le langage jusqu’à l’orée du vingtième siècle. lIlusion platonicienne qui veut que le langage soit le miroir de la pensée.
L’idée, enfin, que le pouvoir de communiquer réside dans le bien parler, dans le langage fleuri, dans l’esthétique de la rhétorique, dans le brillant du discours. D’où une institution scolaire qui valorise le langage châtié, (voire chatoyant), distingué, stylisé (le style) et jette l’anathème sur le langage familier, populaire, commun et vulgaire, sans s’interroger sur ce que signifient ces "distinctions" et sans prendre en compte les circonstances de la communication, l’identité des sujets parlants, les enjeux communicatifs.
Et pourtant, rien ne permet de lier de manière intime beau langage et pouvoir de persuasion (ni même de séduction). Dans certaines circonstances même, un langage trop stylisé pourra produire l’effet contraire et être jugé pédant, snob ou tout simplement inadéquat. Le « Je n’ai rien compris, mais qu’est-ce qu’il parle bien ! » ainsi que le « Il parle mal mais il est convaincant » sont deux jugements qui participent de l’illusion esthétisante du langage.
Le langage n’est pas constitué de signes transparents et il n’est pas le simple miroir de la pensée.
Le langage est pluriel et le signe est opaque. Sous les apparences d’un apparaître innocent il dit toujours autre chose que ce qu’il semble dire. C’est d’ailleurs là, peut-être, l’une des marques de l’être humain. Ce n’est pas le monde qui s’impose à l’humain, c’est l’humain qui s’impose au monde pour le faire signifier.
En fait, le signe a une triple fonction : référentielle, en découpant la matérialité du monde, en la désignant et en lui donnant sens. L’objet matériel n’est pas le signe, le mot n’est pas la chose. Le mot "cheminée" désigne bien un objet du paysage industriel, mais il signifie selon le cadre d’expérience dans lequel se trouve l’homme. Il a une fonction contextuelle car sa signification dépend des relations qu’il entretient avec d’autres signes, présents ou absents ; ce qui fait que le mot "cheminée" s’oppose à "toit" et se combine avec "fumée". Une fonction situationnelle, dans la mesure où sa signification dépend des circonstances de communication dans lequel il est usité et donc révèle les enjeux de discours qui s’attachent à cette situation. Un titre de journal tel que : « Une cheminée tombe : 5 morts » témoigne de la mise en oeuvre de ces trois fonctions : "cheminée" se réfère à un objet du monde, dans un contexte où il est présenté comme un auxiliaire du destin exprimant un enjeu de communication sociale : le "fait divers" comme manifestation de l’insolite.
Parler de la communication humaine, c’est parler du problème de l’identité du sujet parlant qui, en tant qu’être communiquant, doit tenir compte des contraintes de l’espace social dont il dépend en même temps qu’il essaye de réaliser son projet de communication. Dès lors, se pose pour lui la question de savoir s’il est fondé à le faire, s’il a droit à communiquer.
Parfois l’institution vient au secours de cette interrogation angoissante, et semble éviter au sujet parlant d’avoir à se poser une telle question. Mais en est-il ainsi dans toutes les situations de communication ?
Qu’est-ce qui, par exemple, peut m’autoriser à arrêter quelqu’un dans la rue et lui poser une question ? Qu’est-ce qui fait que si je lui demande l’heure, ou bien l’emplacement d’une gare, il y a de fortes chances pour qu’il me réponde, et donc m’accepte comme locuteur alors que si je lui demande de l’argent, ou l’emplacement de la gare de Montréal — me trouvant à Paris —, il y a de fortes chances pour qu’il ne me réponde pas, où m’envoie sur les roses, signifiant par là qu’il ne me reconnaît pas comme locuteur (du moins dans le contexte culturel français) ?
C’est que la reconnaissance du droit à la parole exige plus qu’une simple réaction de la part de l’autre. Il faut que cet autre, montre par son comportement qu’il reconnaît le bien fondé de ma parole —bien fondé qui sera jugé au degré de conformité de mon comportement par rapport certaines normes sociales—, dans cette situation particulière, me faisant ainsi exister en tant que locuteur.
Mais ce n’est pas tout, car quand bien même je serais légitimé dans mon droit à la parole il faut encore que je sois reconnu comme un sujet compétent.
Communiquer, c’est donc conquérir le droit à la parole en tenant compte des contraintes du marché social du langage pour mettre en œuvre des stratégies de discours.
Qu’est-ce qui fonde ce droit à la parole ? On posera que pour que se réalise un tel droit, il faut que locuteurs et interlocuteurs (qu’ils parlent ou écrivent) soient en mesure de se reconnaître l’un l’autre comme les réels partenaires de l’acte langagier échangé (principe d’altérité), que les propos qu’ils échangent reposent sur un savoir commun (principe de pertinence), qu’il soit reconnu que chacun puisse chercher à agir sur l’autre(principe d’influence) tout en cherchant à le ménager de sorte que l’échange puisse se poursuivre (principe de régulation). C’est à respecter ces quatre principes que s’attache tout acte de communication —et donc ses acteurs, même s’ils le font inconsciemment— pour qu’il soit reconnu valide.
Le principe d’altérité oblige le sujet parlant à répondre à la question : « Qui je suis pour m’adresser à qui ? ». Ce principe définit l’acte de communication comme un phénomène d’échange entre deux partenaires (que ceux-ci soient présents l’un à l’autre ou non), lesquels doivent se reconnaître semblables et différents. Semblables en ce qu’ils sont embarqués dans le même bateau de la construction du sens (communiquer c’est co-construire du sens) et qu’ils partagent en partie des mêmes motivations, des mêmes finalités, des mêmes intentions. Mais différents en ce qu’ils jouent des rôles distincts (étant alternativement producteur/récepteur de l’acte de langage) et qu’ils ont, dans leur singularité, des intentionalités distinctes. Ainsi, ce principe dit que chacun des partenaires d’un acte de communication est engagé dans un processus réciproque (mais non symétrique) de reconnaissance de l’autre, le légitimant dans son rôle et instaurant entre les deux une sorte de "regard évaluateur" qui permet de dire que tout acte de communication a un aspect contractuel.
On peut dire que, selon ce principe, « il y a l’autre et il y a moi », mais en même temps « l’autre constitue le moi ».
Le principe de pertinence oblige le sujet parlant à répondre à la question : « Je suis là pour parler de quoi ? ». Ce principe pose deux choses : d’une part, que l’interlocuteur (ou le destinataire) suppose que celui qui s’adresse à lui a une intention, un projet de parole, qui donnera à l’acte de langage sa motivation, sa raison d’être (en cela il n’y a pas d’interlocuteur naïf) ; d’autre part, que les interlocutants possèdent en commun un minimum des données qui constituent cet acte : certains savoirs sur le monde, les valeurs qui leur sont attribuées les normes plus ou moins ritualisées qui régulent les comportements sociaux. A défaut, ils ne pourraient pas communiquer (« dialogue de sourds »). L’ensemble des données de ce principe confirme l’aspect contractuel de l’acte de communication qui fait que les partenaires établissent une sorte d’alliance objective pour co-construire du sens et, par là-même, s’auto-légitimer.
Ici l’autre se confond avec le même dans une fusion identitaire : « l’autre c’est moi ».
Le principe d’influence oblige le sujet parlant à se demander : « je suis là pour parler comment ? ». Ce principe pose donc que tout sujet produisant un acte de langage vise à atteindre son partenaire, soit pour le faire agir, soit pour orienter sa pensée, soit pour l’émouvoir. Cela l’amènera à mettre en place des stratégies. Ces stratégies dépendront des hypothèses que chaque partenaire fera sur l’autre. A priori, il peut percevoir (il ne s’agit que d’images) celui-ci comme favorable, défavorable ou indifférent à son projet d’influence, et selon le cas, il choisira de l’atteindre en essayant de le séduire ou de le convaincre.
Selon ce principe, tout acte de communication est une lutte pour la maîtrise des enjeux de la communication. Ici, l’autre est bien perçu dans sa différence, mais c’est pour mieux le rendre dépendant du moi ; car, idéalement, le principe d’influence voudrait que l’autre parle et agisse comme moi l’entend : « l’autre est à moi ».
Le principe de régulation oblige le sujet parlant à se poser la question : « face à l’antagonisme de l’autre, comment faire pour que se poursuive l’échange ? ». Ce principe est étroitement lié au précédent, car à toute visée d’influence est susceptible de répondre une contre-influence. Il faut donc bien pouvoir réguler ce jeu d’influences.
Les partenaires le feront en mettant en œuvre certaines stratégies de base dont la finalité consiste à assurer la continuité ou la rupture de l’échange : acceptation/rejet de la parole de l’autre et de son statut en tant qu’être communiquant (c’est à dire de son "droit à la parole"), valorisation/dévalorisation du partenaire, tout en lui accordant le droit à la parole, ce qui peut amener à construire une sorte de "théorie des faces" telle que suggérée par Goffman, revendication/aveu, de la part du sujet parlant, de son identité qui peut être rapportée à une identité collective de "nous contre les autres", ou à une identité individuelle pour se "différencier de tous les autres".
Ici, revenant à la problématique du même et de l’autre, on peut dire que le principe de régulation met en place un jeu dans lequel tantôt l’autre est nié ou adulé comme autre (« l’autre c’est l’autre »), tantôt le moi est revendiqué comme moi (« moi c’est moi », singulier ou collectif).
Ainsi, on le voit, la problématique du même et de l’autre se est inscrite dans ce qui fonde l’acte de langage, construisant de façon dialectique l’identité des partenaires de la communication et leur donnant “droit à la parole”.
Cette conquête, ce jeu avec la légitimité ne peut se faire de manière anarchique, car si nous sommes, en tant que sujets parlants, des êtres individuels, nous sommes aussi des êtres collectifs. Et donc, quand nous arrivons sur le théâtre social, il existe déjà du sens et des procédés de régulation des comportements langagiers.
Il y a un marché social de la communication et du langage qui applique son jeu d’offre et de demande sur différents types de produit. Ici ces produits sont : les contrats de communication, les rituels langagiers et la valeur sociale des mots.
Parler de contrat de communication, c’est soutenir l’idée que tout acte de communication s’inscrit dans un cadre pré-structuré dont les particularités dépendent de la situation dans laquelle se déroule l’acte langagier. Ainsi, chaque situation se définissant par une certaine finalité (« parler pour atteindre quel but ? »), une certaine identité des partenaires de la communication (« qui s’adresse à qui ? »), un certain propos (« parler à propos de quoi ? »), un certain dispositif (« parler dans quelles circonstances matérielles ? »), il faut que ces particularités soient reconnues par les partenaires qui y sont impliqués, faute de quoi la communication échouerait (malentendus, dialogues de sourds, incompréhensions, etc…). Communiquer c’est comme signer un contrat de reconnaissance des termes qui définissent la situation. C’est ce qui permet de ne pas confondre un discours publicitaire, un discours scientifique, un discours politique, ou bien une discussion de travail, un débat public, un colloque de savant, ou encore un face à face entre un médecin et son patient, entre un journaliste et un homme politique (interview), entre deux homme politiques (débat contradictoire), entre un préposé du service public et un usager, un père et son fils, etc.
Ainsi, un énoncé comme « les carottes sont cuites » aura une valeur communicative différente selon qu’il est émis par un homme politique s’adressant aux membres de son parti dans une assemblée générale, un père de famille s’adressant aux membres de sa famille au moment de passer à table, une annonce publicitaire vantant les qualités d’une marque de surgelés, un chef d’entreprise s’adressant aux membres de son conseil d’administration après avoir pris une décision importante.
Les échanges langagiers sont donc réglés par avance et, pour une part, prédéterminés. Et comme ce qui les prédétermine résulte des normes et des conventions qui s’instaurent dans chaque groupe socioculturel, on peut dire que ces contrats de communication témoignent d’un état du marché social de la communication, à un moment donné.
On désigne par rituels langagiers, les comportements langagiers que doivent respecter les individus d’un groupe social s’ils veulent avoir ou maintenir un contact avec quelqu’un d’autre.
Cela suppose que l’on accepte qu’avoir ou maintenir un contact avec l’autre n’est pas chose aisée. Il y a ici un paradoxe : c’est précisément parce que nombre de relations sociales sont ritualisées que l’on ne prend pas conscience de ce qu’elles masquent (par exemple quoi de plus naturel que de dire « bonjour ! » à un ami que l’on croise dans la rue). En fait, deux types de problème se posent à l’hommo communiquans : comment aborder l’autre ou prendre congé de lui ? comment résoudre une situation de tension ?
Il faut accepter que parler à quelqu’un est comme un acte de violence (symbolique). C’est obliger cet autre à devenir mon interlocuteur (alors qu’il n’en a peut-être pas le désir) et c’est lui imposer ma parole (car tant que je parle, il ne parle pas). On en revient à la même question du droit à la parole : “qu’est-ce qui m’autorise à adresser la parole à quelqu’un ?”. Et la même violence (symbolique) s’instaure lorsqu’il faut prendre congé, car c’est imposer à ce quelqu’un une rupture de communication (qu’il ne désire peut-être pas, ou dont le non initiateur est la possible victime). D’où la difficulté ressentie de façon plus ou moins forte lorsqu’il faut mettre un terme à un échange.
“Abordage de l’autre” et “prise de congé de l’autre” sont toujours problématiques et c’est pour résoudre (ou masquer) ce problème que toute société détermine, par convention, un certain nombre de comportements et se dote de formules langagières (dites de politesse) ritualisées.
Mais il est aussi d’autres situations qui font problème. Lorsque par exemple on marche sur les pieds de quelqu’un, on arrive en retard à une réunion ou on bouscule un passant, toutes situations où la convention sociale nous fait sentir en faute ; ou bien lorsqu’il faut donner un ordre, des directives, appliquer des sanctions, situations où l’on sait que l’un est victime et l’autre bourreau (toujours symboliquement). Il est alors d’autres comportements codés, destinés à atténuer l’effet d’agression de ces situations, qui appartiennent à un autre ensemble de rituels que l’on peut appeler d’ “excuse”. A moins que l’agression soit voulue et c’est alors les rituels d’ “injure” qui s’imposent.
Il existe donc un marché social des rituels langagiers qui correspond aux habitudes culturelles d’une communauté sociolinguistique donnée. Il suffit d’aller à l’étranger par exemple (mais aussi dans des divers groupes sociaux à l’intérieur de la même communauté linguistique), pour constater (si l’on est ouvert à la différence) que les rituels ne sont pas les mêmes que ceux de la communauté à laquelle on appartient.
Mais il existe également un marché des mots. Ceux-ci, à force d’être employés dans certains types de situation, finissent par s’identifier à ces situations et aux individus qui les utilisent dans ces mêmes situations.
Par exemple, en France, il suffit d’entendre l’expression « au niveau du vécu » pour savoir que celui qui parle appartient à une certaine intelligentsia psy ; d’entendre « il est trop ! », « c’est l’enfer ! », « j’ai les boules ! » pour savoir que celui qui parle appartient (ou s’identifie) à la jeunesse française des années 80 ; d’entendre les mots "signifiant", "cognition", etc., pour deviner qu’il s’agit d’un linguiste ou d’un psychologue.
Ainsi, les mots acquièrent une valeur marchande en révélant l’identité sociale de ceux qui les emploient. On est donc fondé à parler de la “valeur identitaire” des mots. De plus, ces mots, tout en fonctionnant comme des badges, comme des labels, se doublent d’une valeur de "force de vérité". Lorsque quelqu’un utilise les mots "cibler", "positionnement", "image de l’entreprise", "fidéliser le public", il montre son appartenance au groupe des experts en communications, mais il se donne en même temps une autorité de savoir, car il emploie des mots qui, dans son milieu professionnel ont force de loi, ne souffrent ni de remise en cause ni d’élucidation, et sont susceptibles, du même coup, d’impressionner ceux qui ne font pas partie de ce groupe.
Évidemment, il ne s’agit que d’un effet d’éblouissement, mais ces mots finissent par fonctionner dans la société comme des mots magiques.
Valeur identitaire et valeur de vérité des mots constituent des sociolectes, c’est-à-dire des manières de parler caractéristiques d’un chaque groupe social. Ces sociolectes peuvent caractériser des communautés régionales, sociales ou l’ensemble d’une communauté socioculturelle.
Ainsi, plus ou moins conscient qu’il doit conquérir le droit à la parole et qu’il existe un marché social du langage dont il est obligé de tenir compte, le sujet qui veut communiquer n’a plus qu’à se lancer dans l’arène des échanges langagiers où se trouve l’autre, partenaire impitoyable, qui, lui aussi, doit exister comme sujet.
Dès lors, on peut se représenter la communication comme un “jeu de société” dans lequel chacun des partenaires, en fonction des règles du contrat, se livre à un "calcul" et met en place un "coup stratégique". Un calcul qui consiste, pour les partenaires, à faire des hypothèses l’un sur l’autre, quant à leur identité et à leur compétence. Un coup stratégique puisqu’il s’agit de persuader ou de séduire l’autre, un autre dont on ne sait jamais par avance si on en aura la maîtrise.
Des stratégies, il y en a de multiples, mais on peut les regrouper dans trois grands espaces : de “légitimation”, de “crédibilité”, de “captation”.
On a vu que ce qui fondait l’acte de communication c’était le “droit à la parole” qui oblige tout sujet parlant à être conforme aux conditions de réalisation du contrat de communication dans lequel il s’insère, et qui, ce faisant, lui confère une légitimité.
La légitimité est donc externe au sujet parlant, elle relève du statut plus ou moins institutionnel qui est prévu dans le contrat. C’est celui-là qui lui donne “pouvoir de dire”. La légitimité ne peut être l’objet d’une évaluation ou d’un gradation. La légitimité est ou n’est pas. Elle n’est pas d’ordre délibératoire, elle est d’ordre décisionnel. Elle résulte d’un constat d’adéquation entre un acte de parole, une situation et son responsable.
Il n’empêche que cette légitimité peut-être sujette à caution : soit parce qu’elle n’est pas perçue par l’autre (ignorance sur le statut de celui qui parle), soit parce que le sujet qui communique ne veut pas parler en son nom (déplacement de statut), soit parce qu’elle est fragile et qu’il est donc nécessaire de la conforter.
Dès lors, le sujet communiquant usera de stratégies de “légitimation”, soit en réactivant son statut (« je vous parle en tant qu’expert »), soit en changeant de statut (« ce n’est pas le médecin qui vous parle, c’est l’ami »), soit en faisant appel à un consensus qui est censé s’imposer (« je vous propose de traiter d’abord de cette question parce qu’elle est celle qui commande toutes les autres »), ou encore à un savoir censé être partagé par la collectivité, la "vox populi" (« n’oubliez pas que pauvreté n’est pas vice »).
La légitimité — ou son complément, la légitimation — ne suffisent cependant pas à fonder le droit à la parole. Car encore faut-il que le sujet qui communique, tout investi qu’il pourrait être d’autorité, soit jugé crédible, c’est-à-dire, au fond, apte à dire le vrai, ou, plus exactement, apte à savoir dire le vrai. C’est-à-dire, qu’il lui faut montrer ici, non plus qu’il sait s’adapter aux termes du contrat (c’est une affaire de compétence), mais qu’il est capable, par de là cet acte de conformité, d’apporter la preuve de son habilité à jouer avec ces contraintes.
Contrairement à la légitimité, la crédibilité est d’ordre délibératoire (est-il ou n’est-il pas crédible ?) et évaluatif (être plus ou moins crédible). Se trouvent donc, dans cet espace les stratégies, qui tendent à apporter la preuve de ce savoir dire, (alors que la légitimité relève du pouvoir dire), preuve qui est tournée vers la recherche d’une rationalité susceptible de fonder les propos tenus. Ainsi, pourra-t-on dire qu’un bon enseignant, un bon orateur, un bon communicateur, un bon médiateur, un bon informateur, est celui qui sait “faire croire”, c’est-à-dire qui sait faire partager des connaissances (informer), ou faire adhérer à des croyances(persuader).
Mais persuader l’autre n’est pas toujours suffisant. Il faut parfois le séduire, le captiver. Ce terme de “captation” ne doit donc pas être entendu dans le sens restreint que lui donne le dictionnaire : « chercher à obtenir quelque chose ou gagner quelqu’un par artifice ou insinuation ». Il doit être entendu dans un sens large et non péjoratif. Il s’agit de l’attitude qui consiste à toucher l’affect de son interlocuteur (son auditoire), à provoquer chez lui un certain état émotionnel qui soit favorable à la visée d’influence du sujet parlant, bref à le séduire, à le rendre captif.
Dans cet espace on trouve donc les stratégies qui tendent à faire ressentir quelque chose à l’interlocuteur, en utilisant des procédés (intonation de voix, art du récit, discours de suggestion, de connivence, d’humour, etc.) destinés à déclencher des imaginaires émotionnels.
Certains types de communication s’y prêtent plus que d’autres. La communication publicitaire, par exemple, exploite à fond les stratégies de captation puisqu’il s’agit de séduire et non de persuader le consommateur. La communication politique serait davantage du côté de la persuasion mais on sait qu’elle ne peut se passer d’essayer de séduire son auditoire de citoyens. La communication médiatique est davantage du côté de l’information et de la recherche de crédibilité mais on sait que, concurrence oblige, elle doit user de stratégies de captation.
Évidemment, la mise en œuvre discursive d’un acte de communication est bien plus riche et complexe que ces stratégies de base, dans la mesure où ces comportements peuvent être joués, peuvent se masquer les uns les autres, et ne laisser les intentions du sujet que dans le tréfonds de l’implicite.
On voit que la définition de la communication ne peut être réduite à ce qu’en font certaines théories de la communication. La communication n’est pas le résultat d’un acte symétrique entre un émetteur et un récepteur (cela s’applique à des machines). la communication humaine, c’est, à chaque fois, tout l’être psychologique et social qui s’engage dans un pari : "comment acquérir la reconnaissance du droit à la parole ?", "comment atteindre l’autre moi-même ?", "comment me défendre de l’autre ?".
Du même coup, on voit que le sens que l’on construit lorsque l’on communique n’est plus seulement tourné vers le “monde référentiel”, et la langue ne sert pas seulement — comme on le disait à l’époque structuraliste — à "découper le monde".
Le sens et d’abord tourné vers les partenaires de l’acte de langage ; c’est eux qui le construisent et, en même temps, celui-ci détermine leur mode d’existence comme sujets parlants. C’est en faisant cela que, du même coup, il témoigne des représentations sociales qui structurent le monde.
Le sens, malgré une idée tenace partagée aussi bien par le savoir populaire que par certaines théories cognitivistes, n’est pas nécessairement fondé en vérité. Comme le rappelle un philosophe du langage, le sens se construit sur « la théâtralisation généralisée de la vie communautaire, le jeu quotidien des simulacres, consciemment ou inconsciemment assumés, le partage des rôles, la métaphorisation et la figuration de nos paroles… » (H. Parret, 1989). De même, ce n’est jamais de l’autre ou de soi dont il est question, mais d’une image de soi ou de l’autre construite en fonction des enjeux de la communication.
Le langage est à la fois notre mythe et notre réel. Il se construit à la confluence du dit et du non dit (de l’explicite et de l’implicite). Il n’est pas seulement le dit, il n’est pas seulement le non dit. Il naît de la relation entre les deux. Que l’on dise « bonjour », ou que l’on prononce une conférence, il y a toujours, sous l’apparente tranquillité des mots un torrent de significations implicites. On signifie toujours plus que ce que l’on dit ; il faudrait avoir un “surmoi” de rationalité hors de proportion pour croire que le sens que l’on construit en parlant se réduit à ce que l’on dit.
Communiquer c’est participer à une mise en scène ouverte, jamais totalement close, jamais terminée.
Communiquer est une lutte permanente pour conquérir le droit à l’existence en tant qu’être doué de parole.
Communiquer c’est, qu’on le veuille ou non, vouloir influencer l’autre en usant de stratégie.
Mais communiquer c’est aussi ne jamais être vraiment sûr de ce que l’on communique.
CHARAUDEAU, P. (1983), Langage et discours. Éléments de sémiolinguistique , Paris, Hachette, Coll. U.
CHARAUDEAU, P. ( 1992), Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette.
GHIGLIONNE, R. (1986), L’homme communiquant, Paris, A. Colin, Coll. U.
HABERMAS, J. (1987), Théorie de l’agir communicationnel , (T.1 et 2), Paris, Fayard.